Le polar made in China

Qiu Xiaolong est un dissident qui a quitté la Chine au lendemain de Tienanmen. Il est l'auteur d'une série de romans policiers mettant tous en scène l'inspecteur Chen, qui travaille à Shangaï au cours des années 90. Fils d'intellectuels, il est littéraire de formation, poète émérite et policier par devoir. Pour arrondir ses fins de mois, il traduit des livres anglophones. Ce n'est donc pas un flic d'expérience et de conviction, c'est un type parachuté par le système à un poste administratif auquel ses études ne le préparent pas vraiment. Il va donc apprendre à marcher sur des oeufs car ses enquêtes piétinent souvent les plats de bande de pas mal de gens bien placés qui n'ont pas envie de le voir réussir. Népostisme, arrivisme et favoritisme sont donc au programme.

Ce qui frappe d'emblée dans les enquêtes de l'inspecteur Chen, c'est que l'intrigue policière n'est pas toujours au premier plan du récit. L'auteur est plus préoccupé à brosser le portrait social de Shanghai qu'à échaffauder des intrigues tarabiscotées. Ainsi, le personnage principal pour tout à coup partir en vacances à la campagne ou participer à une délégation littéraire en visite aux USA : l'inspecteur Chen est doué d'une vie propre et n'est pas enchaîné à ses dossiers policiers.

De même, l'inspecteur Chen n'est pas secondé par une équipe d'intrépides policiers. Ses principaux assistants sont un flic très moyen et sa femme qui est comptable dans un restaurant, un vieux policier à la retraite, un copain restaurateur, un homme d'affaires, une ancienne chanteuse de karaoké qui lui sert de secrétaire... L'entourage du personnage principal participe aux enquêtes en rendant des petits services à Chen : l'un pose des questions aux voisins de la scène de crime, l'autre fait jouer ses contacts pour obtenir un renseignement qui fera progresser l'enquête... Les enquêtes sont paradoxalement peu policières au sens occidental du terme.

La très grande force de Qiu Xiaolong, c'est l'immersion qu'il propose au lecteur. Sa vision de Shanghai est pleine d'odeurs, de saveurs, c'est une incitation à se précipiter immédiatement dans un restaurant chinois pour déguster les multiples mets qu'il évoque. Pas un chapitre ne se termine sans qu'un plat exotique soit évoqué ou qu'une allusion soit faite à une recette particulière. L'inspecteur Chen passe en vérité plus de temps dans les restaurants qu'à son bureau. La cuisine chinoise occulte presque les meurtres qui justifient les enquêtes de Chen.

La description de l'appareil politique de l'intérieur est également d'une rare efficacité. Le politiquement correct chinois est un sport de haut vol, Chen doit composer avec de nombreuses pressions et spécificités locales, c'est réellement dépaysant. Car la Chine des années 90 est à cheval entre le communisme à papa et le capitalisme sauvage. Chen doit non seulement jouer selon les règles politiques en vigueur mais également composer avec la réalité économique d'un pays qui change très vite. Les Monsieurs Gros-Sous (les nouveau riches) ont désormais autant de poids que les politiciens du Parti.

Bien évidemment, les rues de Shangaï sont évoquées avec beaucoup de social réalisme, c'est plus vivant qu'un film de propagande. Les rues sont bondées, les familles sont entassés dans quelques mètres carrés, les petits vieux font leur taï chi, les filles racolent dans les bars, les quartiers anciens de Shanghai transpirent de souvenirs historiques, le fantôme de la Révolution culturelle est en embuscade à chaque coin de rue... Pour le besoin de ses enquêtes, Chen fréquente aussi bien les boites de nuit à la mode que les ruelles sans soleil. Il est le témoin de ces deux Chines que tout oppose : celle de la tradition et celle de la modernité.

L'inspecteur principal Chen a beaucoup de points communs avec son créateur Qiu Xiaolong. Ils sont lettrés, ont connu l'exil à la campagne à cause de le Révolution culturelle, écrivent des poèmes, sont spécialisés dans l'oeuvre de T.S. Eliot... Chen est donc un personnage très réel. Hantés par les poèmes classiques des siècles passés qu'il récite à tour de bras, c'est tout sauf le flic alcoolique et désabusé du polar générique. Il veut réussir politiquement, hésite à reprendre une carrière universitaire, n'est pas marié à 35 ans... Ça change des poncifs du genre, puisque vous ne trouverez même pas une allusion aux arts martiaux. L'absence d'arme à feu et la logique policière chinoise ne font que renforcer le dépaysement du lecteur. Les gardes à vue, les courses-poursuites, l'analyse scientifique de la scène de crime, le droit des suspects... Tout celà disparait au profit d'une plongée en apnée dans les rues de Shanghai et dans le quotidien de ses habitants.

S'il y a un défaut à mettre de l'avant, c'est celui de la poésie. On a parfois l'impression que tout le monde à Shanghai (même le dernier des éboueurs) est capable de réciter par cœur une poignée de vers de la dynastie Tang. C'est peut être une réalité, ceci dit.

Bref, si le polar à l'américaine vous lasse, laissez vous entrainer par l'inspecteur Chen, le flic confucéen romantique qui ne couche jamais avec les belles femmes qu'il croise et qui est toujours en train de ménager la chèvre et le chou. Vous y retrouverez une ambiance plus proche des films de Wong Kar-wai que de la série télévisée Le flic de Shanghai avec Sammo Hung.






Commentaires

  1. Je partage en tous points ton avis, excepté la comparaison avec l'ambiance urbaine et la fascination pour Honk-Kong de Wong Kar-wai. A l'exception peut-être de "In the Mood for Love", mais c'est le HK des années 60, donc différent de la Chine communiste.

    Car l'étude de l'histoire récente de la Chine est également au 1er plan des romans : des souvenirs des personnages à l'évolution de l'urbanisme, tout est marqué par le passé (cf. les motivations du coupable dans "De Soie et de Sang"). Cette étude de l'auteur est encore plus visible dans les nouvelles que Le Monde a publié cet été, et qui sont proposées dans le recueil "Cité de la poussière rouge"
    http://www.bibliosurf.com/Cite-de-la-poussiere-rouge
    J'en ai lu une grande partie, et je les ai trouvées très réussies : Qiu Xiaolong maîtrise très bien le format, et, débarrassé de l'obligation de suivre une trame policière qui ne l'intéresse qu'à moitié, il révèle sa maîtrise de l'écriture. Comme ses polars, ses nouvelles sont toutes en touches subtiles et discrètes. Je les conseille sans réserve à ceux qui lisent Chen pour la description de la société chinoise, et non pour connaître le nom du coupable à la fin.

    Signalons aussi la dernière enquête de l'Inspecteur Chen, "la Danseuse de Mao", sortie en grand format en mai 08.
    http://www.bibliosurf.com/La-Danseuse-de-Mao
    Enfin, la poésie ne m'apparaît pas comme un défaut : Chen est un lettré, et c'est bien son goût pour la poésie qui lui donne l'empathie nécessaire pour comprendre ses interlocuteurs et résoudre ses problèmes (personnels comme policiers). Élevé par un confucianiste, il est normal qu'il connaisse par coeur toutes ses maximes. Enfin, pour moi, ces poèmes participent de l'ambiance des romans, comme la cuisine et les dialogues fleuris.

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  2. Je ne dis pas que la poésie est un défaut, c'est l'hyperpoétisation que je trouve étrange. Dès que Chen rencontre quelqu'un, même un vendeur ambulant, ce dernier semble capable de faire de subtiles références à un poème obscur d'une dynastie éteinte depuis 600 ans.

    Que Chen et les lettrés le puissent, j'en conviens aisément et je savoure (modérément) ces citations. Mais quand le vendeur de journaux du coin de la rue le fait aussi (j'exagère), je trouve que ça fait trop.

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  3. Oui, tu exagères :) en général, le vendeur ambulant, quand il cite, il cite des dictons populaires, des maximes confucéennes ou des bouts d'opéras. Je n'ai pas souvenir que tout le monde cite des poètes oubliés, comme Chen, un travers que lui reproche d'ailleurs ses supérieurs dans la police.

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  4. C'est là que je vois que je suis plus communiste que poète : je suis aussi intransigeant que les supérieurs hiérarchiques de Chen vis-à-vis de son passif d'intellectuel engoncé dans cette activité bourgeoise qu'est la versification.

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