The city and the city


On aurait tort de réduire China Miéville a un anti-tolkieniste primaire tout juste bon à pisser de la fantasy socialo-bizarre. Perdido Street Station démontrait déjà que c'était un urbaniste imaginaire bourré de talent. Les Scarifiés enfonçait le clou avec une communauté flottante plus riche que le repas de la soirée "Boudin et purée" de l'association des boulimiques qui s'assument. Et bien The city and the city vient confirmer, comme si c'était nécessaire, que Miéville est génial.

C'est un polar, puisque l'on suit une enquête de l'inspecteur Tyador Borlu. Une affaire de meurtre tout ce qu'il y a de plus classique dans son approche : le corps d'une jeune femme retrouvé dans un parc où zonent skaters et dealers. Du 1 000 fois lu. Sauf que... Miéville se sert du prétexte du polar pour décrire un décor imaginaire ancré pourtant dans notre réalité. L'enquête ne se déroule pas à New York ou à Londres, non, il prend place dans la plus incroyable des constructions ubaines : dans la double ville de Beszel/Ul Qoma. Plantées en plein milieu des Balkans, ces deux villes partagent le même territoire tout en s'ignorant totalement. C'est difficile à décrire sans dévoiler tout l'intérêt du bouquin, aussi je ne vais pas en dire plus. Mais c'est diaboliquement intelligent.

L'enquête est bourrée de réflexions sur cette cohabitation étrange entre deux mondes. La logique de scotomisation des habitants des deux cités teintent progressivement l'esprit du lecteur qui plonge dans une situation volontiers kafkaïenne. Ce n'est pas seulement une coexistence territoriale, c'est une vue de l'esprit, un mécanisme de défense pour ménager la chèvre et le chou, la chèvre étant Beszel l'occidentale et le chou Ul Qoma l'arabisante. Ces deux cités forment un pont entre deux mondes, à l'instar d'une Istambul qui a le cul entre deux chaises. Mais la dualité Beszel/Ul Qoma trouve des résonances dans d'autres pays, comme dans une danse lascive entre Wallons et Flamands, l'impasse québéco-canadienne, une Irlande artificiellement scindée, une Palestine amputée au scalpel...

Ce n'est clairement pas le meilleur polar du monde. L'enquête s'amuse même à faussement flirter avec la mode des complots et des mystères archéologiques. En fait, la construction du décor est si intelligente qu'elle éclipse l'intrigue. Par moment, j'avais presque envie que Miéville arrête son récit et transforme son livre en un guide de voyage tellement ce qu'il avait à dire sur ces deux villes qui se tournent le dos était passionnant.

Alors voilà. The city and the city. Une enquête, oui, mais surtout la découverte de deux populations enchevêtrées qui se font la gueule comme un vieux couple qui fait chambre à part mais qui ne peut pas divorcer à cause des enfants. Et surtout, la brillante démonstration que l'on peut écrire des oeuvres de fiction en insufflant un contenu politique et sociale. Parce que pour chaque habitant de Beszel qui fait semblant de ne pas voir son voisin d'Ul Qoma (et réciproquement), je me vois dans mon petit théâtre urbain en train de ne pas regarder le SDF du coin de la rue, inconsciemment ignorer le juif orthodoxe qui attend pourtant sur le même passage clouté que moi, snober la femme voilée du regard... Beszel/Ul Qoma, c'est partout autour de nous, si on regarde bien. Mais on ne fait que percevoir, justement.

Le livre refermé, je jette un autre regard sur ma ville. Pas à la Amélie Poulain, je ne fais pas chier les aveugles qui ne m'ont rien demandé, mais je cherche les détails que mes yeux croisent et que pourtant je refoule, par habitude, par étroitesse d'esprit ou par choix. La société s'attend à ce que je reste dans mon territoire, je fais bien attention à ne pas franchir tout un tas de frontières invisibles.

Quand je serai grand, je veux être China Miéville.

L'avis de Gromovar

Commentaires

  1. Oui, mais jamais Bob ne le signera, ce mec.

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  2. J'avions point donné mon avis, ce doit être rectifié : en fait, ce bouquin est comme on vous le dit, génial.

    Voilà :-)

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