De Superman au Surhomme


Clark Kent et Nietzsche dans le même titre, la table est mise. Ce n'est pas un essai, c'est un assemblage de trois textes pas toujours tout jeunes traitant des héros de romans-feuilletons, de Superman et de James Bond.

Dans la première partie, Umberto Eco survole l'impressionnante production de roman-feuilletons pour parler des héros de cette littérature populaire. Il explique pourquoi Richelieu est le vrai héros des Trois mousquetaires, pourquoi Le Comte de Monte Cristo est à la fois le meilleur roman du monde et la pire prose éditée, pourquoi Fantomas nous séduit avec ses plans diaboliques, pourquoi Arsène Lupin n'est pas du tout un simple as de la cambriole mais un maître du monde... Et il analyse les valeurs de l'époque où l'œuvre est produite pour montrer en quoi elle catalyse les aspirations populaires du moment. La justice, la vengeance, la morale... autant de moteurs narratifs qui parlent directement au lecteur. Et en filigrane, ce surhomme nietzschien qui semble avoir totalement disparu de notre réalité.

Dans la seconde partie, Eco aborde une autre de ses marottes : Superman. Et il explique comment on arrive à écrire des milliers de comics sur un homme invincible capable de toutes les prouesses. Comment ? En faisant en sorte que chacune de ses aventures ne laissent aucune trace, aucune conséquence sur le monde qui l'entoure. Ce sont des séquences indépendantes qui ne font jamais évoluer le personnage. Et si le lecteur se sent attiré par Superman, c'est par le truchement de Clark Kent, qui incarne l'homme moyen, un peu trouillard et dominé par Loïs. Un vrai travail de proximité qui permet à tout à chacun de se projeter dans cet univers. L'analyse d'Eco est datée car elle a été écrite dans les années 60, mais le propos n'est pas dépassé pour autant. Ça pose des questions intéressantes pour un auteur : comment faire en sorte que le lecteur s'investisse dans le héros ? Réponses : en racontant la vie ordinaire d'un type moyen qui va se rendre compte un beau jour que son univers n'est pas ce qu'il croit, une recette qui forme l'intrigue de base de 99% des romans d'urban fantasy publiés de nos jours. On se reconnait dans la médiocrité du héros et quand il sort du cadre étriqué de sa petite vie, on rêve l'espace de quelques chapitres d'échapper à notre tour à la semaine du blanc, à la vidange de la R5 et à la douloureuse question "Qu'est-ce qu'on mange ce soir ?".

Dans la dernière partie, Eco s'attaque a un gros morceau : James Bond en livre. Il dissèque la bête, montre que tous les bouquins de la série sont ficelés sur le même modèle, que tous les méchants sont juifs, vilain et marxo-pas-de-chez-nous, que James est l'incarnation du britannique propre sur lui. Ce n'est pas nouveau, le fascisme et le racisme de Ian Fleming vous explose à la gueule dès que vous ouvrez ses romans. Mais Eco montre comment Fleming intéresse le lecteur à son histoire : en décrivant méticuleusement l'anodin. Contrairement aux films, le James Bond en livre insiste lourdement sur des détails de la vie banale, avec de longues descriptions d'objets du quotidien. Car c'est ce que le lecteur connaît bien. Et les scènes incroyables, les trucs palpitants, ils sont vite expédiés car ils ne parlent pas au lecteur. Comment on démonte et remonte un Walter PPK, tout le monde s'en fout, car jamais nous n'avons la possibilité d'y toucher. Mais hésiter sur la composition d'un cocktail, prendre du bon temps dans une partie de cartes, ça c'est universel. Là encore, comme pour Superman, l'analyse d'Eco est un brin vieillotte, on sent bien que le Daniel Craig de Casino Royal manque à l'appel, mais le décorticage en règle de la saga littéraire des James Bond reste très percutant.

Globalement, le livre contient quand même des passages très techniques sur l'objectalité oulipienne chez Borges ou bien l'influence du fabula aristotélicien sur le moralisme post-napoléonien. Mais ça fait partie du contrat quand on lit Umberto Eco : ça demande des références plus poussées qu'une lecture assidue de l'Équipe. Mais comme d'habitude avec ce vieux monsieur, le lecteur et l'écrivain trouveront dans ce court livre des réflexions fort intéressantes sur le mythe du surhomme. Et qu'on l'aime venu de Krypton, armé d'un permis de tuer, enfermé en prison mais en train de résoudre des enquêtes ou en armure pour affronter un dragon, comprendre la nature de notre attrait pour ses prouesses physiques, pour ses valeurs morales, pour cet altruisme est intéressant. En tant que lecteur, il est toujours utile de comprendre comment on se fait hameçonner par son auteur fétiche, et en tant que raconteur d'histoires, il est important de bien savoir accrocher son leurre.

Commentaires

  1. L'impact nul sur le monde, c'est un truc que j'avais déjà noté avec d'autres héros pulp (j'avais décortiqué Harry Dickson sur mon blog il y a quelques années de cela). Les héros sont-ils de grands écolos avant l'heure? ;)

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  2. je dois absolument lire ça. Et essayer de relire Nietzsche en tentant tant bien que mal de le comprendre

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  3. Anonyme1/3/11

    Le surhomme de Nietzsche est quand même bien loin des stéréotypes des super héros modernes. Pour essayer d'avoir lu l'oeuvre de ce grand philosophe je suis assez déçue encore d'entendre parler du surhomme de cette façon. L'aspect philosophique de ce livre ne confère pas au fond ce que la forme suggère. En appuyant ma recherche, je me suis révoltée : N'avons-nous pas déjà assez tronqué la pensée Nietzschéenne ?

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  4. Wikipédia dit :

    "Dans la philosophie de Nietzsche, la notion de Surhomme est liée à deux autres grandes notions, la Volonté de puissance et l'Éternel Retour. Le Surhomme est, par hypothèse, l'incarnation de la Volonté de puissance humaine la plus haute, accomplissement de la vie qui trouve à s'affirmer dans la pensée de l'Éternel Retour. Cette idée d'un accomplissement de la Volonté de puissance humaine est, pour Nietzsche, un essai pour surmonter (überwinden) le nihilisme et donner un sens à l'histoire sans but de l'humanité."

    Je comprends chaque mot de cette définition (sauf le mot en allemand) et pourtant je ne comprends pas la définition. Je suis donc le dernier type avec qui il faut discuter de ces idées : je ne suis pas équipé.

    Par contre, si on aborde le marxisme chez Marc Lévi ou l'antisémitisme sous-jacent dans Pif et Muzo, là j'ai des munitions.

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