Smallville



Attention : ce billet n’est pas un billet sur Smallville. Merci.

C’est toujours pareil en jeu de rôles : on invente son personnage, et le MJ nous demande alors de pondre un historique pour donner de la consistance à notre alter ego. 99% du temps, le joli passé (que vous avez écrit avec amour 5 minutes avant la partie parce que vous aviez oublié alors que pourtant c’était le seul truc que le MJ vous avait demandé de faire avant de commencer à jouer) est ignoré car le MJ est venu avec son scénario bien à lui qui ne prend pas en compte votre histoire bien à vous. Oh, vous arriverez à faire en sorte que des bouts de votre historique s’intègre au scénario, mais ça n’ira jamais bien loin. Et bien Smallville articule tout autour de ce talon d'Achille du JdR. Si.

Avec ce système de jeu (appelé Cortex+), l’accent est mis sur les PJ (les premiers rôles) qui sont véritablement au cœur du jeu, et cela dès la création de personnage. En effet, tout commence par la création commune d’un vaste schéma relationnel (voici un exemple) où les joueurs vont choisir des personnages et des lieux importants pour eux puis les relier sur la carte en indiquant la nature de la relation. Ça donne au bout de quelques heures de discussion une grande carte qui résume qui est lié avec qui et pourquoi. Les joueurs décident donc collégialement de ce qu’ils veulent mettre en scène en décrivant alliés, ennemis et lieux iconiques. Le MJ sait donc ce que les joueurs attendent de lui car ils ont clairement établi la liste des choses qui les intéressent en les écrivant noir sur blanc. J’ai envie que mon personnage se fritte avec tel adversaire à propos de telle nana. C’est dit, c’est écrit et c’est même schématisé en suivant des règles simples avec des formes géométriques de base et des flèches et des indications claires à chaque étape importante de la vie de son personnage (enfance, adolescence, vie adulte…). Par la suite, quand le MJ doit créer son scénario, il n’a qu’à regarder le schéma pour déterminer qui cherche à nuire à qui et pour quelle raison. Tout est là, sous les yeux, il suffit de faire vivre les motivations du mentor d’untel, de la némésis de l’autre ou de l’amant trahi du dernier. Le MJ ne débarque pas avec son scénario détaché de tout, il joue avec les cordes tissées par les joueurs comme si c’était une harpe. Tu m’as dis que ce type était le compas moral de ton personnage ? Que fais-tu si tu apprends qu'il a bâtit sa vie sur un crime odieux ? La maison que tu as hérité de tes parents est ton sanctuaire ? Voici un avis d’expulsion, la corpo contre laquelle tu te bats depuis toujours va construire un gratte-ciel à la place.

Bon, ça c’est LA bonne idée à la création de personnages. Et bonne nouvelle, c’est adaptable dans n’importe quel univers de jeu : à partir du moment qu’on a compris les règles pour tisser le schéma relationnel, c’est aisément transposable. Mais il faut garder à l’esprit un truc : cette approche est faite pour créer une dynamique de jeu différente des groupes de jeu habituels. Traditionnellement, une tablée de jeu de rôles travaille conjointement pour un même but : vider le donjon de ses monstres et de ses trésors, résoudre une série de meurtres atroces, empêcher la fin du monde… Pas ici. Vos personnages ne seront pas réunis en permanence. Ils pourront se croiser lors d’une scène, mais ils vivent des vies séparées, ils ne sont pas sans arrêt ensemble pour vivre une aventure. Ce sont des héros de série télévisée, pas les membres d’une équipe (bon oui, l'Agence tout risque est aussi une équipe. Mais ce n'est pas la question). Ils peuvent donc ne pas bosser dans le même camp : ce n’est pas grave, c’est même conseillé. Bien évidemment, ils vont avoir des interactions car ils se connaissent dès le départ, mais ils vont alterner les scènes communes et les intrigues plus personnelles où ils vont régler des problèmes plus intimes. Pour prendre un exemple plus parlant, c’est comme si pour jouer dans l’univers du Trône de fer, trois joueurs décidaient d’incarner Tyrion, Jaime et Cersei de la maison Lannister. Ils se connaissent (bibliquement pour certains), s’adorent et se détestent, affrontent des épreuves ensemble quand ils sont tous à Port-Royal mais ont aussi droit à des moments solitaires quand l’un va visiter le Mur, que l’autre part à la guerre et que la dernière joue à la régente avec sa tête-à-claque de progéniture. Ils ne vivent pas en permanence les uns sur les autres, ils alternent entre collaboration (parfois forcée) et indépendance en fonction des intrigues du moment. Port-Royal est assiégé ? On se sert les coudes pour sortir de la crise. Papa est loin ? Attends voir que j’ourdisse un coup de pute contre toi mon frangin.

Et à cette dynamique initiale déjà fort inspirante s’ajoute le moteur de jeu. Et là surprise, les personnages ne sont pas décrits avec des caractéristiques et des compétences. Non, ils ont des motivations (Pouvoir, Amour, Justice…) et les liens qui les unissent avec les autres personnages (joueurs ou non) sont quantifiés avec des dés. Tyrion essaye de tirer les vers du nez de sa sœur pour rester Main du roi ? Il fait la somme de Pouvoir + Cersei. Cersei, qui cache une magouille de Jaime, lance Amour + Jaime. Et à partir de là il y a toute une mécanique pour infliger du stress et forcer plus ou moins l’autre à céder. Ce n’est pas évident au premier abord de déterminer quel passion anime votre personnage pour cette action (est-ce que je fais ça parce que je suis animé d’un sentiment de justice ou bien pour en tirer un avantage tactique ?) mais c’est comme tout, il faut un certain temps pour s’adapter à cette nouvelle logique. Évidemment, il y a aussi des avantages/défauts pour typer son personnage et même compétences et des pouvoirs (puisque le jeu est sensé émuler Smallville, à la base).

Votre personnage n’est pas figé : au début de la saison, il est copain à la vie à la mort avec son ami d’enfance. Et quand il apprend que ce dernier l’a trahi, cette relation change (et donc son score aussi) pour donner une autre dynamique. Les adversaires d’hier deviennent parfois les alliés de demain. Mais ce qui compte, c’est que les joueurs soient au premier plan. Ils font l’histoire autant qu’ils en subissent les conséquences. Le MJ ne doit donc pas jongler pour faire entrer les personnages dans son intrigue, il doit partir du schéma relationnel pour extrapoler des intrigues taillées sur mesure. Le livre explique bien comment jouer avec le mélodrame télévisuel. Bon, c’est basé sur les 11 saisons de Smallville, mais c’est assez universel comme approche.

C’est donc un système de jeu pour jouer autrement. Ça ne conviendra pas à tout le monde et à toutes les ambiances, mais si vous voulez faire du Boardwalk Empire en JdR, si vous voulez reproduire l’ambiance des Sons of Anarchy, si une campagne à la Deadwood vous branche, alors c’est le moteur de jeu que vous cherchez. D’ailleurs, il y a des gens qui font jouer GothamThe Wire et Hellywood sur ce principe, allez voir comment ça tourne bien. Il y en a vraiment pour tous les goûts une fois que l’on a digéré la méthode Cortex+. Il devient alors possible d’imaginer une table de jeu qui fait rejouer les Soparanos, The Shield ou The Almighty Johnsons.

Personnellement, c’est LE système avec lequel je ferais très volontiers du Vampire. Après tout, on trouvait déjà des schémas relationnels dans les suppléments de ce jeu il y a 20 ans. Et s’il y a bien des créatures taillées pour le drame télévisuel et les conflits de personnalité, ce sont bien les vampires (n'est-ce pas ?). Mais ça fonctionnerait aussi parfaitement pour faire du Ambre. Oh oui.

Il serait donc très dommage de faire comme moi et de passer à côté de ce jeu à cause de la licence commerciale qu’il exploite. Il est très facile de désmallvilliser ce livre pour ne garder que la logique de Cortex+ et l’appliquer pour simuler un univers télé qui intéresse toute la table de jeu : True Blood, Homeland, Borgia, Blue bloods, Misfits, Breaking Bad, Being human... Car, bien sûr, on n’a pas attendu ce jeu pour jouer avec les codes télévisuels en JdR, mais là il y a une très belle intégration entre la création de personnage, la mécanique centrale et la manière dont le MJ doit approcher la construction de ses intrigues en jouant des éléments créés conjointement par les joueurs. Car l’implication de tous est l’un des clés du succès collectif.


PS : Histoire de bien se comprendre : Cortex est également le nom du système de jeu qui motorise les jeux Battlestar Galactica, Serenity, Leverage et Surnatural. Cortex est un système de base, caractéristique + compétence. Il ne faut pas le confondre avec Cortex+ (Smallville). Mais il existe une autre version de Cortex, celle de Marvel, où l'on poutre de la Némésis en spandex. Ce dernier jeu fera l'objet d'un prochain billet

Commentaires

  1. En fait, Cortex+ n'est pas trop un système unifié et codifié. Chaque jeu colle à sa licence et exploite les permutations de dés à sa façon. LEVERAGE est basé sur l'idée des flashbacks et complications pour improviser un scénario de casse ("aha, mais tu ne savais pas que j'avais planqué une caméra !" ou "le chef de la sécu est un ancien collègue!", super pour du Shadowrun ou du Mission:Impossible), MARVEL est axé antagonisme MJ/PJ (avec un MJ qui ne peut faire des crasses QUE s'il dépense des dés)...

    La gamme Cortex d'origine (BSG, Supernatural, Serenity) était elle basée sur un système générique qui semble un peu fade après les Cortex+.

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    1. C'est recommandable, Leverage ?

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    2. Oui, mais ça demande de mettre les mains dans le capot. Le jeu souffre des défauts des premières prod' de Cam Banks : l'organisation est mal fichue et le jeu n'ose pas te dire quoi faire de peur d'énerver les grognards.

      Mais le système de flashbacks pour créer des atouts ou se donner des distinctions et toute l'économie des points d'intrigue est vachement bien pensé. Ca sent bien le heist et ça permet aux joueurs de se bouger le derche sans passer trois heures à tisser un plan imperméable (qui partira de toutes façon au moins légèrement en couille pendant la partie, sinon c'est pas drôle).

      Le jeu mériterait juste d'avoir des règles un brin plus formalisées pour le MJ, mais je me demande si je ne vais pas le transpolléniser avec Marvel (genre utiliser la réserve de destin au lieu de simples complications).

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    3. Merci pour ce retour, je ne vais pas me jeter dessus mais si on me réclame du Mission Impossible ça serait un bon candidat.

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  2. Shameless plug : http://www.pandapirate.net/casus/viewtopic.php?f=32&t=20623

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    1. Je n'ai pas fait de lien vers ton CR car il a un gros défaut : il manque la carte relationnelle pour illustrer votre création collective.

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    2. Arf. Deux secondes.

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  3. - Cédric, fais un jet en Pulsion d'achat + Philippe pour le convaincre d'acheter le jeu
    - Réussite critique !

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    1. C'est bien car c'est vraiment le jeu à ne pas recommander à un type qui fait une non-partie par an sur un bateau à Marseille.

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  4. Anonyme25/7/12

    A vrai dire, cette démarche a connu une première ébauche il y a quelques années : http://www.nanarland.com/Chroniques/Main.php?id_film=flicouninja

    Voyez à l'onglet "bonus" de la chronique.

    Par ailleurs, merci pour cette présentation d'un système effectivement intéressant.

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    1. C'est effectivement une bonne illustration de comment schématiser une intrigue solide animée par des personnages tout en subtilité.

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  5. J'ai rien compris ou ça ressemble à ce qu'il y a dans Fiasco ?

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  6. Oui, il y a des ressemblances avec Fiasco.

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  7. Anonyme29/8/12

    Ça à l'air vraiment intéressant comme jeu, mais pourquoi avoir plaqué une licence SMALLVILLE ? J'ai failli passé à côté de ce bijoux. Heureusement qu'il existe des présentations de ce genre pour ne pas me laisser prendre par l'habit !

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