Épisode 20
En deux mots
Tout
commence à l’été 1849, lorsqu’un jeune professeur de dessin croise une
mystérieuse femme vêtue de blanc, fraîchement échappée d’un asile. Sa vie vient
de basculer.
Il s’ensuit
trois cents pages de péripéties, présentées sous la forme d’un dossier compilé
sur le conseil d’un homme de loi. On y trouve journaux intimes, transcription
de témoignages, et ainsi de suite. Seuls les articles de presse manquent à
l’appel. Tous les autres types « d’aides de jeux » qui accompagnent
un scénario sont là.
Pourquoi c’est bien
Honnêtement,
je me suis embarqué là-dedans un peu à reculons. S’adapter au style d’un roman
vieux d’un siècle et demi exige un effort, mais une fois dedans, j’ai eu
beaucoup de mal à le poser avant de l’avoir fini.
Avant de
vous précipiter, souvenez-vous quand même que je suis client pour les
machinations infernales™. Or, La Dame en
blanc nous en propose une splendide, à multiples détentes, avec un baronet
moustachu et pervers secondé un vil comte italien qui multiplie les saloperies
tout en chantant du Rossini.
Reste à
définir l’objet. Ce n’est pas l’exercice le plus simple.
Est-ce un
roman de mœurs balzacien ? Toute la première partie tourne autour d’un
acte suprêmement important pour les Victoriens : la négociation d’un
contrat de mariage, avec des hommes de loi qui pinaillent sur les clauses, un
fiancé qui a deux fois l’âge de sa promise, une orpheline qui se marie pour
respecter les vœux de son père mourant, un tuteur dépassé... L’ensemble est
très lent, mais constitue une jolie étude sur l’art de forcer la main d’une
pauvre fille tout en lui répétant « mais oui, mais chérie, nous ne voulons
que ton bonheur ».
S’agit-il
d’un roman-feuilleton à la Dumas ? C’était son format original, avant
qu’il ne soit recueilli en volume. Complots, amours contrariées, manipulations,
vengeance, une bonne partie de la panoplie est de sortie, et on savoure encore
certaines chutes de fin de chapitre, destinées à pousser le lecteur de 1860 à
trépigner en attendant la suite…
Est-ce un
polar ? Il y a un mystère, celui de la dame en blanc, et toute la
troisième partie est une enquête. Ça s’en rapproche, mais c’est un polar
« sauvage », antérieur aux codes du genre. Soit dit en passant,
Collins tient mieux la distance que Conan Doyle : La Dame en blanc est nettement meilleur que la plupart des romans
sherlockiens.
Un récit
d’aventures, alors ? On y voit passer une expédition dans les jungles
d’Amérique centrale, des Indiens féroces, un naufrage et une société secrète de
révolutionnaires, mais tout cela est ultrapériphérique et sert juste à nourrir
l’action, qui s’éloigne le moins possible de l’Angleterre rurale, ses manoirs,
ses domestiques, etc.
Un roman
fantastique ? En comptant large, deux pages s’y rattachent.
Bref, La Dame en blanc est un objet assez
unique. Cela fait partie de son charme.
Pourquoi c’est lovecraftien
Ça ne l’est
pas, et d’ailleurs…
Qu’en pensait Lovecraft ?
Dans Épouvante et surnaturel en littérature,
Lovecraft mentionne Wilkie Collins au milieu d’une liste de représentants de
« la tradition romantique, semi-gothique, quasi morale », sans
s’attarder et sans même citer le titre de ses œuvres. Collins y est en très
bonne compagnie, aux côtés de Rider Haggard, de Conan Doyle ou de Robert-Louis
Stevenson…
En revanche,
Lovecraft a des choses à dire sur cette « tradition romantique », qui
« s’adresse à l’intelligence plus qu’à l’imagination » et prône
« une attitude positive de solidarité vis-à-vis de l’humanité ». Tout
en lui reconnaissant de la force et une large audience, il la qualifie en
définitive de « produit dilué »… en comparaison d’un modèle qui
ressemble bougrement à son propre cahier des charges. Nous pouvons donc
sereinement appliquer un tampon « ne contient pas d’horreur
cosmique » sur la couverture de La
Dame en blanc, c’est Ze Godfather of Ze Cosmic Horror qui le dit.
Pourquoi c’est appeldecthulhien
L’action de La Dame en blanc se déroule entre 1849
et 1850, avec des racines au tout début du XIXe siècle. Cela paraît
très loin des années 1890 qui sont le décor habituel de la déclinaison
« victorienne » de L’Appel de
Cthulhu. En réalité, le monde qu’il décrit a perduré, à peine transformé,
jusqu’en 1914.
La
principale différence entre les années 1860 et les années 1890 est
technologique – les personnages de Collins évoluent dans un monde où les
communications se font à la vitesse du courrier. Pas de télégrammes et encore
moins de téléphone. Des trains, certes, mais uniquement sur les grands axes. Ce
n’est pas un hasard si le seul élément « fantastique » du roman est
une histoire de communication accélérée !
C’est à la
fois reposant et déstabilisant. Imaginez un monde incertain où, sorti de votre
village, vous êtes ce que vous prétendez ou paraissez être, parce que personne
n’a de moyen simple de vérifier votre identité. Attention, le mot-clé de la
phrase précédente est « simple ». Si vous attirez l’attention, des
vérifications sont possibles… mais elles prendront plusieurs jours.
À y regarder
de plus près, ce flou est encadré par des règles, sociales et légales,
infiniment plus rigides – et féroces – que les nôtres. Vous êtes pauvre ?
Vous n’épouserez pas la jeune fille
riche dont vous êtes amoureux, et ce même si elle vous aime. Point final.
Roturier ? Si vous vous faites passer pour un noble, c’est un aller simple
pour l’Australie.
Bilan
La Dame en blanc est un roman inclassable et
bizarrement addictif. Je ne dois pas être le seul à le penser : depuis la
version de NéO dans les années 80, il a été réédité deux fois.
Un Gardien
des arcanes consciencieux y trouvera une intrigue tout à fait utilisable,
quelques personnages faciles à récupérer, et surtout un coup d’œil fascinant
sur l’Angleterre victorienne.
Quant à moi,
j’ai un autre Collins en stock, La Pierre
de lune. Je ne vais pas me lancer dedans tout de suite, mais vous en
entendrez sûrement parler un de ces quatre.
Bonus
Juste pour
le plaisir, un portrait de Wilkie Collins, parce que de belles têtes
d’écrivains comme ça, on n’en fait plus, on est obligé de se contenter des bobines
de Marc Lévy ou de Bernard Werber.
Faut absolument que tu lises la Pierre de Lune. C'est vraiment un très bon roman (d'autant que je m'en souvienne, parce que je l'ai lu il y'a une bonne trentaine d'année). Il est d'ailleurs classé parmi 8ième parmi les 100 meilleurs romans policier de tout les temps (classement qui ne veut rien dire mais auxquels on ne résiste pas d'y faire une petite référence). Bonne continuation et bonne lecture.
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