Épisode 27
En deux mots
Où est vraiment allé saint Brendan lorsqu’il
est parti d’Irlande pour évangéliser les païens au VIe siècle ?
Qu’a découvert le navigateur hollandais Jan Mayen dans l’océan Arctique, en
1607 ? Une île, certes, mais encore ?
Où est
passée la frégate La Lilloise,
disparue en 1837 alors qu’elle croisait entre Islande et Groenland ? Et
pourquoi est-ce que depuis cette date, certaines tribus d’Esquimaux parlent
quelques mots de français ?
Enfin, et
surtout : qu’est-ce qui pousse l’odieux Belphégor Pringier et le
sympathique comte de Westenrode à se ruer vers un point de la côte du
Groenland, en cette belle année 1880 ? Pour le comte, c’est simple :
il veut empêcher son rival de… de faire quoi, au juste ?
Pourquoi c’est bien
En cent
soixante pages, ce petit roman d’aventures nous fait naviguer entre
l’inévitable petite ville de province belge chère à Jean Ray / John
Flanders, les îles Féroé, l’Islande et le Groenland.
En plus des
mystères historiques mentionnés au premier paragraphe, il y est question de
navigation, d’une civilisation perdue, de terres englouties, de naufrageurs, de
sorcières immortelles, de pierres dotées de pouvoirs étranges, et bien entendu
de mystérieux géants se déplaçant sous le couvert d’une brume verte.
Pour du
Flanders, c’est un programme raisonnable, et surtout, l’histoire se tient mieux
que dans Les feux follets de Satan, par
exemple. Ce n’est pas assemblé pile-poil au millimètre, attention, mais ça
tient debout au moins autant que la plupart des scénarios de jeu de rôle.
Pourquoi c’est lovecraftien
Avec une
liste d’ingrédients pareille, il paraît difficile de faire autre chose que du
Lovecraft… sauf que si, en fait. Jean Ray écrit du Flanders, et se donne
beaucoup de mal pour assembler une « vérité » en clair-obscur qui
pointe vers quelque chose de franchement étrange : une variation
« horreur cosmique » du catholicisme que je vous laisse le plaisir de
découvrir…
Bien sûr,
aucune des informations qu’il nous communique à grand renfort de personnages érudits,
renforcés de notes en bas de pages, n’est définitive. Ce n’est pas un hasard si
le vieux renard des Flandres intitule son chapitre de révélations Un coin du voile : cela en laisse
trois à soulever. Autant dire que les héros resteront dans le flou. Le lecteur
aussi, mais cela lui permet de laisser son imagination galoper.
Pourquoi c’est appeldecthulhien
Sur un plan
purement formel, le périple du comte de Westenrode et de ses compagnons se
conforme à « l’expédition », l’un des modèles de scénarios cthulhiens
les mieux assis. Ou les plus rassis, selon la manière dont vous digérez les
clichés.
Cela nous
vaut des portraits de matelots et des descriptions de paysages polaires, des
considérations sur les navires à voiles, ainsi que la présentation d’un gadget
de science-fiction : le sac de couchage, si supérieur à la couverture
quand le blizzard souffle dehors.
On y ajoute
la tension dramatique causée par la présence d’adversaires qui ne doivent pas
arriver au but avant les héros, les touches de surnaturel indispensables et
hop, le scénario se dégage tout seul de la prose rayienne.
Bilan
Ce court
roman est vite lu et propose un scénario Cthulhu
1890 pratiquement prêt à servir (bon, l’action se déroule en 1880, mais on
ne va pas chipoter pour dix ans).
Les Gardiens
des arcanes plus ambitieux peuvent envisager de le prolonger. Il y a au moins
deux directions simples : « quelque chose » trouble la
tranquillité des anciens de l’expédition chez eux ; ou alors, en 1890 ou
1920, d’autres imbéciles partent pour le Groenland, les anciens de l’expédition
s’efforcent de les arrêter avant qu’ils ne déclenchent un désastre.
Enfin, les
Gardiens des arcanes les plus motivés peuvent découper l’arrière-plan
cosmogonique selon les pointillés et s’amuser avec, quitte à le
re-lovecraftiser un poil. Cette dernière démarche impliquera sans doute
l’utilisation du mot « Hyperborée », et peut-être un petit tour par
chez Clark Ashton Smith.
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