Je
ne vais pas vous parler d’un livre, mais de deux. Tous deux s’intitulent La Conquête de Constantinople. Tous deux
sont l’œuvre de témoins oculaires des événements de la Quatrième croisade. Tous
deux se trouvaient dans le camp des croisés. Ils ne se connaissaient pas, sinon
de vue, mais tous deux ont dicté leurs témoignages une dizaine d’années après
les faits. Ils se nomment Geoffroy de Villehardouin et Robert de Clari.
Avant
toutes choses, situons donc la Quatrième croisade.
En
1204, quelques milliers de chevaliers flamands, champenois et bourguignons
partent envahir l’Égypte. Sans l’avoir vraiment souhaité, ils débarquent à
Constantinople. Là, d’incompréhensions en trahisons, ils passent du statut
d’invités encombrants à celui d’ennemis de l’empereur. Au lieu de rembarquer,
ils vont au plus simple : ils occupent Constantinople, détruisent l’empire
byzantin et créent un « empire latin » féodal à la place. Oubliant l’Égypte
et la Terre sainte, ils passent les décennies suivantes à se disputer des
lambeaux de Grèce et d’Anatolie.
Présenté
comme ça, ça ressemble à un mélange des aventures de la Septième compagnie et
d’un vieux roman de Poul Anderson, Les
Croisés du cosmos. En fait de comédie, la chute de Constantinople sera l’occasion
d’un massacre d’une sauvagerie rarement égalée, et ses effets à long terme en
font une catastrophe géopolitique aussi grave que la chute de l’empire romain
d’Occident, huit siècles plus tôt.
Nos
deux témoins sont très différents. Villehardouin, maréchal de Champagne, fait
partie de l’état-major des croisés. Il participe aux ambassades et aux conseils
et joue un rôle dans la cascade de décisions désastreuses qui va déboucher sur
le drame – il en est même à la racine, car il est de ceux qui commandent une
flotte gigantesque aux Vénitiens. Les croisés n’auront jamais les moyens de la payer,
ce qui permettra au doge de peser sur la suite des opérations. Villehardouin se
met volontiers en scène, pas forcément au premier plan, mais il n’oublie jamais
de mentionner qu’il était là à tel moment-clé, qu’à tel autre il a servi de
messager, et ainsi de suite.
Par
contraste, Robert de Clari est un chevalier de base, originaire de la région
d’Amiens, qui consacre une bonne partie de son texte à pester contre les
« riches hommes » qui se servent de l’armée pour leur propre profit.
Son idée était d’aller en Terre sainte, mais bon, puisque Constantinople il y
a, va pour Constantinople. Il ne parle pas du tout de lui, mais il consacre des
pages aux exploits de ses « pays » et surtout de son frère, un clerc
qui se bat si bien qu’il finit par recevoir la même part de butin qu’un
chevalier…
La
langue les sépare plus qu’elle ne les rapproche. Champenois, Villehardouin
écrit en français d’Île-de-France. La version en français moderne n’est pas
superflue, mais de longs passages du texte original restent compréhensibles.
Clari, qui vient d’Amiens, écrit en picard, avec beaucoup de « ch »
et de « w » et une grammaire substantiellement différente. Là, il
faut s’accrocher ou renoncer à la version originale.
Enfin,
le propos de nos témoins n’est pas le même. En lisant Villehardouin, l’image
qui m’est venue est celle d’un ancien ministre témoignant devant une caméra. Sa
version des faits est argumentée et soutenue par une idée-force : il
fallait à tout prix rester ensemble et avancer. Disloquer l’armée aurait été un
désastre, d’ailleurs les croisés qui l’ont quittée « n’ont rien fait de
bon en Syrie ». Aller à Constantinople ? Certes, ce n’était pas
l’objectif, mais le « maréchal de Champagne et de Romanie » avance
d’excellentes raisons pour chaque écart.
Robert
de Clari, qui n’est pas un politique, est plutôt le tonton qui vous raconte sa
guerre sans lésiner sur la couleur locale et les digressions. Entre deux
batailles, il parle longuement de prophéties, avec notamment une étonnante
« histoire du futur » gravée sur une colonne. Elle raconte l’avenir de
Constantinople, on peut le voir, mais on ne le comprend qu’après l’événement.
Ailleurs, il tente de décrire une étrange machine pneumatique dont le
fonctionnement lui échappe complètement. Il mentionne aussi des automates, qu’il
perçoit comme des « statues animées par magie », en déplorant qu’ils
ne fonctionnent plus. Comme il a des anecdotes à partager, il digresse aussi
sur Saladin et la Troisième croisade précédente, ou sur les empereurs byzantins
du siècle précédent.
Les
deux hommes racontent en gros la même histoire, de Clari avec plus de détails
et de pittoresque, Villehardouin avec une appréciation plus fine des
contraintes qui pèsent sur la croisade. Toutefois, ils ne sont pas si différents. Au fond, tous deux
restent des chevaliers pour qui le respect des serments reste la base d’une
société civilisée. Leur réaction face à des Byzantins qui refusent le combat,
trahissent au gré de leurs intérêts et exécutent les empereurs encombrants, est
identique et sincère : ils sont révulsés.
Aux
yeux d’un homme du XXIe siècle, ces deux récits sont courts et vite
lus – une centaine de pages chacun. Au premier degré, ils composent une
histoire pleine des reliques, d’or, des vaillants chevaliers, de coups d’épée
et d’empereurs massacrés, sans oublier le vieux doge aveugle qui manipule tout
le monde, les seigneurs qui magouillent entre eux tant qu’ils ont un ennemi
commun et se sautent à la gorge dès qu’ils sont entre eux…
Si
on prend un poil de recul, la Quatrième croisade devrait être enseignée dans
toutes les écoles de management (et de maîtrise de jeu, pour les rôlistes de
l’assistance). L’état-major croisé est un groupe relativement restreint qui, à
cause d’une erreur d’appréciation initiale, accumule en quelques mois une somme
impressionnante de décisions désastreuses et
totalement logiques, qui s’enchaînent de manière impeccable pour produire un
résultat à des années-lumière de leur objectif initial.
Évidemment,
c’est une appréciation moderne. Avec huit siècles de recul, aucun doute, cette
croisade est une catastrophe, dont les seuls bénéficiaires auront été les
Vénitiens, puis les Turcs. Au bout d’un demi-siècle de conflits internes,
l’empire latin s’effondrera au profit d’un empire byzantin renaissant. Il
restera fragile, et sera à son tour balayé par les Turcs. Les horreurs du sac
de Constantinople pèsent encore sur les relations du monde orthodoxe avec
l’Occident. Mais sur le moment, c’est un triomphe. Les croisés sont émerveillés
de leur succès. Ils se voient comme l’instrument d’un miracle. Dieu a permis
qu’ils triomphent des Grecs fourbes et schismatiques !
Le
lecteur attentif trouvera aussi des notations intéressantes sur la psychologie
des foules. Clari montre des croisés réticents à l’idée d’attaquer une cité
chrétienne, que les évêques entreprennent de chauffer sur le thème « c’est
une bonne œuvre, ces Grecs sont indignes de posséder leur empire, et comme en plus
d’être fourbes, ils sont hérétiques, le pape sera d’accord ». Quelques
discours suffisent pour déshumaniser l’allié incertain de la veille, et le jour
de l’assaut, c’est le massacre.
Enfin,
on peut voir dans ces deux récits un sujet de médiation intéressant sur une
figure qui se répète de siècle en siècle avec des variations de détail. Soit un
État faible et divisé. Des envahisseurs interviennent au profit de l’un des
camps, dans l’espoir que le nouveau souverain se montrera reconnaissant. Ils sont
brutalement privés de leur marionnette par une réaction hostile des élites
locales. De représailles en réactions, ils finissent par se retrouver à la tête
d’une colonie sans vraiment l’avoir voulu. En une génération ou deux, elle les
dévorera.
super intéressant de lire ça ! surtout après avoir bosser des heures sur une campagne de vampire grâce issu du city guide sur Constantinople dark ages.
RépondreSupprimerMais le clou du spectacle c'est la prise par les turc en 1453... je conseille de lire le OSPREY sur le déroulement de la bataille ! qui est une tuerie ! http://www.ospreypublishing.com/store/Constantinople-1453_9781841760919