Du rire, de la religion et des meurtres...


Depuis hier soir, moment où (décalage horaire oblige) j'ai appris l'horrible tragédie de Charlie Hebdo, je suis partagé entre l'envie de partager ma peine "en public" et la conscience de la futilité d'un tel geste face à l'horreur. Ce matin, je suis allé rechercher dans les derniers chapitres du Nom de la Rose le texte d'une scène qui m'avait marqué quand j'avais lu le livre il y a vingt ans. Un échange sur le rire et la religion sur fond de meurtres. C'est certes une fiction, mais parler de fiction c'est ce que nous faisons le plus souvent ici. Ca me semblait approprié, j'espère que vous serez d'accord.

« — Lycurgue avait fait élever une statue au rire.
— Tu l’as lu dans le libelle de Cloritius qui tenta d’absoudre les mimes de l’accusation d’impiété, et dit comment un malade fut guéri par un médecin qui l’avait aidé à rire. Pourquoi fallait-il le guérir, si Dieu avait établi que sa journée terrestre avait touché son terme ?
— Je ne crois pas qu’il l’ait guéri du mal. Il lui a appris à rire du mal.
— On n’exorcise pas le mal. On le détruit.
— Avec le corps du malade.
— Si cela est nécessaire.
— Tu es le diable », dit alors Guillaume.
Jorge parut ne pas comprendre. S’il avait pu voir, je dirais qu’il aurait fixé son interlocuteur d’un regard étonné. « Moi ? dit-il. »
— Oui, on t’a menti. Le diable n’est pas le principe de la matière, le diable est l’arrogance de l’esprit, la foi sans sourire, la vérité qui n’est jamais effleurée par le doute. Le diable est sombre parce qu’il sait où il va, et allant, il va toujours d’où il est venu. Tu es le diable, et comme le diable tu vis dans les ténèbres. Si tu voulais me convaincre, tu n’as pas réussi. Je te hais, Jorge, et si je pouvais je te mènerais en bas, sur le plateau, nu avec des plumes de volatiles enfilées dans le trou du cul, et la face peinte comme un jongleur et un bouffon, pour que tout le monastère rie de toi, et n’ait plus peur. J’aimerais te couvrir de miel et puis te rouler dans les plumes, et te mener à la laisse dans les foires, pour dire à tout le monde : voilà celui qui vous annonçait la vérité et vous disait que la vérité a le goût de la mort, et vous, vous ne croyiez pas en sa parole, mais bien en sa triste figure. Et maintenant, moi je vous le dis, dans l’infini vertige des possibles, Dieu consent même que vous imaginiez un monde où l’interprète présumé de la vérité ne serait autre qu’un merle gauche, qui répète des mots appris depuis une éternité. »
Eco, Umberto - Le nom de la Rose

Commentaires

  1. De belles paroles, il faudrait que le prophète en personne revienne les déclamer à ces deux fanatiques qui ont bouleversé tout un pays et commis la pire des exactions.

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