Le « méchant archéologue
nazi qui creuse des trous pour en retirer des reliques occultes » est
une tarte à la crème de la culture populaire depuis des lustres. Ce cliché repose sur un fond
de vérité. Laurent Olivier l’explore pour nous, strate après strate, détail
après détail. La réalité s’avère compliquée… et infiniment plus intéressante
que MM. Bergier et Spielberg ne nous l’ont laissé croire.
L’archéologie est une
discipline importante pour les nazis, et elle est traitée en conséquence. La prise
du pouvoir par Hitler entraîne l’envolée des budgets, puis la promotion
systématique d’hommes jeunes et compétents qui développent des techniques de
pointe : archéologie aérienne, fouilles préventives et interdisciplinarité
(avec notamment l’appel aux botanistes pour dater les objets retrouvés). Certaines
de ces pratiques ne s’étant généralisées que dans les années 80, on peut dire
qu’ils ont quarante ou cinquante ans d’avance sur le reste du monde. (Par
contraste, le portrait en creux de l’archéologie française d’avant-guerre,
mélange d’ouvriers agricoles autodidactes et d’abbés érudits qui font réaliser
leurs fouilles par le fossoyeur du village, est assez désolant.)
Les archéologues ont beau
être l’une des professions les plus nazifiées du Reich, le zèle ne suffit pas
toujours, il faut aussi savoir faire un peu de politique. L’histoire de l’archéologie
nazie est aussi celle d’une lutte au
couteau entre différentes bureaucraties concurrentes. Le vieil Institut
Archéologie Allemand est mis sur la touche dès 1933 au profit de l’Amt Rosenberg, piloté par l’idéologue du
parti. À partir de la fin des années 30, les disciples de Rosenberg sont à leur
tour marginalisés par l’Ahnenerbe,
l’institut scientifique de la SS, aux ordres de Himmler. C’est pittoresque dans
les chapitres consacrés à l’avant-guerre, plus tendu après 1941, quand la
moindre manœuvre bureaucratique ratée risque de se transformer en aller simple
pour le front de l’Est.
Mais tout cela n’est, au
fond, que péripéties. Ce qui est passionnant à observer, c’est la métamorphose
de la brave archéologie allemande en une « science de la race » nazie,
dont l’objectif est de renverser les hypothèses en vigueur et d’étayer les
mythes « aryens ». Les théories raciales mettant les Germains en
vedette n’étant pas surgies du néant avec le nazisme, un solide corpus
pangermaniste élaboré dès le règne de Guillaume II était là, prêt à servir. Exit
donc la colonisation de l’Europe par des peuples proche-orientaux, trop sémites
pour être acceptables, et bienvenue à la grande civilisation indo-germanique
indigène, qui a laissé des traces de sa civilisation supérieure sur tout le
continent parce qu’elle a su imposer sa culture plus avancée aux barbares
environnants. Oui, comme elle se prépare à le faire une nouvelle fois,
exactement.
Nos ancêtres les Germains est-il
l’histoire d’une imposture ? En partie sans doute, mais en était-ce une
sur le moment ? Les fouilleurs ne falsifient rien, mènent leurs recherches
avec rigueur et ne truquent pas leurs conclusions. En revanche, en amont, ils succombent à tous les
biais cognitifs possibles et imaginables. Quand on cherche des traces d’une
culture guerrière dirigée par des princes-fürhers,
on en trouve d’autant plus facilement qu’on fouille en priorité les tombes
princières, et on ne voit même plus le reste. Les chercheurs nazis laissent
surtout derrière eux une montagne de données contaminées, qu’il faudra des
décennies ou des siècles pour réinterpréter – ainsi que des doutes sur ce qui
constitue un fait, sur l’objectivité des interprétations. Il aurait mieux valu
qu’ils se concentrent sur l’Arche d’Alliance.
En s’emparant du passé des
voisins de l’Allemagne, la science nazie prépare des annexions dans le présent.
À ce titre, la France est un cas d’école. (Laurent Olivier explique dans sa
préface que des ouvrages équivalents au sien existent pour le reste de l’Europe,
ils doivent être tout aussi passionnants.)
Prouver que l’Alsace est « germanique » ?
Un jeu d’enfant, et il n’y a pas besoin d’aller chercher des archéologues pour
ça. En revanche, il fallait des spécialistes pour démontrer que le Nord, la
Franche-Comté, la Bourgogne, la Normandie et éventuellement la Bretagne avaient
abrité des « indo-germains ». On voit donc, avant la guerre, des
archéologues allemands excursionner à Carnac, où ils comparent les spirales du
tertre de Gavrinis à des symboles scandinaves. Pendant l’occupation, on les
retrouve sous uniforme SS, commandant des atlas aériens à la Luftwaffe ou
réalisant un relevé photo (en couleur) de la tapisserie de Bayeux, les Normands
de Guillaume le Conquérant étant, comme chacun sait, des Germains.
De là, on glisse discrètement
de l’archéologie à la politique, et plus précisément aux rapports du IIIe Reich
avec les mouvances autonomistes – les contacts ayant généralement été pris dès
les années 30 sous couvert d’échanges culturels avec des institutions
berlinoises, avant de s’épanouir entre 1940 et 1942. Laurent Olivier n’oublie
pas Vichy, qui laisse les Allemands fouiller où ils veulent, mais tente de
mettre en avant l’héritage gallo-romain du pays… comme exemple de collaboration
réussie. Que retenir tout ça ? Sous l’Occupation, le cliché est vrai. Des soldats
allemands menant des fouilles sous la supervision vigilante d’officiers SS,
avec l’aide discrète de préhistoriens français plus ou moins nazifiés ?
C’est bel et bien arrivé.
Le temps a beau passer plus
vite quand on est occupé, à la fin, la Libération arrive, le IIIe Reich
s’écroule… Immédiatement, des deux côtés du Rhin, on assiste à de
spectaculaires numéros de contorsionnistes. À quelques boucs émissaires près,
tous ces honorables professeurs s’en tirent avec des tapes sur les doigts, et
on voit des carrières d’archéologues commencées à la SS ou dans la
collaboration se prolonger jusqu’aux années 80… (Certains paragraphes des
derniers chapitres semblent comporter une dimension « règlements de
comptes entre les membres de la grande famille aimante des archéologues »,
mais comme c’est un milieu dont j’ignore tout, je suis passé à côté, et ce
n’est pas plus mal.)
Au bout du compte ? Ce
petit bouquin est pour l’instant, et de loin, ce que j’ai lu de plus
intéressant cette année. Si vous êtes rôliste, c’est une mine de noms et
d’anecdotes. Et si vous êtes un type normal, qui n’a pas envie de piller le
passé pour en tirer de bonnes histoires, c’est un bon rappel de la plasticité
des certitudes « historiques ».
Tallandier, collection Texto,
10 €
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