Nos ancêtres les Germains – Les archéologues au service du nazisme, de Laurent Olivier (2012)


Le « méchant archéologue nazi qui creuse des trous pour en retirer des reliques occultes » est une tarte à la crème de la culture populaire depuis des lustres. Ce cliché repose sur un fond de vérité. Laurent Olivier l’explore pour nous, strate après strate, détail après détail. La réalité s’avère compliquée… et infiniment plus intéressante que MM. Bergier et Spielberg ne nous l’ont laissé croire.




L’archéologie est une discipline importante pour les nazis, et elle est traitée en conséquence. La prise du pouvoir par Hitler entraîne l’envolée des budgets, puis la promotion systématique d’hommes jeunes et compétents qui développent des techniques de pointe : archéologie aérienne, fouilles préventives et interdisciplinarité (avec notamment l’appel aux botanistes pour dater les objets retrouvés). Certaines de ces pratiques ne s’étant généralisées que dans les années 80, on peut dire qu’ils ont quarante ou cinquante ans d’avance sur le reste du monde. (Par contraste, le portrait en creux de l’archéologie française d’avant-guerre, mélange d’ouvriers agricoles autodidactes et d’abbés érudits qui font réaliser leurs fouilles par le fossoyeur du village, est assez désolant.)

Les archéologues ont beau être l’une des professions les plus nazifiées du Reich, le zèle ne suffit pas toujours, il faut aussi savoir faire un peu de politique. L’histoire de l’archéologie nazie est aussi celle d’une lutte au couteau entre différentes bureaucraties concurrentes. Le vieil Institut Archéologie Allemand est mis sur la touche dès 1933 au profit de l’Amt Rosenberg, piloté par l’idéologue du parti. À partir de la fin des années 30, les disciples de Rosenberg sont à leur tour marginalisés par l’Ahnenerbe, l’institut scientifique de la SS, aux ordres de Himmler. C’est pittoresque dans les chapitres consacrés à l’avant-guerre, plus tendu après 1941, quand la moindre manœuvre bureaucratique ratée risque de se transformer en aller simple pour le front de l’Est.

Mais tout cela n’est, au fond, que péripéties. Ce qui est passionnant à observer, c’est la métamorphose de la brave archéologie allemande en une « science de la race » nazie, dont l’objectif est de renverser les hypothèses en vigueur et d’étayer les mythes « aryens ». Les théories raciales mettant les Germains en vedette n’étant pas surgies du néant avec le nazisme, un solide corpus pangermaniste élaboré dès le règne de Guillaume II était là, prêt à servir. Exit donc la colonisation de l’Europe par des peuples proche-orientaux, trop sémites pour être acceptables, et bienvenue à la grande civilisation indo-germanique indigène, qui a laissé des traces de sa civilisation supérieure sur tout le continent parce qu’elle a su imposer sa culture plus avancée aux barbares environnants. Oui, comme elle se prépare à le faire une nouvelle fois, exactement.

Nos ancêtres les Germains est-il l’histoire d’une imposture ? En partie sans doute, mais en était-ce une sur le moment ? Les fouilleurs ne falsifient rien, mènent leurs recherches avec rigueur et ne truquent pas leurs conclusions. En revanche, en amont, ils succombent à tous les biais cognitifs possibles et imaginables. Quand on cherche des traces d’une culture guerrière dirigée par des princes-fürhers, on en trouve d’autant plus facilement qu’on fouille en priorité les tombes princières, et on ne voit même plus le reste. Les chercheurs nazis laissent surtout derrière eux une montagne de données contaminées, qu’il faudra des décennies ou des siècles pour réinterpréter – ainsi que des doutes sur ce qui constitue un fait, sur l’objectivité des interprétations. Il aurait mieux valu qu’ils se concentrent sur l’Arche d’Alliance.

En s’emparant du passé des voisins de l’Allemagne, la science nazie prépare des annexions dans le présent. À ce titre, la France est un cas d’école. (Laurent Olivier explique dans sa préface que des ouvrages équivalents au sien existent pour le reste de l’Europe, ils doivent être tout aussi passionnants.)

Prouver que l’Alsace est « germanique » ? Un jeu d’enfant, et il n’y a pas besoin d’aller chercher des archéologues pour ça. En revanche, il fallait des spécialistes pour démontrer que le Nord, la Franche-Comté, la Bourgogne, la Normandie et éventuellement la Bretagne avaient abrité des « indo-germains ». On voit donc, avant la guerre, des archéologues allemands excursionner à Carnac, où ils comparent les spirales du tertre de Gavrinis à des symboles scandinaves. Pendant l’occupation, on les retrouve sous uniforme SS, commandant des atlas aériens à la Luftwaffe ou réalisant un relevé photo (en couleur) de la tapisserie de Bayeux, les Normands de Guillaume le Conquérant étant, comme chacun sait, des Germains.

De là, on glisse discrètement de l’archéologie à la politique, et plus précisément aux rapports du IIIe Reich avec les mouvances autonomistes – les contacts ayant généralement été pris dès les années 30 sous couvert d’échanges culturels avec des institutions berlinoises, avant de s’épanouir entre 1940 et 1942. Laurent Olivier n’oublie pas Vichy, qui laisse les Allemands fouiller où ils veulent, mais tente de mettre en avant l’héritage gallo-romain du pays… comme exemple de collaboration réussie. Que retenir tout ça ? Sous l’Occupation, le cliché est vrai. Des soldats allemands menant des fouilles sous la supervision vigilante d’officiers SS, avec l’aide discrète de préhistoriens français plus ou moins nazifiés ? C’est bel et bien arrivé.

Le temps a beau passer plus vite quand on est occupé, à la fin, la Libération arrive, le IIIe Reich s’écroule… Immédiatement, des deux côtés du Rhin, on assiste à de spectaculaires numéros de contorsionnistes. À quelques boucs émissaires près, tous ces honorables professeurs s’en tirent avec des tapes sur les doigts, et on voit des carrières d’archéologues commencées à la SS ou dans la collaboration se prolonger jusqu’aux années 80… (Certains paragraphes des derniers chapitres semblent comporter une dimension « règlements de comptes entre les membres de la grande famille aimante des archéologues », mais comme c’est un milieu dont j’ignore tout, je suis passé à côté, et ce n’est pas plus mal.)

Au bout du compte ? Ce petit bouquin est pour l’instant, et de loin, ce que j’ai lu de plus intéressant cette année. Si vous êtes rôliste, c’est une mine de noms et d’anecdotes. Et si vous êtes un type normal, qui n’a pas envie de piller le passé pour en tirer de bonnes histoires, c’est un bon rappel de la plasticité des certitudes « historiques ».

Tallandier, collection Texto, 10 €

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