Intégrale Nestor Burma, de Léo Malet (années 40 à 80)

Déjà, qui paye ses dettes s’enrichit : merci à Laurent Kloetzer de m’avoir rappelé l’existence de MM. Malet et Burma, que j’avais trop brièvement fréquentés il y a… oh, vingt piges, par là.

Vingt-sept romans, plus une poignée de nouvelles. Dans les trois mille cinq cents pages. Quatre volumes chez Bouquins si vous voulez un bon rapport qualité/poids et un classement chronologique, mais sinon, ils se trouvent individuellement. Il m’a fallu un petit mois pour en venir à bout, c’est dire si ça se lit vite et bien. Et encore, j’avoue que j’ai sauté les préfaces et la plupart des annexes. J’y reviendrai peut-être plus tard, un de ces jours, mais le peu que j’en ai vu ne m’a pas forcément donné envie de m’y plonger.

Rédiger une présentation de tout ça roman par roman représenterait un exercice aussi stérile que volumineux, donc, autant vous livrer mes impressions en bloc.

Au commencement : Léo Malet

Il était une fois un très jeune Méridional monté à Paris vers le milieu des années 20. Une fois à la capitale, il mena de front une double carrière de chansonnier et de crève-la-faim. La première fit de lui un poète et le mit en contact avec les surréalistes, qu’il fréquenta avec bonheur pendant une décennie. Mais comme il n’y a pas de bonheur sans mélange, pendant presque toutes les années 30, il fut aussi un crieur de journaux oscillant aux limites de la misère.

Assez bizarrement, cet anarchiste vaguement tenté par le trotskisme va devoir sa carrière à l’Occupation, et plus précisément à Otto Abetz et à ses listes d’ouvrages censurés. En interdisant en bloc toute la littérature anglo-américaine postérieure au XVIIIe siècle, les Allemands créent une pénurie… de romans policiers. D’un trait de plume, les Français sont privés d’Agatha Christie, de Dashiel Hammet, d’Edgar Wallace, de Leslie Charteris, de Peter Cheney, etc. Selon un phénomène tout à fait classique, les éditeurs se rabattent sur la production locale, et Léo Malet, fraîchement sorti du stalag, commence à écrire des polars. Il commet d’abord des pastiches américano-tocs sous le pseudonyme de Johnny Metal, puis, très vite, commence à publier sous son nom les aventures de Nestor Burma, qui rencontrent un succès spectaculaire et vont l’occuper pendant plus de trente ans.

M. Nestor dans ses œuvres

Nestor Burma, détective privé, est né au même endroit que son créateur, il a eu la même jeunesse agitée que lui, a fréquenté les mêmes artistes et traîné ses guêtres dans les mêmes cafés (entre autres souvenirs de jeunesse, ce franc-tireur chroniquement emmerdé par son banquier et des huissiers a un Magritte dans son salon).

Simplement, comme il avait besoin de bouffer, il s’est mis flic à son compte, alors que Malet optait pour la machine à écrire. À part ça, créateur et créature se tiennent de très, très près.

L’agence Fiat Lux, installée rue des Petits-Champs puis, sur la fin, rue de Mogador, ne compte qu’une employée à temps plein – l’inévitable secrétaire sexy, Hélène Chatelain. En cas de besoin, si l’état des finances de l’agence le permet, Burma s’adjoint des auxiliaires ponctuels. Il soigne ses relations avec la presse en la personne de Marc Covet, journaliste talentueux et poivrot de concours, spécialisé dans les affaires criminelles. Enfin, notre détective a un ami chez les vrais poulets du quai des Orfèvres, Florimond Faroux, qui commence la série comme simple inspecteur et la termine commissaire, haut placé dans la hiérarchie de la Tour pointue.

Voilà pour les bases, qui varieront peu d’un épisode à l’autre. Le reste, c’est le talent de Léo Malet, et ça se résume un peu plus difficilement. Pratiquement à lui tout seul, et en pleine Occupation, il crée un genre nouveau – pour les amateurs d’étiquettes, disons qu’il invente le roman noir à la française, mâtiné de surréalisme et d’humour. « Roman noir » parce que la série baigne dans des sauces diversement glauques selon les époques, Malet appliquant, puis dépassant les canons du genre fixés avant-guerre par les Américains. « Surréaliste » parce que Léo Malet a de temps en temps comme des retours de jeunesse, et qu’il ne recule pas sur les scènes où un Burma drogué jusqu’aux yeux/ victime d’un traumatisme crânien / grippé avec 40° de fièvre continue à enquêter, quitte à être aux prises avec des hallucinations ou à discuter avec son double. Quant à l’humour, Nestor Burma raconte ses affaires à la première personne, et notre homme a le sens de la formule qui fait mouche et du portrait caustique tracé en une phrase.

Premières enquêtes





Rédigés dans les années 40, ces premiers Burma se déroulent entre la fin des années 30 et la Libération. La formule est déjà en place, mais Burma, que son créateur n’a pas encore enchaîné à Paris, se promène encore sur la Côte d’Azur, à Lyon ou à Marseille, selon les besoins de ses affaires.

Les quatre romans se déroulant sous l’Occupation méritent une mention spéciale. C’est une Occupation vue au ras du trottoir, sans résistants, sans héroïsme et presque sans Allemands, mais avec les alertes, les emmerdements du quotidien quand il faut passer la ligne de démarcation, et l’obsession constante du ravitaillement – Burma, gros fumeur de pipe, souffre particulièrement du manque de tabac. Le résultat, oppressant à souhait, est sans doute très proche de la réalité ordinaire de ces années-là.

Le cycle (inachevé) des nouveaux mystères de Paris



Il s’en faut de cinq romans pour que la série couvre les vingt arrondissements, mais les quinze qui existent représentent déjà un tour de force littéraire. Dans chacun d’eux, Burma enquête sans sortir des limites d’un arrondissement. Solidement documenté par Léo Malet, il nous raconte au passage d’intéressantes anecdotes sur le passé du coin, généralement vu sous l’angle criminel.

À soixante-cinq ans de distance, ce qui était un reportage sur le vif s’est changé en document historique. Le Paris des années 50 ressemble au nôtre sans être identique.

D’un volume à l’autre, on passe des caves de Saint-Germain-des-Prés aux hôtels particuliers du XVIe arrondissement, des palaces des Champs-Élysées aux ateliers de fondeurs du Marais, du quartier juif de la rue des Rosiers aux terrains vagues sordides de Tolbiac, et ainsi de suite, découvrant à chaque fois une ambiance bien campée, des personnages diversement attachants ou odieux, le tout emballant une bonne histoire noire à souhait. Nous sommes dans l’immédiat après-guerre, et après cinq ans de gueule de bois, la ville a encore comme des renvois, avec ses secrets crasseux, ses notables qui n’ont pas envie qu’on se souvienne de ce qu’ils ont fait pendant les années noires… Et bien sûr, ses turpitudes présentes, chantages, trafics de drogue et tutti quanti.

Les romans tardifs



Le quatrième volume de la série Bouquins couvre les romans postérieurs aux Nouveaux Mystères de Paris, soit grosso modo les années 60. Burma a beau jouir du privilège des héros de la littérature populaire – ne pas vieillir, ou peu – il commence à se sentir en décalage avec un monde où l’on compte en nouveaux francs, où Paris est grignoté de partout par des urbanistes déchaînés, où les filles portent des minijupes et écoutent des chanteurs yéyés (en homme de goût, il préfère les porte-jarretelles et George Brassens. Séparément, pas simultanément). Bref, il continue à mettre le mystère KO sous Pompidou comme sous Albert Lebrun, mais il n’est plus complètement raccord avec son époque. Paris reste son champ d’action principal, mais il lui arrive de quitter à nouveau, pour les besoins d’une enquête en Bretagne ou dans son Montpellier natal.


Mille mic-macs moches

Burma, détective privé ? Voire. Il a l’habitude de s’auto-saisir tout seul comme un grand, généralement après être tombé sur un cadavre, et même quand il a un client, il n’est pas un employé de tout repos – il faut dire que ses clients ont tendance à avaler leur extrait de naissance vers la page 50 ou à lui cacher un gros paquet d’informations capitales pour des raisons inavouables.

Grattez un peu le privé, et vous trouverez un avatar du justicier à l’ancienne, mâtiné d’une bonne dose d’anarchiste qui laisse chacun se démerder avec sa conscience. (Bizarrement, ils ont beau appartenir à des univers narratifs très différents et être de deux côtés différents de la barricade, je peux tout à fait l’imaginer boire des coups avec un vieil Arsène Lupin rangé des voitures.)

À part ça ? À part ça, Burma se mêle, selon les moments, des affaires de truands[1] qui le prennent mal, d’histoires de notables pas très propres où l’on retrouve un cocktail de meurtres, de drogue ou d’avortements clandestins. Il lui arrive de récupérer des bijoux volés pour le compte d’assureurs, ou de s’occuper de faire taire des maîtres chanteurs.

Il pose des questions qui fâchent, remue la vase, esquive les balles, distribue des beignes et en encaisse plus souvent qu’à son tour, évite de tuer parce qu’il n’est plus sanguinaire que ça… et surtout, il collectionne les cadavres et les emmerdements qui vont avec. Il ment aussi énormément, parce qu’il tient à mener sa barque à sa manière, sans se laisser emmerder par la police officielle ou même par son client. Donc, pour avoir les mains libres, il abreuve tout le monde de demi-vérités et de gros mensonges, jusqu’au moment où il attrape son bonhomme[2].

À quoi ça peut servir ?


À se faire plaisir, déjà.

À découvrir un classique de la littérature populaire française, ensuite. Si vous voulez vous faire une cure de bons classiques, prenez Léo Malet, plus Simenon et une bonne dose de Boileau-Narcejac, et vous avez de quoi vous faire plaisir pendant des décennies.
À s’immerger dans une ambiance et à se laisser porter au fil d’histoires qui, vues sous un certain angle, sont presque des poèmes en prose.
Ça devrait suffire à justifier un coup d’œil, non ? Pour le coup, je sais que j’y reviendrai, tôt ou tard, dans cinq ou dix ans…


Considérations pour rôlistes 

Ah oui, les rôlistes. Il paraît qu’il y en a qui me lisent. Hum.Donc, chers amis :

1) Il n’y a pas de jeu couvrant les années 50.

2) Ni de jeu spécifiquement dédié à cette famille de polars très particulière. Oui, il y a eu des trucs comme Noir, mais on ne peut pas dire qu’ils ont cartonné.

3) Léo Malet écrivait sans plan et construisait son histoire au fur et à mesure, sans reculer devant les incohérences, quitte à les fourrer sous le tapis lors des explications finales. Parfois, ça glisse tout seul, parfois, ça accroche. Au temps pour les amateurs de scénarios pensés au millimètre.

Ces trois réserves faites, que cela ne vous empêche pas d’aller y voir. Vous trouverez quand même de quoi becter dans tout ça : une gigantesque mine de lieux, de situations et de personnages, de précieuses leçons sur les dialogues et les descriptions. Bref, du très bon, mais qui exigera un petit filtrage pour être entièrement exploitable.




PS : Si vous avez bon goût mais pas envie de vous colleter avec Léo Malet, vous pouvez en toute confiance vous précipiter sur les adaptations de Tardi, qui ne couvrent pas tout le cycle, mais qui sont… eh bien, du Tardi. Sinon, il y a aussi la série avec Guy Marchand, mais là, c’est vous qui voyez.




[1] Des vrais, qui causent en argot et portent fièrement des blazes comme Jo le Corsico ou Mairaingaud la Meringue, mais qui sont sensiblement moins attachants que ceux d’Audiard.
[2] Ou pas. Et même quand il le coince, il y a souvent des effets collatéraux désagréables sous la forme d’un ou deux cadavres supplémentaires. « Roman noir », vous vous souvenez ?





Commentaires

  1. Recycler Hellywood (nettement le meilleur jeu Noir) pour faire du Léo Malet, ça serait bien glop :)

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    1. En enlevant ou en gardant le fantastique ?
      Je ne peux cela dit que partager la référence à Hellywood, un excellent jeu.

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  2. Utiliser Jus d'Pomme, le JdR du cinoche d'Audiard
    http://reves-de-menhir.vacau.com/jusdpomme/fichiers/dj01v102-jusdpomme.pdf

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  3. Un vrai parfum rétro dans ces aventures de Nestor...
    L'argot a à peine vieilli et c'est ce sont des "’histoires qui, vues sous un certain angle, sont presque des poèmes en prose."
    A lire aussi les poèmes de Malet, notamment "J'arbre comme cadavre", de la période surréaliste...

    Bel article ! je vais me replonger dans mes vieux Nestor poussiéreux...et dans Tardi...

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  4. Pour ma part il faut que je lise le t4 de cette intégrale. Bon, le fait qu'il soit au garde meuble en France et moi en Chine va rendre la chose compliquée à court terme, mais...

    Sinon, juste une question de curieux Tristan, est-ce qu'un des romans t'a marqué plus que d'autres ? J'avoue pour ma part que Brouillard Pont de Tolbiac me fout le blues à chaque lecture, je le trouve vraiment puissant, un cran au-dessus.

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  5. À les lire à la file, on finit par les confondre un peu. Je le dis dans le billet : ceux qui se distinguent, ce sont les romans de l'Occupation, et en particulier "120 rue de la Gare". Sinon, dans les Nouveaux Mystères de Paris, peut-être "Du rebecca rue des Rosiers" et, bizarrement parce qu'il est tout à fait mineur, "Les rats de Montsouris".

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  6. J'en au lu un seul et ça m'a assez plu mais j'aurait bien aimé un peu plus d'inspiration de ses copains surrealistes.

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  7. Rien à voir avec Nestor, mais je ne sais pas où m'adresser à vous....
    Dans la rubrique téléchargement :http://hu-mu.blogspot.fr/p/telechargements.html
    La tentative de re-téléchargement de Brumaire me dit ça.;
    Impossible de trouver la page : https://sites.google.com/site/kedrik2/brumaire.pdf
    Yves

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