Aux Marches du Pouvoir



Il se murmure dans les alcôves du monde rôliste que le véritable pouvoir éditorial reposerait entre les mains des critiques. Que la vie d'une gamme se jouerait parfois à la place d'une virgule dans un article Casus de Tristan, qu'un mot de Cédric suffirait à ajouter un zéro à la somme récoltée lors d'un foulancement et que c'est cet article de Benoît qui aurait convaincu Fantasy Games Unlimited d'adapter Les Trois Mousquetaires en JdR. Avec de grands pouvoirs viennent de nombreuses manigances et tentatives de corruption : j'écris moi-même cet article depuis la Tour d'Argent où m'a invité l'un des moguls du jeu de rôle francophone.

Autant vous dire qu'on se sent immédiatement concernés lorsque Manuel Bedouet -déjà l'auteur des très bons Sur les Frontières et Summer Camp- nous annonce la sortie d'Aux marches du pouvoir, un JdR sans MJ qui nous invite à incarner des ambitieux cherchant à progresser dans la hiérarchie sociale de la cité impériale de Naësence, située dans le même univers de fantasy que Sur les Frontières. Le jeu nous promet des intrigues politiques, les PJ ne peuvent pas "se salir les mains", et met les joueurs en compétition : tous ne pourront pas gravir les marches du pouvoir et certains connaîtront une fin tragique.  Il se joue à travers une succession de narrations encadrées par des tirages de dominos qui en imposent certains thèmes. 

Après que nous l'ayons tout deux testé, le jeu a cependant provoqué un schisme entre Benoît et moi. Disons-le brutalement : il a adoré, j'ai été très déçu. L'occasion pour nous de se BAGARRER parce que nous savons que c'est la seule chose qui intéresse nos lecteurs dialoguer pour revenir sur cette différence de ressentis.

Steve : Salut Benoît, avant d'entrer dans le vif du sujet et de discuter de ce qui nous sépare, j'aimerais bien entendre ton avis sur le matériel du jeu qui est imprimé sur un grand poster représentant la ville de Naësence. J'ai le sentiment qu'il s'agit d'un aspect du jeu sur lequel nous serons plutôt d'accord.

Benoît : Clairement, sur la forme Aux Marches du Pouvoir fait très fort (et pas seulement parce que je me suis coupé en faisant sauter le cachet à la cire). Plus sérieusement, une enveloppe épaisse, un titre écrit à la main et à la plume, un cachet de cire, on a pas l'habitude de voir ça. Et à l'intérieur, un grand poster qui représente Naësence et les factions, figures et lieux clés du jeu. Les illustrations sont très évocatrices et même si la carte de la ville ne sert pas à jouer à proprement dit, elle aide vraiment à se plonger dans l'ambiance. Au dos du poster on a toutes les règles nécessaires au jeu. C'est concis mais complet. Personnellement, je n'avais jamais vu quelque chose comme ça, mais tu as plus de bouteille que moi sur la scène Indie. Il y a des précédents ?

Steve : On peut citer Fall of Magic et sa carte en tissu, beaucoup plus luxueuse mais à mon avis moins inspirante. Je suis très impressionné par la capacité d'Aux Marches du Pouvoir à transmettre un univers commun à ses joueurs - c'est important pour un jeu sans MJ pour assurer la cohérence esthétique - à partir de quelques symboles graphiques, quelques PNJ pourtant évoqués de façon très évasive et quelques détails narratifs : le fait que les PJ ne puissent pas "se salir les mains" et doivent passer par des intermédiaires pour agir participe grandement à poser une ambiance...

Benoît : Au-delà de la forme, l'utilisation des dominos comme facteur aléatoire du jeu m'a bien plu également, c'est original et intéressant, je trouve.

Steve : Je ne connais pas pas d'autre exemple de jeu utilisant des dominos mais je ne trouve pas qu'ils apportent une plus-value par rapport à des dés. Qu'est ce qui te plaît tant dans ce remplacement du matériel classique ?

Benoît : Le fait d'avoir deux résultats à la fois sur le domino constitue une contrainte tactique que je trouve marrante, en particulier quand il s'agit de piocher les dominos face visible à la fin d'un cycle de narration (on peut essayer d'optimiser ses chances de victoire en prenant des chiffres qui collent à son personnage ou d'optimiser ses possibilités d'interrompre le récit des autres avec des complications en piochant les chiffres qui collent à leurs personnages...) Je suppose qu'on pourrait remplacer ça par des dés, mais la nature physique du domino m'a semblé adaptée (ils claquent quand on les pose pour compliquer le récit d'un autre joueur...)

Steve : ...bon par contre je mets fin à cette échange de gentillesses en explicitant ce qui me déplaît dans la construction du jeu. Je vais sans doute te surprendre (tu connais mon appétence pour les JdR de la scène narrativisto-experimentalo-vegan-forgienne, mais Aux Marches du Pouvoir est un jeu qui manque cruellement de MJ !

Pour être plus précis, et un peu moins provocateur, il y a une fonction du meneur de jeu que je trouve importante en tant que joueur : assurer que les actions des personnages dans la fiction auront des conséquences sur leur évolution. Si je prends, au travers de mon personnage, des décisions pertinentes/stupides vis-à-vis de la situation, j'apprécie que le MJ le reconnaisse en m'accorde des avantages/des désavantages.

Certains jeux sans MJ parviennent à remplacer cette fonction mais le système d'Aux Marches du Pouvoir me parait décorrélé de la fiction. L'enjeu en tant que joueur est de récupérer le plus de dominos qui représentent l'influence politique de mon personnage. Ces dominos me sont donnés à la fin de chaque scène par les autres joueurs qui me les distribuent quand ils jugent que les complications que j'ai intégré dans le récit sont plus intéressantes que celles des autres participants.

Au fond mon personnage à beau être un fin tacticien, ses manœuvres politiques n'ont aucune importance, la seule chose qui décidera de son avenir politique c'est ma capacité à éblouir les autres participants par mes capacités de conteur. On me promettait une lutte de pouvoir mais, en m’asseyant à la table de jeu, j'ai eu l'impression de participer à un concours de poésie !

Benoît :  Je comprends tout à fait ce que tu veux dire, mais ça ne m'a pas dérangé. On est après tout dans l'idée de raconter une histoire collectivement, et mes expériences précédentes me laissent à penser que ce que tu décris est plutôt la norme de ce type de jeu. Ce qui m'a plu au contraire c'est la manière dont les dominos focalisent le récit sur certains aspects de l'univers. L'aspect compétitif du jeu est amusant, et sert lui aussi à diriger la fiction, mais il reste très secondaire: je ne joue pas Aux Marches du Pouvoir pour gagner, mais pour raconter avec mes petits camarades une histoire intéressante, pleine de bruit et de fureur.

Pour tout dire, je suis un peu surpris de ma propre réaction. Ma seule expérience préalable de ce type de jeu était Polaris (celui de Lehman, pas le jeu de cyberpunk en maillot de bain) et je trouvais ce jeu très frustrant parce que manquant totalement à la fois de direction et d'interaction. Ici, les complications permettent de mettre en scène des dialogues (et même les personnages des joueurs qui n'ont pas le micro) d'une manière élégante et (à mon avis) assez convaincante.

Du coup, si je comprends ta déception par rapport au jeu, je dois dire que pour ma part je n'en attendais pas cela et donc ça ne me pose pas de problème. On pourrait même dire en se plaçant dans l'univers fictionnel que le vainqueur n'est pas forcément le meilleur, il y a une grosse part de chance dans les jeux de cours...

Steve : Effectivement les critiques que j'adresse à Aux Marches du Pouvoir, je pourrais les adresser à la plupart des jeux issus de la mouvance "storygames"/"jeux narratifs". Je les ai peut-être trop pratiqués mais j'éprouve une lassitude croissante envers ces jeux dont la totalité du game-design est orientée vers l'idée de "raconter une histoire collectivement". J'en demande peut-être trop aux auteurs de jeux en voulant éprouver à la fois le frisson de la compétition, les émotions contradictoires de mon personnage et le plaisir esthétique (et social) du récit collaboratif !

Mais j'appréciais justement la démarche d'hybridation des précédents jeux de Manuel. Je n'ai malheureusement pas pratiqué Sur les frontières mais son Summer Camp mélangeait la nécessité pour les joueurs de créer des bouts de récits avec des logiques de jeu plus "traditionnelles". C'était une démarche ambitieuse mais qui s'avérait payante : les différentes mécaniques venaient de cultures ludiques différentes mais elles se complétaient harmonieusement. Je renvoie une nouvelle fois à la critique de Cédric qui mettait bien le doigt sur ce dialogue ludique :
"Lors des histoires de la veillée, les joueurs vont donc semer les graines de l’aventure du lendemain, que le MJ va gentiment tordre par le truchement d’un twist qui permettra d’être surpris quoi qu’il arrive."

Rien de tout cela dans Aux Marches du Pouvoir. C'est un joli jeu, il tourne bien et permet de raconter des histoires plutôt bien construites. Pourtant, comme beaucoup des jeux sans MJ récents, il me semble que c'est un jeu qui pourrait oser beaucoup plus dans ses mécaniques de jeu.

Benoît : C'est justement parce que mon test d'Aux Marches du Pouvoir a abouti à une histoire cohérente mais faisant interagir avec fluidité nos quatre personnages, pourtant antagonistes, que je l'ai apprécié. En tous cas, je peux attester que pour quelqu'un de peu rôdé à ces jeux narratifs (mais pas du tout végan dans le cas d'Aux Marches du Pouvoir) le dernier né de Manuel est accessible, fun et résulte en une expérience de jeu que pour ma part j'ai trouvé satisfaisante. L'aspect compétitif n'est peut-être là que pour forcer une résolution finale du récit (et ça marche) mais je n'en attendais pas plus. Si l'absence de lien entre la narration et la résolution est le prix à payer pour avoir quelque chose de cohérent, je trouve que ce n'est pas cher payé.

En tous cas, il serait dommage à mon avis de se priver du plaisir d'essayer ce jeu à la fois original sur la forme et le fond et qui produit une expérience de jeu tout à fait plaisante en quelques heures avec une forte rejouabilité.

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