Dogs in the Vinyard et Démiurges


La parution récente de Démiurges, un jeu très inspiré de l'animé Fullmetal Alchemist où l'on incarne de jeunes sorciers qui rêvent de changer le monde, m'a plongé dix ans en arrière. Parce que Frédéric Sintes, son auteur, parle de son jeu sur les forums rôlistes depuis 2006. Parce que j'avais eu l'occasion de tester une version de travail du jeu il y a plusieurs années. Et surtout parce qu'il s'inspire énormément du fonctionnement de Dogs in the Vinyard (DitV), le jeu de Vincent Baker, paru en 2004 et mettant les joueurs dans la peau des juges de paix d'une communauté mormone (1). Zeitgeist de l'an 2017 : l'éditeur Lapin Marteau a annoncé il y a peu sa volonté de traduire DitV en français. L'occasion de se demander aujourd'hui ce que ces deux jeux, qui s'inscrivent dans des philosophies ludiques nées dans les années 2000, ont encore à nous apporter.


Que reste-t-il de ce qui fut forgé ?

On connait l'histoire du mouvement du JdR indépendant -indie- américain centré autour du forum The Forge. Les auteurs s'inscrivant dans ce courant -dont faisait partie Vincent Baker- cherchaient des méthodes permettant de s'auto-publier et insistaient sur une vision doublement expérimentale du JdR : l'exploration de thématiques nouvelles (la relation amoureuse dans Breaking the Ice, la tragédie dans Polaris, le mormonisme et la tradition dans DitV...) et la recherche de nouvelles façons de partager la narration entre les joueurs.
The Forge a fermé ses portes en 2012 et le mouvement s'est depuis scindé en deux sous catégories : les jeux Powered by the Apocalypse utilisant le système du jeu Apocalypse World et les storygames concentrant leurs efforts de game design sur les contraintes narratives.

En bref, là où les jeux forgiens des années 2000 étaient extrêmement variés, leurs héritiers actuels se sont finalement homogénéisés. De nombreux jeux de l'époque sont restés à l'état d’expérimentations non reproduites. C'est le cas de Dogs in the Vinyard qui, s'il a connu un succès d'estime, reste un jeu au fonctionnement très particulier et donc les mécaniques n'avaient finalement qu'assez peu été copiées depuis. Le jeu repose sur un système qui accompagne la quasi-totalité des discussions et des conflits menés par les PJ. Le principal enjeu de DitV étant de chercher à convaincre les autres membres de sa communauté d'adhérer aux idées de nos personnages, on comprendra que les mécaniques sont omniprésentes.

Traits contre Traits

Dans DitV un PJ est principalement décrit par un ensemble de traits, des courts bouts de phrases décrivant ses relations ("fille du forgeron"), ses expériences passées ("accompagnait son père à la chasse"), ses croyances ("une communauté à besoin de respecter une autorité pour rester soudée") ou son équipement ("morceau de terre consacrée par un religieux"). Ces traits permettent d'obtenir des dés lors des discussions et des conflits (une discussion où l'on cherche à obtenir quelque chose d'un des personnages présents est un conflit). Une fois les dés lancés, on peut chercher à convaincre (ou attaquer) son adversaire en avançant dans sa direction une combinaison de deux dés (par exemple un d10 dont le résultat est un 4 et un d6 dont le résultat est un 5), l'adversaire peut annuler une attaque en avançant lui même deux dés d'une valeur supérieure ou égale. Si le défenseur s'avère incapable d'annuler une attaque il peut chercher à lancer des dés supplémentaires en faisant appel à d'autres traits de sa fiche de personnage. Il peut le faire soit en formulant de nouveaux arguments cohérents avec le trait impliqué, soit en ayant recours à la violence...ce qui reste le moyen le plus efficace de faire valoir son point de vue mais fait courir le risque de subir ou de causer des blessures.

Bon. C'est un peu compliqué. Résumons ces mécaniques en insistant sur ce qu'elles provoquent autour de la table :
1) Parce que les arguments avancés ne permettent de gagner des dés que s'ils sont liés aux traits des personnages, le joueur est obligé de rentrer dans le système de pensée de son personnage. Les traits ne sont ainsi pas qu'un élément technique, les activer oblige le joueur à jouer le rôle de son PJ et à raisonner comme lui.
2) Les mécaniques de relance viennent considérablement allonger les conflits qui durent souvent plus d'une dizaine de tours (ils s'accélèrent si l'une des forces en présence décide de sortir les armes). DitV est un jeu composé de longues discussions qui sont autant de débats avec plusieurs mouvements : on argumente, on réfute, on change d'argument...jusqu'à l'épuisement des traits.
Notons que c'est cet aspect qui rend le jeu clivant : certains joueurs adorent cette dynamique, d'autres trouvent le jeu fastidieux dans sa succession de conflits.
3) Un dilemme est systématiquement inscrit dans les mécaniques : "Etes-vous prêt à utiliser la violence pour imposer votre point de vue ?...quitte à en subir les conséquences".

Simplifier DitV

Démiurges reprend la logique des traits et l'importance des conflits de DitV mais il en simplifie le fonctionnement en supprimant la possibilité d'effectuer des relances et donc de rajouter des traits supplémentaires une fois le conflit lancé. Au lieu de cela chaque adversaire ne lance qu'une fois les dés -associés à ses traits- et forme avec eux une combinaison de dés de la même valeur (une paire de 6, un triplet de 3, etc). Le joueur parvenant à réunir le plus de dés gagne le droit de raconter l'issue du conflit mais le joueur dont les dés indiquent la valeur la plus faible subit les retombés du conflit (les blessures par exemple). Ainsi "gagner" un conflit avec un triplet de 1 face à une paire de 4 permet de remporter l'objectif du conflit mais au prix de séquelles. Les PJs peuvent aussi faire appel à leur magie pour réaliser un sacrifice : en rayant un de leurs traits ils peuvent remporter un conflit automatiquement.

Là encore il convient surtout d'insister sur les effets du système de conflit :
1) Il produit des affrontements beaucoup plus rapides et bien moins centrés sur l'échange d'arguments. Démiurges laisse la place à des scènes d'action échevelées et se préoccupe beaucoup moins des débats d'idées que ne le faisait DitV.
2) Les mécaniques créent un dilemme central : "suis-je prêt à subir des sacrifices pour parvenir à réaliser mes objectifs ?".
3) Une grande partie des traits correspondant à des pouvoirs magiques puissants, on peut toujours justifier la description d'actions spectaculaires.

Malgré sa parenté évidente avec le jeu de Vincent Baker, Démiurges produit une dynamique de jeu très différente autour de la table. Dans les deux jeux les mécaniques sont omniprésentes mais le système de Démiurges est plus rapide d'utilisation. Et pour cause :  il conserve l'insistance sur les dilemmes mais remplace les longues argumentations, et la nécessité de rentrer dans les schémas de pensée de son personnage (l'univers mormon de DitV est plus dépaysant que le monde Démiurges qui est finalement un univers de super-héros), par un système de magie laissant le joueur très libre de décrire des effets spectaculaires.


New School Renaissance ?

De nombreux rôlistes, j'en fais partie, pensent que le courant le plus intéressant de ces dernières années en matière de JdR est la scène Old School Renaissance. Elle repose sur un exercice intellectuel : revenir en arrière, à l'époque de la première édition de Donjons et Dragons, et imaginer des évolutions alternatives de notre loisir à partir de ce point de référence. C'est une scène en constante évolution à qui l'on doit des scénarios, des réflexions et des jeux à la fois très nombreux et très variés.
Parce qu'il s'inscrit dans le sillage, quelque peu négligé par les créateurs de jeu, de Dogs in the Vinyard, on se prend a espérer que Démiurges plante la graine d'un courant New School Renaissance qui chercherait à réinventer le loisir à partir des productions forgiennes des années 2000. Il y a assurément là matière à créer des jeux de très grande qualité.

(1) Pour les puristes je précise que, en effet, les PJs ne sont pas exactement des mormons mais des membres d'une religion fictive très similaire. DitV ayant été écrit par un ancien mormon questionnant ses traditions familiales je continue cependant à le présenter ainsi à mes joueurs.

Commentaires

  1. "On joue quoi ?
    -Des inquisiteurs mormons adolescents dans un far west à la sauce fantasy biblique"

    Pareil.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Perso je comprends qu'on ne soit pas intéressé par le fait d'incarner des (quasi-)mormons mais je ne pense pas qu'on rende service au jeu quand on le présente en éludant cet aspect !

      Supprimer

Enregistrer un commentaire