Dans le jardin de la bête, d’Erik Larson




Printemps 1933. Le président Roosevelt vient de récupérer les commandes d’un pays ravagé par la crise. Même si ce n’est pas son plus gros souci, il n’arrive pas à trouver d’ambassadeur à envoyer en Allemagne – une Allemagne dotée d’un tout nouveau chancelier, un certain Adolf Hitler, qui est en train de « synchroniser » son pays avec les idéaux nationaux-socialistes. Pressentis pour aller représenter les États-Unis à Berlin, les candidats se défilent les uns après les autres.

Et voici que William E. Dodd, professeur d’histoire à l’université de Chicago, sollicite un poste diplomatique. La carrière l’intéresse assez peu, il a surtout besoin de temps libre pour terminer d’écrire un livre, et vise des sinécures comme Bruxelles ou La Haye. Malheureusement pour lui, il parle allemand et a fait une partie de ses études à Leipzig, à la Belle époque.

Après un recrutement accéléré, l’infortuné M. Dodd, admirateur de Jefferson et des Lumières, boucle ses valises pour le pays des nazis. Ses instructions ? Avant tout, veiller à ce que les Allemands remboursent ce qu’ils doivent à aux États-Unis. Assez loin derrière figurent d’autres priorités, notamment les agressions contre les citoyens américains ou germano-américains perpétrée par les SA, et « la question juive ».

En homme de gauche cohérent, Dodd annonce qu’il ne dépensera pas plus que son traitement[1] et fait traverser l’Atlantique à sa vieille Chevrolet plutôt que d’acheter une grosse voiture de fonction sur place. Il embarque donc sous les ricanements de la presse et le regard sceptique des diplomates de carrière du Département d’État, qui n’aiment les dilettantes que lorsqu’ils viennent du « bon petit club » qui a fait les bonnes études avec les bonnes personnes…

Le nouvel ambassadeur ne part pas seul. Son épouse l’accompagne, ainsi que ses deux enfants, son fils Bill et sa fille Martha. Mrs Dodd et Bill sont des personnages assez effacés. Martha, en revanche, est une très forte personnalité, qui mérite d’être connue. Âgée de vingt-quatre ans, séparée d’un mari banquier, elle rêve d’une carrière littéraire et vit comme elle l’entend. Aux États-Unis, elle a eu des aventures avec des écrivains. À Berlin, elle va collectionner les liaisons avec des personnages beaucoup moins inoffensifs.

Ici, une parenthèse sur la nature de Dans le jardin de la bête. Bizarrement publié par Le Livre de Poche sous le label Thriller, c’est en réalité un ouvrage d’histoire, rédigé par quelqu’un qui a dépouillé la correspondance et le journal de Dodd père et puisé dans les souvenirs de Martha, sans oublier de les remettre dans la perspective de la grande histoire. L’ensemble est solidement documenté, doté d’une copieuse bibliographie et d’abondantes notes en bas de page. Et comme le « quelqu’un » est journaliste de formation, tout cela encadre des chapitres courts, nerveux et concentrés sur un sujet précis. Mais ce n’est pas un thriller.

Arrivés à Berlin à l’été 1933, les Dodd vont y rester jusqu’à la fin de 1937, mais Dans le jardin de la bête ne couvre que la première partie de leur séjour, jusqu’à l’été 1934 et la Nuit des longs couteaux. Les années qui suivent la purge des SA sont expédiées en quelques chapitres.

Les Dodd, père et fille, se retrouvent jetés dans un univers toxique, où le monstre totalitaire dévore ses premières victimes dans l’indifférence générale – celle des Allemands, et celle de la très grande majorité du monde extérieur. Leurs trajectoires croisées sont d’autant plus riches d’enseignements que ce sont de vraies personnes, pas des personnages de roman. Ils sont donc pétris de contradictions, commettent des erreurs de jugement et ont des côtés antipathiques, comme tout le monde.

À son arrivée, l’ambassadeur Dodd pense sincèrement qu’il va retrouver l’Allemagne éternelle, celle qu’il a connue avant la Grande Guerre, et il est certain que les nazis seront bientôt remplacés par des gens sains d’esprit. Il passe beaucoup de temps à les chercher, sans grand succès. Son ambassade est un chemin de croix. Il peine à trouver un logement[2], ferraille avec une hiérarchie qui ne l’aime guère, se bagarre avec les fonctionnaires de l’ambassade qui s’indignent de sa prétention de tailler dans les dépenses, doit répondre aux protestations allemandes aux manifestations antinazies aux États-Unis…

Quant à Martha, elle est franchement séduite par le national-socialisme, d’abord intellectuellement puis charnellement lorsqu’elle entame une liaison avec Rudolf Diels, le chef de la Gestapo. Créature de Goering, Diels est l’objet des attentions féroces d’Himmler, qui veut à tout prix prendre le contrôle de la police secrète. Martha l’aide dans la mesure de ses moyens, puis elle tombe amoureuse de Boris Winogradov, un diplomate russe qui se trouve être le chef du poste berlinois du NKVD… Ayant perdu ses illusions sur le nazisme, elle s’en forge de nouvelles sur le communisme.

Au bout du compte, leur présence n’a pas changé grand-chose à ce qui se prépare. Les Dodd rentrent en Amérique début 1938. Épuisé mais lucide, William Dodd entame une carrière de Cassandre. Il use ses dernières forces à avertir ses concitoyens qu’il faut se préparer à la guerre et meurt début 1940, bien avant l’entrée en guerre de son pays. Recrutée par le NKVD, Martha mène en dilettante une carrière d’espionne qui lui vaudra des soucis avec le comité des Activités anti-américaines au début des années 1950. Elle s’exile à Prague, où elle reste jusqu’à sa mort en 1990.

Dans le jardin de la bête n’est certes pas la lecture la plus riante de l’année, mais il déborde de petits faits, d’anecdotes et de détails qui restituent le Berlin et l’Allemagne de l’an I du IIIe Reich tels qu’ils étaient sous le regard de ses habitants. Quand il s’agit d’examiner une période historique où tout bascule, nous souffrons de prescience rétrospective. Nous savons bien sûr, que personne n’a réussi à faire reculer Hitler, ni à l’intérieur, ni à l’extérieur, et encore moins à le remplacer. Nous savons bien sûr que l’affrontement entre Hitler et Röhm était inévitable et ne pouvait que se terminer à l’avantage du premier. Nous savons bien sûr, que le IIIe Reich connaîtra un Crépuscule des dieux accéléré, et que son millénaire ne durera que douze ans. Mais rien de tout cela n’était aussi net vu à ras du sol, au rythme de la vie quotidienne.

Ce petit bouquin est aussi un plaidoyer en faveur des principes. À quoi se raccrocher dans un pays assommé par la crise, bombardé par la propagande[3], et soumis à des changements à la fois profonds et difficiles à appréhender, sinon à des principes ? Comment identifier un monstre, quand le monstre a un air de famille avec nous[4] ? Comment savoir ce qui était essentiel dans ce qui a disparu lors de la « mise au pas » de l’Allemagne ? Si l’on n’y regarde pas de trop près, les gens vivent « presque » comme avant. Certes, ce « presque » fait l’impasse sur deux cents ans de civilisation, mais ce n’est pas si visible et d’ailleurs, est-ce si important ? Il se trouve que oui, c’est important. Dodd se montre souple par endroits, souvent à mauvais escient, mais il tient bon sur une poignée d’idées essentielles. Bizarrement, cela le place dans la lignée d’Otto Klemperer, l’auteur de LTI, dont je vous ai parlé ici, alors que l'ambassadeur et le philologue n'auraient pas forcément eu grand-chose à se dire.





[1] Contrairement aux usages diplomatiques américains, qui réservent les postes prestigieux à des diplomates jouissant d’une fortune personnelle qu’ils sont prêts à entamer pour servir leur pays. Dodd touchera 17 500 $ par an, alors que son prédécesseur en dépensait 100 000.
[2] La résidence officielle de l’ambassadeur ayant brûlé peu avant son arrivée, Dodd loue les trois premiers étages d’un hôtel particulier dans Tiergarten – le propriétaire, un Juif, conserve la jouissance du quatrième étage… ce qui le protège des exactions des SA. Quand il comprendra pourquoi son loyer était si bas, Dodd sera très mécontent.
[3] Dont l’efficacité reste à démontrer, comme le montrent les histoires drôles berlinoises de l’époque qui apparaissent ici et là.
[4] Le Département d’Etat tente de limiter les protestations antinazies aux États-Unis, en partie pour éviter que l’Allemagne ne fasse des parallèles dérangeants avec les Noirs américains.

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