Les Falsificateurs / Les Eclaireurs / Les Producteurs par Antoine Bello


(Avertissement: de très légers spoilers de points de détail du récit suivent)

J'avais lu Les Falsificateurs et Les Eclaireurs à leur sortie respective, mais je n'avais jamais fini la trilogie. J'ai donc relu les deux premiers et lu Les Producteurs pour avoir une vision d'ensemble de ce qui, dans mon souvenir, constituait un thriller original et intelligent, et qui plus est Français (c'est assez rare pour être noté).

Comme vous le verrez, je suis réservé au final une fois cette relecture complète effectuée. Il y a des idées brillantes, dignes des plus grands auteurs de genre (Eco, Borges) qui inspirent clairement Bello. Par contre l'exécution n'est pas à la hauteur, particulièrement sur le dernier tome.

Mais commençons par le début, le pitch: le jeune Islandais Sliv Dartunghuver est engagé à la fin de l'université par un cabinet d'études environnementales, mais bien rapidement il est en fait recruté à l'intérieur de (ou via) ce cabinet dans une société secrète, le CFR (pour Consortium de Falsification du Réel). Les objectifs de cette organisation multinationale ne sont pas clairs, mais ses moyens le sont: elle réécrit l'histoire (et donc la réalité) par des falsifications habiles. Ainsi, la chienne Laïka n'est jamais allée en orbite, mais la falsification de l'événement (que les Russes n'ont pas démenti puisque cela prouvait leur avance sur les Américains, avec le retentissement mondial que l'on sait) a précipité la course vers l'espace.

Les agents du CFR conçoivent des scénarios, et doivent ensuite déterminer les falsifications à réaliser pour que le scénario prenne vie. L'organisation toute entière est bâtie pour aider à la crédibilisation de ces falsifications. Sliv est un scénariste brillant, mais un falsificateur peu consciencieux.

Sur cette base, les trois romans déroulent une intrigue digne d'un bon thriller avec une articulation assez classique: dans Les Falsificateurs, Sliv rejoint le CFR dont il découvre les rouages en suivant en parallèle un cheminement d'évolution personnelle. Dans Les Eclaireurs, le jeune homme ambitieux prend du galon tout en enquêtant en sous main pour essayer de comprendre la raison d'être du CFR. Dans Les Producteurs, il fait partie des instances dirigeantes du CFR et doit faire face aux menaces contre l'organisation tout en mettant en place le scénario le plus ambitieux de toute l'histoire du CFR (ou du moins présenté comme tel).

La trilogie est bourrée d'excellentes idées, facile à lire et assez haletante malgré l'absence d'action. Mais on se prend rapidement à regretter que Bello n'ait pas le talent de construction d'un Umberto Eco: sans être incohérente, l'intrigue se heurte à de nombreuses reprises à des développements qui ne sont pas à la hauteur des attentes. Le personnage de Sliv, sensé être l'agent le plus brillant de sa génération, est d'une naïveté confondante, si bien que ses succès et son ascension dans l'organisation sont difficiles à croire. Il faut régulièrement faire un effort conscient de suspension d'incrédulité.

Finalement, c'est un peu le scénario lui-même qui se révèle d'une naïveté confondante, et le troisième tome est particulièrement décevant de ce point de vue: d'une part l'auteur introduit dès le début une mystérieuse menace existentielle qui fait pschitt tout au long du tome. D'autre part Sliv et sa collègue et nemesis Lena s'engagent dans ce qui est sensé être la plus ambitieuse falsification de l'histoire du CFR et s'avère n'être rien de la sorte (et accessoirement contrevenir à des règles absolues introduites par Sliv dans le tome précédent...)

Bref, on sent l'auteur intelligent, qui tient une (très) bonne idée de thriller intellectuel, mais n'arrive pas à se dépatouiller de ce qu'il a mis en place. Au fil des deux premiers tomes, on arrive encore à se convaincre que ça va finir quelque part de satisfaisant, mais de ce point de vue là le troisième tome tombe complètement à plat.

Alors pourquoi prendre le temps de vous en parler si longuement ? Par ce qu'au fil du roman, il y a des concepts et des développements qui valent le détour, et qui justifient (je pense) qu'on accepte le reste, aussi médiocre soit-il. La réflexion sur ce qu'est la vérité (ou la réalité) est particulièrement pertinente en cet âge de Fake News. Les envolées du personnage de Vargas dans le troisième tome sur la manière de reconstruire ses propres souvenirs pour en faire une réalité qui est en fait fantasmée sont extrêmement bien vus et convaincants. Bref, il y a un vrai bon roman dans cette trilogie, il faut juste mettre de côté tout ce qui est raté et ne fonctionne pas pour le trouver. Bello visait Umberto Eco, il est tombé quelque part entre le génie transalpin et Dan Brown.

Enfin, pour les rôlistes, ce qui a précipité ma relecture était la prise de conscience (tardive) que le CFR se rapprochait beaucoup de certaines parties de la Technocratie de Mage: L'Ascension, et je me demandais s'il n'y aurait pas là une inspiration pour une campagne qui mette au coeur de l'action la réécriture de la réalité. De ce point de vue là, et indépendamment des réserves que j'ai sur la trilogie elle-même, c'est vraiment une lecture inspirante, que je peux du coup recommander sans hésitation.

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