Metropolis


En 1989, 90 et 91 sortent les trois bouquins de Philip Kerr que nous connaissons en France sous le nom La Trilogie berlinoise. Trois livres qui prennent place respectivement avant, pendant puis après la guerre. Ça ne devait pas aller plus loin, selon l'auteur, mais que voulez-vous, les lecteurs en ont décidé autrement : devant le succès des enquêtes de Bernhard Gunther, Kerr a décidé en 2006 de rempiler. Au total, la saga de ce bon vieux Bernie compte 14 volumes. Dans leur ordre de parution, ces enquêtes jouent avec la temporalité, si bien que pour les lire dans l'ordre chronologique, il faut y aller de cette formule :
14 / 6.1 / 1 / 2 / 12.1 / 8 / 9 / 10 / 3 / 4 / 5 / 6.2 / 7 / 11 / 12.2 et enfin 13

Et je l'ai aimé, mon Bernie. J'en ai parfois baffré deux d'affilée en m'en dégoûtant un peu, mais mazette que c'est une saga magistrale. Du réalisme social. Du nazisme du quotidien. Des dégradés de gris comme je les aime.

Et puis en 2018, Philip Kerr a cassé sa pipe. Une drôle d'idée, si vous voulez mon avis. Mais avant de partir, il a eu le temps de finir un dernier roman dédié à ce bon vieux Bernie. En fait, il est mort entre la remise du manuscrit à l'éditeur et l'arrivée en librairie. Évidemment, j'appréhendais un peu la lecture de cet ultime tome car c'est clairement un point final.

Surprise : l'action se déroule en 1928 quand notre Bernhard intègre la Kriminalpolizei. Fini le travail dans les rues pour le compte de la préfecture de police de Berlin : Herr Gunther doit désormais s'occuper d'une grosse affaire : un tueur en série qui sévie dans les rues en tuant des prostituées. La République de Weimar n'est vraiment pas glorieuse : les rues sont remplies d'amputés de guerre indigents, les femmes sont obligées de faire le tapin pour survivre, ça se saoule à tour de bras, les Juifs doivent se déplacer armés dans les rues... Ça n'a pas encore pété mais l'ambiance est déjà délétère. Bernie vit dans une pension, son expérience de la guerre le pousse à boire plus que de raison. Bref, tous les éléments de la saga sont là. On est à la veille de la grande déglingue allemande, on sait très bien que tout ce petit monde va droit dans le mur mais c'est fascinant. L'ambiance fait bien sûr beaucoup penser à la série télévisée Babylon Berlin (qui se déroule elle en 1929) puisqu'on croise la menace communiste, la montée en puissance des nazis, des femmes déguisées en homme et des hommes déguisés en femme... On fait la fête jusqu'à la dernière minute.

Bref, c'est le testament d'un auteur. L'ultime ballade avec son personnage fétiche. Et paradoxalement la naissance de cet inspecteur qui va devoir en avaler, des couleuvres, pour survivre à cette période de merde. C'est bien évidemment très émouvant de lire les dernières lignes d'un auteur qui se savait condamné par le cancer de la vessie. Cette série littéraire reste un tour de force jusqu'à la dernière phrase. Kerr était anglais. Kerr racontait la vie fictive d'un personnage imaginaire. Et pourtant, l'espace de 14 volumes, j'ai cru comprendre l'état d'esprit berlinois de l'époque. J'ai saisi les milles compromissions nécessaires à la survie. J'ai été témoin du pire sans que jamais l'auteur n'ait besoin de s'étaler dans la complaisance et la fascination pour le nazisme.

Philip Kerr est mort, et Netflix, la BBC ou HBO n'ont toujours pas compris que Bernhard Gunther a autant le droit d'exister à l'écran qu'un Maigret, un Wallander ou un Poirot. Mais bon, quand on voit le temps que ça a pris pour que Bosch soit adapté à la télé, ce n'est pas étonnant.

Merci, M. Kerr. Ces 14 livres là aurons toujours une place dans ma bibliothèque. Entre Terry Pratchett et Umberto Eco. Que des auteurs morts, d'ailleurs. Ça commence à devenir une sale manie.

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