Delta Green en 2022


Comme tous les ans environ, voici un chapitre du portrait de famille à rallonge que je consacre à la gamme Delta Green. Vous pouvez retrouver les précédents chapitres sur ce blog :

 

Delta Green

• Delta Green en 2019

Delta Green - Hourglass (2021)

Delta Green - Impossible Landscapes (2021)

 

Cette fois, je me penche sur trois sorties : PX Poker NightJack Frost et le tout récent Iconoclasts. C’est à la fois l’ordre chronologique des sorties et un ordre croissant de qualité.

 

 

PX Poker Night

 

Nous sommes en 1998, sur la base aérienne de Platte. Il s’agit d’une base « poubelle » où atterrissent les bons à rien de l’Air Force, qui y tuent le temps en attendant qu’on les renvoie dans leurs foyers. Rediffusions d’Alerte à Malibu mises à part, le point fort de leur semaine est la sacro-sainte soirée poker du samedi. Malheureusement pour eux, cette semaine, elle va être salement perturbée…

 

Le pdf de PX Poker Night fait 44 pages, dont à peine une douzaine pour le scénario, le reste étant dévolu à onze prétirés. Ce sont tous des losers, du costaud impulsif qui a cassé la gueule de son colonel à la fouine qui a détourné du matériel en passant par le poissard qui a porté le chapeau dans une histoire qui ne le concernait pas. Onze, c’est du grand luxe pour un scénario conseillé pour deux ou trois joueurs, mais au moins, ils auront le choix ! Incidemment, ces prétirés portent tous des noms inspirés des grands auteurs du lovecraftisme, un clin d’œil que j’ai trouvé dispensable, mais bon, tout le monde ne le remarquera pas…

 

Le scénario lui-même fait le job, sans plus : une petite montée en tension puis un gros dérapage. Cela se joue sans souci, mais sans être bouleversant non plus. Sa seule originalité est de montrer la situation par les yeux de types qui, d’habitude, jouent le rôle du témoin traumatisé que les agents de Delta Green débriefent avant de se mettre vraiment au boulot (voire celui des types dans les housses mortuaires que les agents ne rencontreront que par l’intermédiaire d’un rapport d’autopsie).

 

Reste un truc qui gênera certains d’entre vous et qui en laissera d’autres froids : le portage vers les règles de Delta Green n’a pas été fait. Autrement dit, PX Poker Night est resté un scénario pour L’Appel de Cthulhu. Cela se sent même dans la terminologie, qui parle d’investigateurs plutôt que d’agents. Perso, je m’en fiche, les deux systèmes sont assez proches pour être interopérables. En revanche, je trouve qu’une passe de relecture aurait été la bienvenue, parce qu’il reste beaucoup plus de coquilles que d’habitude (y compris, au début, l’annonce que ce scénario est pour Call of Cthulhu d20, alors qu’il fonctionne avec des pourcentages).

 

Au bout du compte, pour la modique somme de zéro euro, vous avez un scénario honnête, jouable en deux ou trois heures, qui peut servir d’introduction à l’univers de Delta Green tel qu’il était en 1998. Sur ces bases, à vous de voir s’il mérite le téléchargement.

 

Un scénario de Dennis Detwiller disponible gratuitement sur Divethrurpg, en pdf exclusivement.

 

 

Jack Frost

 

Alabama, le 22 décembre 1998. Quelque Chose d’Horrible™ vient d’arriver au village de Willis : tout ce qui y vivait, des humains aux plus petits insectes, est mort gelé.

 

Contrairement à ce qui se passe d’habitude, Delta Green n’envoie pas trois agents du FBI dont deux alcooliques sous une couverture foireuse. Cette fois, MAJESTIC-12, son jumeau maléfique, prend la main avec des moyens dont le Delta Green de 1998 ne peut même pas rêver. La Garde nationale boucle le périmètre, la population des villages voisins est désinformée, un camp de base est établi près de Willis, avec une morgue et un terrain d’atterrissage pour les hélicoptères de l’armée…

 

Il revient à nos héros d’étudier l’évènement et ses conséquences, de récupérer une éventuelle technologie extraterrestre, et si possible de boucler l’affaire sans y laisser leur peau. Les six prétirés mis à la disposition des joueurs sont quatre membres de l’équipe scientifique, un pilote d’hélicoptère et un paracommando. Comme ils sont loin d’être seuls sur place, d’éventuels remplacements seront faciles.

 

Bien sûr, travailler pour MAJESTIC-12 n’a pas que des avantages : la « sécurité opérationnelle » est poussée jusqu’à la paranoïa, les frictions interservices sont brutales et les supérieurs des personnages sont à la fois présents et très pénibles.

 

Le scénario lui-même est très bien ficelé, didactique à souhait, avec plein de renvois aux paragraphes suivants et précédents. Sur le fond, il croise deux petits bouts du Mythe que je n’avais jamais pensé à superposer (dont un que j’aime beaucoup !). Comme il se doit avec Delta Green, il sera atrocement mortel si les joueurs se laissent vivre. Il offre à mon sens un bon équilibre entre recherches scientifiques hardcore, plongées dans le passé, complications internes à MAJESTIC et survie pure et simple. Il est substantiel : la plupart des « petits » scénarios de DG tournent autour de trente pages, là, on en a 92 (environ 80 sans les prétirés).

 

Bref, je suis séduit. Son seul point faible est son positionnement, à la fois dans le temps et dans le background de Delta Green : plus de vingt ans dans le passé[1], et dans le camp des « méchants ». Cela en fait une excursion à réserver aux passionnés de l’univers… sauf à se souvenir que le Delta Green actuel est autant l’hériter de MAJESTIC que du Delta Green des années 1990. Autrement dit, si l’incident de Willis se produisait de nous jours, le Programme pourrait mettre en place une opération de cette ampleur, sans doute un peu plus éthique…

 

Il y a une telle masse de matériel pour Delta Green que tout ce qui n’est pas archi-prioritaire a tendance à se retrouver enterré. Du coup, je ne sais pas si je le ferai jouer un jour, mais Jack Frost reste quand même un très bon scénario.

 

 

Un scénario de Shane Ivey disponible sur Drivethrurpg, Prix : de 9,50 € le pdf seul à 28,50 € pour la version imprimée & le pdf.

 

 

Iconoclasts

Iconoclasts est une campagne de 208 pages, qui a commencé sa vie comme un modeste double scénario avant de déborder comme seuls les produits d’Arc Dream savent le faire. Du coup, elle est retard d’une poignée d’années. Cette longue attente était-elle justifiée ?

 

Située dans le nord de l’Irak en 2016, elle est centrée sur Mossoul qui, à l’époque, est sous la coupe de l’État Islamique. Les agents seront basés à Kirkouk, à 200 km de là, et ils auront certainement l’occasion de faire des excursions un peu partout en Irak, mais aussi à Amman en Jordanie, ainsi peut-être qu’à Athènes et Londres. Iconoclasts utilise à fond les ressources du « nouveau » Delta Green, et ne sera donc pas jouable par les « renégats » de l’ancien Delta Green (qui font une courte apparition, le temps de convaincre tout le monde qu’ils sont irrémédiablement dépassés).

 

Sur le plan du découpage, le lecteur trouvera, dans l’ordre, une copieuse dose de background, un scénario de prologue, un briefing suffisamment nourri pour être considéré comme un chapitre à part entière, les deux scénarios principaux et, pour finir, un chapitre d’informations présentant règles additionnelles, objets maudits, textes qui rendent fous, sorts dangereux à lancer et autres broutilles.

 

Une fois convaincu par le background que Mossoul est un environnement abominablement dangereux, où l’État Islamique fait régner une terreur pensée comme outil de gouvernement, on s’y confronte directement dans le prologue.

 

Ce scénario repose sur une idée radicale : on y incarne des combattants de l’EI chargés par le département de la Propagande de mettre en scène la destruction de la collection d’antiquités d’un vieil archéologue. Encore faut-il la localiser…

 

L’idée de jouer des terroristes barbus vous fait tiquer ? Bienvenue au club, quand Arc Dream a communiqué sur le concept d’Iconoclasts, il y a quelques années, j’ai sauté au plafond.

 

En pratique, ça passe parce que Glancy a refusé de jouer la carte des « monstres », et a réussi à humaniser ses six prétirés[2]. Leurs backgrounds sont nuancés, et on ne met pas longtemps à comprendre que cette équipe de « féroces combattants étrangers » de l’EI est en réalité composée de minables à qui on confie des missions de propagande parce qu’en combat, ils rateraient une vache sioniste dans un couloir. De fait, ils ont tous plus ou moins conscience de s’être accrochés au dos d’un très gros animal très féroce, qui bouffera ceux qui le lâcheront.

 

Difficile de dire ce que ça peut donner en jeu, mais certains détails ont titillé l’ancien MJ de Paranoïa qui sommeille en moi. Oh, des petits riens, comme ce prétiré dont le matériel comporte des clopes et un briquet, alors que l’EI fouette ou exécute les fumeurs.

 

De toute façon, cette première équipe n’est là que pour trouver où l’archéologue planque son matos, le détruire et en supporter les conséquences. Leurs aventures occuperont une séance, pas plus, et devraient aider à poser l’ambiance dans l’esprit des joueurs.

 

(Ici, une digression : à en croire la préface, Iconoclasts est né de l’horreur éprouvée par Adam Scott Glancy en découvrant que l’EI détruisait d’inestimables vestiges préislamiques. Or, l’argument même d’Iconoclasts valide le présupposé de l’EI : l’archéologie est dangereuse, et certains objets ne gagnent pas à être conservés. Il y a une dose d’ironie là-dedans, je vous laisse méditer dessus et je reviens à mes moutons.)

 

Quelques jours après la tragique boulette du premier groupe, les persos de Delta Green entrent en scène. Huit prétirés sont proposés, ainsi que des notes sur la manière de créer des personnages dédiés si vous ne voulez pas les utiliser. Sans que ce soit obligatoire, la campagne évoque la possibilité de créer d’emblée deux personnages, une « tête » et un « muscle », autrement dit un analyste qui restera à suer dans son préfabriqué mal climatisé sur une base américaine en regrettant de ne pas être sur le terrain et un baroudeur qui risquera sa peau à Mossoul tout en regrettant les charmes relatifs du préfabriqué. Les uns comme les autres ont intérêt à être arabophones et à bien connaître les mœurs locales[3].

 

Une fois l’équipe composée, on passe au briefing, qui repose en grande partie sur l’enregistrement réalisé par les personnages du prologue. Ils ont fait une Grosse Bêtise en manipulant la collection de l’archéologue, et Delta Green attend de ses agents qu’ils évaluent l’ampleur du problème et qu’ils le résolvent.

 

Il y a une complication : tout cela doit se faire en évitant le plus possible de mettre les pieds à Mossoul, où ils risquent littéralement leur peau à chaque coin de rue, même sans tenir compte des menaces surnaturelles. Pour ne rien arranger, l’armée irakienne, les milices kurdes et les forces de la coalition occidentale ont lancé la contre-offensive contre l’EI et commencent à encercler Mossoul. Qui a envie de traverser une zone de guerre pour aller bosser ? Ou de sauter en parachute sur une ville où patrouillent des fanatiques qui exécutent sans jugement les espions présumés ?

 

Les deux scénarios suivants sont en fait les deux facettes d’un énorme bac à sable. Le premier couvre la partie « enquête » qui peut être réalisée à distance, le second une éventuelle infiltration à Mossoul et la résolution du scénario.

 

Que ce soit pour l’une ou l’autre, les agents ne peuvent pas agir seuls. Leur officier traitant leur a donné les noms d’un certain nombre de contacts qui peuvent les aider dans l’administration US, bien sûr, mais aussi dans les milices kurdes, l’armée et les unités antiterroristes irakiennes, le Mossad, le MİT turc… et des personnages entreprenants peuvent aussi approcher les Iraniens et les Syriens, qui sont officiellement des ennemis. Tous ces contacts ont des forces et des faiblesses, des attentes plus ou moins réalistes, des sympathies et des antipathies, et le groupe devra réussir à naviguer au milieu de tout ça sans sortir de la légalité, ou au moins sans se faire prendre.

 

L’équipe commence avec une valise de dollars puisés dans les fonds secrets, mais elle ne suffira pas. Très vite, il va falloir échanger des renseignements ou des faveurs. Bref, si nos héros ne sont pas prudents, ils vont se retrouver pris dans leurs propres toiles avant d’avoir eu le temps de dire « Bureau des Légendes ».

 

La beauté d’Iconoclasts est qu’il n’existe pratiquement pas de chemin fixé pour résoudre un problème donné. Tout est entre les mains du groupe. Vous voulez surveiller tel émir de l’EI ? Vous pouvez demander aux collègues américains de tracer son téléphone… ou vous adresser à un groupe disposant d’intelligences à Mossoul pour qu’ils mettent en place une filature. Ou les deux, si vous voulez vraiment savoir heure par heure où il et qui il voit.

 

La résolution est aussi flexible que le reste : les agents peuvent se salir les mains, seuls ou accompagnés, ou agir à distance en demandant des frappes aériennes au bon moment et au bon endroit (ce qui est plus vite dit que fait).

 

L’inconvénient de toute cette souplesse est que vous serez sans cesse en train de faire du trapèze sans filet, mais comme c’est aussi l’impression que les agents vont avoir, vous pourrez compter sur les joueurs pour faire la moitié du boulot, voire plus

 

Vous avez à quoi tout ça m’a fait penser ? À une version un peu moins sécurisée des Encagés. Venant de moi, c’est un compliment, au cas où vous auriez un doute.

 

Iconoclasts est un maxi-bac à sable où les personnages sont presque toujours en sécurité, où ils occupent une position de pouvoir et doivent actionner d’autres groupes pour obtenir des résultats à distance. Comme dans Les Encagés, le MJ est confronté à un exercice de gestion « informations contre temps ». Chaque contact et chaque information récupérée consomme quelques jours. Or, les agents n’ont pas l’éternité devant eux… mais ils ne le savent pas.

 

Au bout du compte, qu’en penser ?

 

Iconoclasts est une très bonne campagne d’espionnage militaire laissant beaucoup de place à l’improvisation, dans un contexte à la fois fluide et ultra-violent. Si les termes de cet énoncé vous déplaisent, vous pouvez l’éviter. Si vous ne savez pas quoi en penser, imaginez L’Affaire Charles Dexter Ward réécrite par Tom Clancy ou mise en scène par Éric Rochant. Si vous avez aimé Le Bureau des Légendes ou Homeland, vous serez en terrain de connaissance.

 

D’un point de vue delta-greenien, Iconoclasts marque une rupture : là où la plupart des scénarios évitent de trancher, la campagne place le Programme sous les feux de la rampe, et on le voit fonctionner à plein régime. Exit les pittoresques fossiles des décennies précédentes, place à l’espionnage high-tech et aux gros moyens. Cela en fait la campagne iconique des années 2010, en tout cas pour le moment, et en attendant les prochaines évolutions du background.

 

Pour moi, c’est ce qu’Arc Dream a sorti de mieux depuis longtemps, sachant que la qualité moyenne de cet éditeur est toujours haute, voire très haute.

 

 

Une campagne d’Adam Scott Glancy disponible sur Drivethrurpg en pdf pour 18,95 € (pour l’instant, quand la promo de sortie sera terminée, elle sera à 42,65 €). La version imprimée est attendue autour de septembre +1D6 mois



[1] La même année que PX Poker Night, auquel il est discrètement fait référence dans le background de l’un des prétirés. Je suis fan de ce genre de clin d’œil.

[2] C’est rigolo de voir, par exemple, qu’aucun d’eux n’est habitué à la violence, alors que c’est le cas de la moitié des prétirés de l’équipe Delta Green…

[3] Et, pour les agents de terrain, à être des hommes. Jouer une femme n’est pas impossible, la police des mœurs de l’EI a une division féminine et on peut planquer plein de choses sous un niquab, mais l’infiltration sera quand même plus compliquée pour les femmes.

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