L’Extrémiste, de Pierre Péan

Je suis arrivé à cette biographie par The Borellus Connection, une campagne pour The Fall of Delta Green dont je vous ai parlé dans mon précédent billet


François Genoud y apparaît dans l’épisode de Beyrouth, où il joue un rôle trouble à souhait – au point où à la lecture, je me suis dit « ce n’est pas possible, un type pareil ne peut pas avoir existé ». Eh bien, si. Trente secondes de recherches m’ont permis de mettre la main sur cette biographie signée Pierre Péan.

 

Ce dernier ne parle pas dans le vide : il a fréquenté épisodiquement Genoud pendant une vingtaine d’années avant de devenir son biographe. Il a eu accès à ses archives, a interviewé sa famille et certains de ses amis, s’est procuré quelques notes des services de renseignements qui ont eu à se pencher sur son cas…

 

François Genoud naît en 1915 dans une honnête famille de commerçants de Lausanne. Programmé pour prendre la succession dans l’entreprise familiale, il s’ennuie. C’est terrible, un Suisse qui s’ennuie. Et c’est dangereux. Le jeune Genoud tombe très jeune sous le charme de l’Allemagne. Un jour de 1932, il rencontre Adolf Hitler. Fasciné par ce « cerveau génial », il se convertit au nazisme et restera un nazi assumé jusqu’à sa mort[1].

 

La Suisse s’avérant décidément trop petite pour lui, Genoud et l’un de ses amis montent un raid en automobile Lausanne-Calcutta, qui lui vaut de vivre des aventures au Proche-Orient. Il y rencontre l’autre grande passion de sa vie : le nationalisme arabe – et son incarnation des années 30, le Grand Mufti de Jérusalem Amin el-Husseini, lui-même très sensible aux charmes du IIIe Reich.

 

Arrive 1940. Paisible citoyen d’un pays neutre, Genoud cherche un moyen de collaborer quand même. Il est assez vite recruté par l’Abwehr, passe la guerre à faire la navette entre la Suisse, la France et la Belgique, à la recherche d’affaires lucratives. Au passage, il se marie. À partir de 1943, il planque en Suisse son ancien officier traitant, qui a décidé que finalement, le nazisme n’avait plus tellement d’avenir[2].

 

Traversant la Libération sans problèmes majeurs, il commence une collection de nazis. En une dizaine d’années, il va se lier avec tout le gratin des survivants du Reich déchu. Devenu éditeur, il récupère la propriété littéraire de toute l’œuvre de Goebbels et d’une bonne partie des textes d’Hitler hors Mein Kampf. Il va s’employer à publier tout ça en français et en anglais.

 

Cela ne l’empêche pas d’être, tout le monde est d’accord sur ce point, un homme courtois, bien élevé et qui, sans renoncer à ses convictions, discute volontiers avec des gens issus de tous les horizons.

 

À partir du milieu des années 50, Genoud se consacre de plus en plus à son autre passion : la libération du monde arabe des griffes des impérialistes franco-allemands. Cela l’amènera à une nouvelle profession, très logique pour un Suisse : banquier. On le retrouve dans le financement du FLN via l’Égypte, puis proche du pouvoir de l’Algérie indépendante, avec en prime de fréquents voyages à Bagdad ou à Beyrouth, où il est toujours en affaires avec le Grand Mufti al-Husseini. (Au moment où se déroule The Borellus Connection, il s’emploie à récupérer un million de livres sterling qu’al-Husseini avait placé dans des sociétés allemandes sur les conseils de Goering.)

 

Les années passant, le monde arabe entame un virage à gauche, passant du nationalisme plus ou moins fascisant à diverses saveurs de socialisme autoritaire. Les anciens nazis qui truffaient les appareils de sécurité égyptien et syrien meurent ou se font discrets, et sont remplacés par des « coopérants » venus du bloc de l’Est. Cela n’altère pas le moins du monde les sympathies de Genoud pour la petite frange de combattants anti-impérialistes, qui vus d'ici, sont autant de terroristes – à défaut sur la même ligne politique, il partage leur aversion pour le sionisme[3].

 

Dans les années 80, Genoud se fait l’ami et de mentor d’Illich Ramirez Sanchez, plus connu sous le nom de Carlos. Cela ne l’empêche pas, en même temps, d’essayer d’organiser la défense de Klaus Barbie, comme il a tenté d’organiser celle d’Eichmann vingt ans plus tôt.

 

Mais les années passent, les amis meurent, souvent de mort violente, les contacts s’étiolent, l’argent se fait rare. Genoud, devenu veuf, n’est plus qu’une relique dépressive. Il se suicide en 1996, à l’âge, somme toute respectable dans sa branche, de quatre-vingt-un ans.

 

Péan étaye son récit, donne des dates, indique les grands axes de l’action de Genoud mais malgré tout, on sort de L’Extrémiste avec l’impression d’un personnage évanescent. Dans la mesure où presque toute son activité a été, par définition, clandestine et où il n’a dû se priver de mentir à son biographe, c’est logique… et cela laisse de la place pour l’imagination.

 

La version de Genoud qui apparaît dans The Borellus Connection est un monstre froid, auquel il ne manque qu’une petite dose de démesure pour faire un méchant de James Bond. Il sera parfait pour exaspérer un groupe d’agents de Delta Green.

 

Péan l’humanise et esquisse un portrait psychologique plus nuancé : un extrémiste bien élevé qui rêve de renverser la démocratie libérale et de la remplacer par une société « fraternelle », si possible nazie. Pendant un demi-siècle, il court de cause en cause, ne se décourageant jamais face à l’échec et ne se laissant pas griser par les succès, et cherchant sans cesse l’utopie suivante[4]. Ce Genoud-là n’est pas particulièrement dangereux par lui-même, mais il a un carnet d’adresses où figurent aussi bien la demi-sœur d’Hitler et Otto Skorzeny que le gendre du général de Gaulle, Ben Bella et ses rivaux[5], les chefs d’une multitude de factions palestiniennes, le gratin du terrorisme international des années 70 et 80, Carlos en tête, des activistes trotskystes, une foule d’avocats dont Me Vergès… Et pratiquement tous lui doivent un service.

 

Avec un profil pareil, il est très étonnant qu’il n’ait pas été victime d’un tragique accident, ce qui soulève la question d’éventuelles protections. Certaines sont visibles, à commencer par celle des services de renseignements suisses, d’autres plausibles mais moins voyantes. Péan va jusqu’à soupçonner Genoud d’avoir été utilisé comme poisson-pilote par le Mossad, volontairement ou non. Après tout, quand tout le gratin de vos ennemis gravite autour d’un même homme, mieux vaut le surveiller que lui nuire…

 

Que retirer de tout ça ? Que les hommes de l’ombre existent et qu’il ne faut pas se priver de s’en servir. Genoud est un exemple d’autant plus frappant que c’est un convaincu. Pèsent-ils autant sur l’histoire qu’ils aiment à le faire croire ? C’est un autre débat.

 

 

François Genoud, de Hitler à Carlos, éditions Fayard (32 €) ou sur liseuse (environ 16 €).



[1] Avec, selon Péan, une part de provocation.

[2] Ce qui n’est pas très original pour un homme de l’Abwehr, mais sans doute plus rare chez quelqu’un qui appartient aussi à la SS et à la Gestapo. Une fois blanchi par les Américains, ce drôle d’antinazi deviendra le chef de la police criminelle allemande, puis carrément… patron d’Interpol.

[3] Et pour Yasser Arafat, qui parle de paix et de négociations.

[4] Dès les années 1980, il prévoit l’effacement du marxisme et son remplacement par l’islamisme.

[5] Son implication dans les luttes de pouvoir de la direction algérienne lui vaudra quelques semaines de prison.

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