Une cure de Brian Lumley

Épisode 52

 

C’est peu dire que Brian Lumley a mauvaise réputation auprès des lovecraftiens orthodoxes. Déjà, c’est un hérétique qui suit August Derleth dans ses perversions. Ensuite, c’est un bavard, qui a énormément produit, et dont la qualité n’était pas toujours la passion dominante. Ses divers cycles mettant en scène Titus Crow mélangent pastiche, contrées du rêve et aventure agitée, plus une généreuse louche de n’importe quoi. Entre autres choses, Lumley peut se vanter d’avoir inventé Khtanid, le gentil demi-frère de Cthulhu, tout doré et ami des humains. Vous ignoriez son existence ? Oubliez-la, c’est préférable pour tout le monde.

 

Bien sûr, personne n’est obligé de s’infliger les aventures de Titus Crow, et si on prend le temps d’y regarder de plus près, on trouve d’excellents morceaux dans sa production. En son temps, Sandy Petersen ne s’y est pas trompé, qui a annexé à sa version du mythe de Cthulhu Ithaqua, les chthoniens et pas mal d’autres choses sorties du cerveau de Lumley…

 

J’ai sous la main les trois volumes de nouvelles que les Nouvelles éditions Oswald lui ont consacré, il y a plus de trente ans. Elles forment un point de départ qui en vaut un autre.

 

J’ai aussi, quelque part, Singer of Strange Songs, une anthologie Chaosium qui lui rend hommage, mais ce sera pour une autre fois, je ne vais pas m’injecter d’un coup toutes les saloperies qui traînent chez moi.

 

 

L’avant-poste des Grands Anciens (années 70)

 

Numéro 178 de la collection Fantastique / Science-fiction / Aventure (1986).

 


Ce recueil de huit nouvelles bénéficie d’une couverture de Nicollet qui m’a beaucoup fait rêver jadis : une Chose très ancienne en majesté. Il s’ouvre sur une préface de Richard D. Nolane, suivie d’une curiosité : une interview de Brian Lumley. Elle est intéressante, et Lumley y fait de louables efforts pour convaincre tout le monde qu’il n’est pas que le bourrin sans cervelle du cycle de Titus Crow, et qu’il a réfléchi sur ce qu’il écrivait plutôt que d’assembler – mal – des collages de bouts d’histoire de Lovecraft.

 

• Le coquillage de Chypre est la première histoire publiée de Lumley, tout là-bas en 1968, alors qu’il avait une vingtaine d’années. C’est une petite nouvelle bien menée, où il est question des périls qui guettent les conchyliologues : certains coquillages ont mauvais caractère et les moyens de leur politique. Et personne n’est capable d’orthographier correctement le nom de leur passion sans devoir consulter un dictionnaire, mais c’est moins grave.

 

• La conque des grands fonds est sa suite directe. Cette fois, il est question d’un fossile vivant ramassé au large de Brest par une expédition océanographique et devenez quoi ? C’est une saleté encore pire que le coquillage de la première nouvelle.

 

Ces deux histoires nous parlent de fruits de mer malintentionnés sans les rattacher à quoi que ce soit, mais vous pouvez tout à fait les lire comme du Cthulhu qui ne s’assume pas, ou pas encore…

 

• Un fou du volant, en revanche, n’a strictement rien à voir avec Lovecraft. Cette nouvelle un peu grinçante traite d’un « sujet de société » qui émerge dans les années 1970 : les accidents de voiture. Bien sûr, Lumley les traite sur un ton qui nous éloigne nettement des pubs pour la sécurité routière. Il commence à y montrer son goût pour les petits patelins britanniques confits dans leur histoire, où toutes sortes de choses étranges ou dangereuses peuvent vivre à l’abri des regards…

 

• D’un pur point de vue littéraire, L’avant-poste des Grands Anciens est une purge. Des archéologues découvrent une ruine ayant appartenu aux Choses très anciennes (et pas aux Grands anciens). Ils l’explorent en bavardant, nous infligeant au passage des résumés des Montagnes hallucinées et de quelques autres nouvelles, font une fausse manœuvre et en payent le prix en léger différé. Elle conserve toutefois deux intérêts : primo, c’est un récapitulatif très complet du versant « archéologie non conventionnelle » du mythe de Cthulhu, au point où on pourrait reprendre directement ses informations dans les règles du jeu. Secundo, Lumley fait des efforts louables pour placer ses scientifiques à la pointe de la modernité, version années 1970. Nos héros tentent de dresser une carte de la Terre il y a deux millions d’années ? Aucun problème, ils en ont juste pour des mois avec des calques et une table lumineuse. Un ordinateur ? Non, pas même en rêve.

 

• Le chuchoteur revient à une horreur un peu plus conventionnelle. On y note au passage que quand ils ne sont pas des grosbills genre Titus Crow, les protagonistes de Lumley sont assez souvent d’honnêtes Britanniques terre à terre, un point qui le rapproche de son compatriote Ramsey Campbell. Le spécimen dont il est question ici prend un train de banlieue inconfortable pour aller bosser, déjeune au pub, part en vacances avec Madame… et se fait grave pourrir la vie par le surnaturel.

 

• Énigmatiquement vôtre retrace la correspondance entre deux magiciens d’un monde de fantasy. Dans l’interview qui ouvre le livre, Lumley confesse son admiration pour Jack Vance, et cette nouvelle épistolaire est un petit exercice vancien bien sympathique, même si on voit venir la chute d’assez loin.

 

• L’horreur dans l’asile, un long texte, nous ramène à Cthulhu et ses amis. Nous suivons un jeune homme brillant qui compte écrire un livre sur les maladies mentales et s’engage donc comme infirmier chez les fous. Malheureusement pour lui, l’un de ses collègues est une brute sadique et l’un des patients a lu trop de livres maudits… J’imagine que vous n’aurez pas trop de mal à deviner la suite, qui est d’un irréprochable classicisme lovecraftien. Le récit se déroule sans l’ombre d’une surprise, à part un « ah oui, tiens, ce dieu-là aussi est de Lumley ». Au bout du compte, son œuvre a sans doute davantage marqué le mythe qu’on ne pourrait le croire.

 

• Necros nous parle d’un amour de vacances qui tourne mal. Elle a des côtés datés, comme quand le héros se met sur son trente-et-un et enfile… une chemise à jabot. Mais bon, le cœur de l’histoire fonctionnerait à toutes les époques, et c’est un bon cru.

 

En dehors de L’Avant-poste des Grands anciens, dont les mérites sont autres que littéraires, tout le reste de ce recueil se consomme agréablement. J’ai particulièrement aimé Énigmatiquement vôtre parce qu’elle sort un peu de sentiers battus, et j’ai trouvé la doublette Le Coquillage de Chypre et La Conque des grands fondsamusante.

 

 

Le Seigneur des vers (années 1970 et 1980)

 

Numéro 195 de la collection Fantastique / Science-fiction / Aventure (1987).

 


Deuxième NéO consacré à Brian Lumley, composé par Richard D. Nolane comme le premier, Le Seigneur des vers regroupe cinq nouvelles, dont deux longues.

 

• Le Seigneur des vers appartient, au moins en théorie, au cycle de Titus Crow. Heureusement, cette novellaest une aventure de jeunesse, ce qui nous épargne l’encombrant bagage qui accompagne ce héros. Et donc, Titus Crow est engagé par un occultiste antipathique et pétri de mauvaises intentions pour cataloguer sa bibliothèque. Assez vite, le vernis lovecraftien s’écaille et l’histoire se met à ressembler à un film de la Hammer, au point où je me suis mis à me représenter le sinistre sorcier avec la tête de Peter Cushing.

 

• Tante Hester est une petite histoire de famille britannique à souhait, avec une dose de spiritisme et une louche de Cthulhu en prime. Impossible de lui retirer sa filiation, on a droit à des citations de livres maudits qui traînent, et son intrigue elle-même remixe une nouvelle de Lovecraft en modifiant les protagonistes. Amusante à lire, elle est en définitive assez peu marquante.

 

• Seconde novella du recueil, Né des vents se passe au Manitoba, tout là-bas au fond du Canada. Elle constitue une sorte d’archétype de l’histoire cthulhienne mettant en scène Ithaqua, le Grand Ancien des neiges et des glaces. Si vous avez des envies d’adaptation, c’est un scénario tout rédigé pour un groupe d’investigateurs. Sinon, c’est juste une bonne histoire, que l’on retrouve d’ailleurs dans bien d’autres anthologies.

 

• Les émaciés est, au choix un gag hénaurme déguisé en nouvelle, ou un texte authentiquement dérangeant, selon les relations que vous entretenez avec les réverbères de votre quartier. Je l’ai bien aimée.

 

• Impossible de rentrer à la maison nous ramène dans cette délicieuse campagne anglaise, avec ses villages pittoresques, ses petites routes enchâssées entre des haies qui bouchent la vue… et ses étranges hoquets topologiques. Courte, efficace et bien amenée, c’est du bon travail.

 

Cas de figure rare : j’ai aimé ces cinq histoires. Bon, j’avais déjà lu Né des vents ailleurs, et même dans plusieurs ailleurs, ce qui en émousse l’effet de surprise, et je trouve Tante Hester un poil léger, mais les trois autres sont d’agréables surprises. Je me demande combien de nouvelles Richard D. Nolane a dû lire pour réaliser cette sélection…

 

 

Compartiment terreur (années 1970 et 1980)

 

Numéro 216 de la collection Fantastique / Science-fiction / Aventure (1989).

 


Dernier des trois NéO consacrés à Brian Lumley, Compartiment terreur propose sept nouvelles et une préface de Richard D. Nolane.

 

• Fermentation mixe une ville côtière grignotée par l’effondrement des falaises et les périls de la pourriture sèche. C’est une bonne histoire d’ambiance, bien menée et à peine fantastique si ce n’est dans sa scène finale, et encore.

 

• Compartiment terreur est une courte nouvelle ferroviaire, où deux intrus assistent bien malgré eux à un rite barbare. Elle n’a rien d’explicitement cthulhien, mais elle a valu à ce pauvre Summanus, le dieu romain des orages nocturnes, d’être listé parmi les divinités du mythe de Cthulhu. J’imagine que c’est l’équivalent d’être fiché S pour les dieux.

 

• L’inspiration d’Ambler nous envoie dans l’endroit le plus terrifiant du monde : les recoins où un auteur de récits fantastiques trouve son inspiration. Cet auteur-ci tire ses idées de stimulus… extérieurs, disons. Elle est efficace, sans avoir le souffle de certaines nouvelles de Stephen King sur le même thème.

 

• La nuit où la Sea-Maid fut engloutie nous parle du spectaculaire d’une plateforme pétrolière en mer du Nord. Elle est jonchée de petits marqueurs cthulhiens, offre une scène finale spectaculaire à souhait… et n’a pas fonctionné sur moi. J’ai tout vu venir à des kilomètres, et même si je suis un public anormalement exigeant, ça gâche un peu le plaisir.

 

• Uzzi est une bonne histoire de sorcière et de démon familier presque classique, qui commence en Allemagne avant de migrer en Angleterre. Son sous-texte pourrait être « amis britanniques, quand vous êtes sur le Continent, n'oubliez pas de rouler du mauvais côté de la route, sinon, il risque de vous arriver des Choses ». Oui, avec une majuscule, parce qu’elles sont sensiblement plus virulentes qu’une simple contravention.

 

• La Cité Sœur est un exercice de style : sachant que votre héros est un passionné de civilisations disparues, combien de site cthulhiens allez-vous réussir à mentionner ou à visiter en un nombre limité de pages ? Une intrigue ? Oui, il y en a une, mais elle a tendance à passer au second plan. En revanche, ce qui est notable, c’est que Lumley s’efforce de créer sa propre géographie cthulhienne britannique, centrée sur le Yorkshire mais avec des prolongements en Écosse (l’asile d’Oakdeene, mentionné dans plusieurs nouvelles).

 

• Le rempart de béton marque l’entrée des cthoniens dans le mythe de Cthulhu. Lumley nous parle d’un explorateur revenu d’une cité perdue avec d’encombrants souvenirs, à la fois mentaux et physiques, et de son inévitable trépas. Il a beau faire des efforts pour bâtir une structure originale et s’en tirer mieux qu’avec La Cité sœur, l’ensemble est un peu bourratif – et, je pense, desservi par une traduction un peu moins élégante que les autres nouvelles. (On y trouve quelques bourdes qui font saigner les yeux, comme le « Yorkshire. Comté de Constabulary », qui devrait être quelque chose comme « police rurale du comté de Yorkshire ».)

 

Je mets sur le podium Compartiment terreurLe rempart de bétonUzzi et Fermentation, plus ou moins dans cet ordre, mais l’ensemble est d’une qualité très homogène.



En définitive, que penser de ces trois volumes ? Que Brian Lumley vaut mieux que le cycle de Titus Crow, et qu’il a su se dépouiller de la défroque de « disciple de Derleth » qui lui a collé à la peau au début de sa carrière. Cela dit, si la plupart de ces textes sont bons, il faut être indulgent pour les trouver excellents. Il faudra que je me penche sur ce qu’il a fait après le milieu des années 80, pour voir… mais pas tout de suite, parce que là, à votre probable soulagement, je vais arrêter un moment avec les vieux NéO et lever le pied sur les lovecrafteries.

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