16/05/2022
Metal Hurlant v3 #1-2
J'ai quasiment découvert la BD avec l'Incal. C'était l'une des quelques BD de la bibliothèque de mes parents, et j'ai dû le lire assez jeune, bien plus jeune en tout cas que l’âge auquel il se destine. J'en ai gardé un amour et une passion pour le travail de Jodorowski (en partie), pour celui de Moebius (surtout) et pour la génération Metal Hurlant en général.
Resituons. Dans les années 60, Pilote est la revue de BD phare, celle qui domine de la tête et les épaules le marché et celle par laquelle il faut forcément passer pour devenir un auteur de BD. Mais comme toutes les meilleures choses ont une fin, Pilote finit par péricliter, remplacée par trois revues créées par des auteurs de Pilote qui n'en pouvaient plus du paternalisme étouffant de Goscinny.
Ce seront Fluide Glacial, l'Echo des Savanes et donc, Metal Hurlant. Sa science-fiction débridée, entre poésie, humour et réflexions, s'impose rapidement comme une maitre-étalon. L'arrivée, dans une seconde période de sa vie, de Philippe Manoeuvre, renforce en outre son côté rock'n'roll. "La machine à rêver" sous-titre la revue ; c'est pompeux mais l'histoire montre à quel point cela s'avère juste. De sa création en 75 jusqu'à son apogée autour de 85, la revue bonifie le travail d'auteurs établis et découvre quantité de talents de premier ordre. Dans sa catégorie, Metal Hurlant est "the place to be".
L'histoire est inévitablement amenée à se répéter. Au mitant des année 90, Metal Hurlant est à son tour dépassé - en réalité, l'ensemble de la presse BD ne survie pas à la période, et devient pendant plusieurs années un simple organe de prépublication des albums librairies. Depuis cette âge d'or, les Humanoïdes Associés, créés pour publier les bandes de Metal Hurlant en albums cartonnés, rêvent de relancer la machine à cash rêver.
Il y a un bien eu une piètre tentative dans les années 2000. Foirade totale et arrêt après 13 numéros.
Comme les Humanos sont têtus (et n'arrivent pas à se dépêtrer de cet encombrant passé, aussi), voilà que Metal Hurlant revient de nouveau pour une troisième série, avec un concept un peu différent cette fois : une revue trimestrielle luxueuse et épaisse (280 pages dos carré) avec une alternance un numéro sur deux de nouveautés et de best of de la première version.
Le premier numéro est classieux. C'est de l'inédit avec pour thématique l'anticipation. Les cinquante premières pages regroupent l'éditorial. Les histoires courtes qui suivent comprennent des auteurs connus (Enki Bilal, qui a fait ses débuts dans Pilote mais a pour ainsi dire grandit dans les pages de Metal Hurlant première époque), des anglo-saxons (Mark Waid, Matt Fraction), des auteurs moins connus et des styles variés. Ça ressemble au Cahier de la BD nouvelle formule jusque dans la maquette, classe mais sérieuse, et pour cause, c'est le même homme derrière, Vincent Bernière.
Et ce n'est pas pour le meilleur, malheureusement. Que c'est pompeux ! Que c'est sage ! Entendons-nous bien : j'aime beaucoup les Cahiers de la BD dont je ne manque pas un numéro. Mais est-ce que cette direction éditoriale fonctionne avec Metal Hurlant ? Pas franchement. Aucun de ces histoires n’est vraimetn mauvaises mais j'ai l'impression de les avoirs déjà lues plein de fois. C'est Black Mirror, l'ambiance cynique et dérangeante en moins. Ça ne fonctionne tout simplement pas.
A tel point que l'équipe éditoriale change rapidement, dès le numéro 2 en fait (1).
Selon la nouvelle logique, il s'agit d'un numéro de rediffusion. A quelques exceptions prêtes, c'est plutôt centré sur la première moitié de vie de la revue. La sélection est très classique, de Moebius (l'inévitable The Long Tomorrow, matrice de l'Incal que l'on retrouve d'ailleurs dans ce dernier quasiment à la virgule prêt) à Jacques Lob et Ted Benoit en passant par Caza, Bilal... et je vais arrêter de tous les citer car tous les classiques ont là, aux exceptions notables (et incompréhensibles) de Richard Corben (génie incontrôlable qui participe à la revue quasiment dès le début), Frank Margerin (le fameux côté rock’n’roll apporté par Manœuvre) et dans une moindre mesure Tardi (2).
Il n'y a rien à jeter. Tout y est, quoique dans des styles très différents, magnifique. Quel plaisir de (re)découvrir Bilal ou Caza en noir et blanc ou le trait méticuleux de Jean-Claude Gal. Rien n'était interdit, il suffit de voir les délires érotico-fasciste (mais fascinant néanmoins) de Voss pour s'en convaincre. A noter que la période retenue oriente naturellement vers la SF, assez peu vers l'esprit rock'n'roll qu'apportera Philippe Manoeuvre un peu plus tard dans l'existence de la revue.
Chaque histoire est introduite par un petit éditorial qui resitue son auteur et son implication dans Metal Hurlant. C'est bien foutu, et à vrai dire c'est l'une des meilleures histoires de la revue qu'on puisse trouver parce qu'elle permet d'accéder directement au matériel source.
Ceci posé, peut-on construire une revue uniquement sur le passé ? J'attends le numéro 3, le premier numéro d'inédits de la nouvelle équipe éditoriale. Mais je crains bien d'avoir déjà la réponse...
(1) Je passe toutes les polémiques autour de ces changements, des délais explosés, des livraisons (soit disant) jamais honorées de la PP, que je n’ai suivi que de loin, mais sachez qu’elles existent.
(2) Faut-il vraiment revenir sur son transfert, jamais pardonné par Manœuvre, chez Casterman et sur l’affaire « Ici-même » ?
11/05/2022
Week-end entre amis, de Nathalie Achard
Avertissement rituel de conflit d’intérêt : Nathalie est une très vieille et très chère amie. Pour autant, ce billet est honnête. C’est la moindre des choses, pour vous comme pour elle.
Il était une fois une bande d’amis, trois gars et trois filles, qui se connaissent depuis des décennies. Arrivant à l’orée de la cinquantaine, ils décident de faire une pause dans leur vie de bourgeois ayant réussi, et de partir pendant trois jours chez l’un d’eux, dans un coin merveilleusement calme et isolé, où les portables ne passent pas…
Vous ayant dit ça, je ne vous ai rien dit, parce que sur cette base, vous pouvez aussi bien faire Peter’s Friends qu’un film d’horreur. Nathalie Achard opte quelque chose de très noir et d’un peu grinçant. Un épisode « retrouvailles » de Friends mis en scène par Alfred Hitchcock, peut-être ?
Le point fort du roman est la dissection : ses personnages sont tous de petites bombes à retardement pleines de névroses et de comportements toxiques, et leurs relations sont des champs de mines garnis de secrets plus ou moins affreux. Notez que ce point fort peut aussi être une faiblesse, selon votre point de vue : par moments, on a un peu de mal à entrer en empathie avec cette collection de gargouilles.
Ah, et bien sûr, au-delà des bitures, des scènes de ménage et des engueulades entre vieux copains, il va se passer des choses pendant ce week-end, mais je ne vais rien vous divulgâcher. Juste que ça dérape, et pas forcément dans les directions attendues, mais l’intrigue policière reste légère, ce que vous pouvez voir comme une qualité ou un défaut, selon vos attentes.
Au bout du compte, j’ai bien aimé ce roman court et incisif, et j’attends le prochain avec curiosité. Et en attendant, je vais me faire dédicacer mon exemplaire.
Éditions Marabout, collection Black Lab, 220 pages, 19,90 €
02/05/2022
Delta Green en 2022
Comme tous les ans environ, voici un chapitre du portrait de famille à rallonge que je consacre à la gamme Delta Green. Vous pouvez retrouver les précédents chapitres sur ce blog :
• Delta Green - Hourglass (2021)
• Delta Green - Impossible Landscapes (2021)
Cette fois, je me penche sur trois sorties : PX Poker Night, Jack Frost et le tout récent Iconoclasts. C’est à la fois l’ordre chronologique des sorties et un ordre croissant de qualité.
PX Poker Night
Nous sommes en 1998, sur la base aérienne de Platte. Il s’agit d’une base « poubelle » où atterrissent les bons à rien de l’Air Force, qui y tuent le temps en attendant qu’on les renvoie dans leurs foyers. Rediffusions d’Alerte à Malibu mises à part, le point fort de leur semaine est la sacro-sainte soirée poker du samedi. Malheureusement pour eux, cette semaine, elle va être salement perturbée…
Le pdf de PX Poker Night fait 44 pages, dont à peine une douzaine pour le scénario, le reste étant dévolu à onze prétirés. Ce sont tous des losers, du costaud impulsif qui a cassé la gueule de son colonel à la fouine qui a détourné du matériel en passant par le poissard qui a porté le chapeau dans une histoire qui ne le concernait pas. Onze, c’est du grand luxe pour un scénario conseillé pour deux ou trois joueurs, mais au moins, ils auront le choix ! Incidemment, ces prétirés portent tous des noms inspirés des grands auteurs du lovecraftisme, un clin d’œil que j’ai trouvé dispensable, mais bon, tout le monde ne le remarquera pas…
Le scénario lui-même fait le job, sans plus : une petite montée en tension puis un gros dérapage. Cela se joue sans souci, mais sans être bouleversant non plus. Sa seule originalité est de montrer la situation par les yeux de types qui, d’habitude, jouent le rôle du témoin traumatisé que les agents de Delta Green débriefent avant de se mettre vraiment au boulot (voire celui des types dans les housses mortuaires que les agents ne rencontreront que par l’intermédiaire d’un rapport d’autopsie).
Reste un truc qui gênera certains d’entre vous et qui en laissera d’autres froids : le portage vers les règles de Delta Green n’a pas été fait. Autrement dit, PX Poker Night est resté un scénario pour L’Appel de Cthulhu. Cela se sent même dans la terminologie, qui parle d’investigateurs plutôt que d’agents. Perso, je m’en fiche, les deux systèmes sont assez proches pour être interopérables. En revanche, je trouve qu’une passe de relecture aurait été la bienvenue, parce qu’il reste beaucoup plus de coquilles que d’habitude (y compris, au début, l’annonce que ce scénario est pour Call of Cthulhu d20, alors qu’il fonctionne avec des pourcentages).
Au bout du compte, pour la modique somme de zéro euro, vous avez un scénario honnête, jouable en deux ou trois heures, qui peut servir d’introduction à l’univers de Delta Green tel qu’il était en 1998. Sur ces bases, à vous de voir s’il mérite le téléchargement.
Un scénario de Dennis Detwiller disponible gratuitement sur Divethrurpg, en pdf exclusivement.
Jack Frost
Alabama, le 22 décembre 1998. Quelque Chose d’Horrible™ vient d’arriver au village de Willis : tout ce qui y vivait, des humains aux plus petits insectes, est mort gelé.
Contrairement à ce qui se passe d’habitude, Delta Green n’envoie pas trois agents du FBI dont deux alcooliques sous une couverture foireuse. Cette fois, MAJESTIC-12, son jumeau maléfique, prend la main avec des moyens dont le Delta Green de 1998 ne peut même pas rêver. La Garde nationale boucle le périmètre, la population des villages voisins est désinformée, un camp de base est établi près de Willis, avec une morgue et un terrain d’atterrissage pour les hélicoptères de l’armée…
Il revient à nos héros d’étudier l’évènement et ses conséquences, de récupérer une éventuelle technologie extraterrestre, et si possible de boucler l’affaire sans y laisser leur peau. Les six prétirés mis à la disposition des joueurs sont quatre membres de l’équipe scientifique, un pilote d’hélicoptère et un paracommando. Comme ils sont loin d’être seuls sur place, d’éventuels remplacements seront faciles.
Bien sûr, travailler pour MAJESTIC-12 n’a pas que des avantages : la « sécurité opérationnelle » est poussée jusqu’à la paranoïa, les frictions interservices sont brutales et les supérieurs des personnages sont à la fois présents et très pénibles.
Le scénario lui-même est très bien ficelé, didactique à souhait, avec plein de renvois aux paragraphes suivants et précédents. Sur le fond, il croise deux petits bouts du Mythe que je n’avais jamais pensé à superposer (dont un que j’aime beaucoup !). Comme il se doit avec Delta Green, il sera atrocement mortel si les joueurs se laissent vivre. Il offre à mon sens un bon équilibre entre recherches scientifiques hardcore, plongées dans le passé, complications internes à MAJESTIC et survie pure et simple. Il est substantiel : la plupart des « petits » scénarios de DG tournent autour de trente pages, là, on en a 92 (environ 80 sans les prétirés).
Bref, je suis séduit. Son seul point faible est son positionnement, à la fois dans le temps et dans le background de Delta Green : plus de vingt ans dans le passé[1], et dans le camp des « méchants ». Cela en fait une excursion à réserver aux passionnés de l’univers… sauf à se souvenir que le Delta Green actuel est autant l’hériter de MAJESTIC que du Delta Green des années 1990. Autrement dit, si l’incident de Willis se produisait de nous jours, le Programme pourrait mettre en place une opération de cette ampleur, sans doute un peu plus éthique…
Il y a une telle masse de matériel pour Delta Green que tout ce qui n’est pas archi-prioritaire a tendance à se retrouver enterré. Du coup, je ne sais pas si je le ferai jouer un jour, mais Jack Frost reste quand même un très bon scénario.
Un scénario de Shane Ivey disponible sur Drivethrurpg, Prix : de 9,50 € le pdf seul à 28,50 € pour la version imprimée & le pdf.
Iconoclasts
Iconoclasts est une campagne de 208 pages, qui a commencé sa vie comme un modeste double scénario avant de déborder comme seuls les produits d’Arc Dream savent le faire. Du coup, elle est retard d’une poignée d’années. Cette longue attente était-elle justifiée ?
Située dans le nord de l’Irak en 2016, elle est centrée sur Mossoul qui, à l’époque, est sous la coupe de l’État Islamique. Les agents seront basés à Kirkouk, à 200 km de là, et ils auront certainement l’occasion de faire des excursions un peu partout en Irak, mais aussi à Amman en Jordanie, ainsi peut-être qu’à Athènes et Londres. Iconoclasts utilise à fond les ressources du « nouveau » Delta Green, et ne sera donc pas jouable par les « renégats » de l’ancien Delta Green (qui font une courte apparition, le temps de convaincre tout le monde qu’ils sont irrémédiablement dépassés).
Sur le plan du découpage, le lecteur trouvera, dans l’ordre, une copieuse dose de background, un scénario de prologue, un briefing suffisamment nourri pour être considéré comme un chapitre à part entière, les deux scénarios principaux et, pour finir, un chapitre d’informations présentant règles additionnelles, objets maudits, textes qui rendent fous, sorts dangereux à lancer et autres broutilles.
Une fois convaincu par le background que Mossoul est un environnement abominablement dangereux, où l’État Islamique fait régner une terreur pensée comme outil de gouvernement, on s’y confronte directement dans le prologue.
Ce scénario repose sur une idée radicale : on y incarne des combattants de l’EI chargés par le département de la Propagande de mettre en scène la destruction de la collection d’antiquités d’un vieil archéologue. Encore faut-il la localiser…
L’idée de jouer des terroristes barbus vous fait tiquer ? Bienvenue au club, quand Arc Dream a communiqué sur le concept d’Iconoclasts, il y a quelques années, j’ai sauté au plafond.
En pratique, ça passe parce que Glancy a refusé de jouer la carte des « monstres », et a réussi à humaniser ses six prétirés[2]. Leurs backgrounds sont nuancés, et on ne met pas longtemps à comprendre que cette équipe de « féroces combattants étrangers » de l’EI est en réalité composée de minables à qui on confie des missions de propagande parce qu’en combat, ils rateraient une vache sioniste dans un couloir. De fait, ils ont tous plus ou moins conscience de s’être accrochés au dos d’un très gros animal très féroce, qui bouffera ceux qui le lâcheront.
Difficile de dire ce que ça peut donner en jeu, mais certains détails ont titillé l’ancien MJ de Paranoïa qui sommeille en moi. Oh, des petits riens, comme ce prétiré dont le matériel comporte des clopes et un briquet, alors que l’EI fouette ou exécute les fumeurs.
De toute façon, cette première équipe n’est là que pour trouver où l’archéologue planque son matos, le détruire et en supporter les conséquences. Leurs aventures occuperont une séance, pas plus, et devraient aider à poser l’ambiance dans l’esprit des joueurs.
(Ici, une digression : à en croire la préface, Iconoclasts est né de l’horreur éprouvée par Adam Scott Glancy en découvrant que l’EI détruisait d’inestimables vestiges préislamiques. Or, l’argument même d’Iconoclasts valide le présupposé de l’EI : l’archéologie est dangereuse, et certains objets ne gagnent pas à être conservés. Il y a une dose d’ironie là-dedans, je vous laisse méditer dessus et je reviens à mes moutons.)
Quelques jours après la tragique boulette du premier groupe, les persos de Delta Green entrent en scène. Huit prétirés sont proposés, ainsi que des notes sur la manière de créer des personnages dédiés si vous ne voulez pas les utiliser. Sans que ce soit obligatoire, la campagne évoque la possibilité de créer d’emblée deux personnages, une « tête » et un « muscle », autrement dit un analyste qui restera à suer dans son préfabriqué mal climatisé sur une base américaine en regrettant de ne pas être sur le terrain et un baroudeur qui risquera sa peau à Mossoul tout en regrettant les charmes relatifs du préfabriqué. Les uns comme les autres ont intérêt à être arabophones et à bien connaître les mœurs locales[3].
Une fois l’équipe composée, on passe au briefing, qui repose en grande partie sur l’enregistrement réalisé par les personnages du prologue. Ils ont fait une Grosse Bêtise en manipulant la collection de l’archéologue, et Delta Green attend de ses agents qu’ils évaluent l’ampleur du problème et qu’ils le résolvent.
Il y a une complication : tout cela doit se faire en évitant le plus possible de mettre les pieds à Mossoul, où ils risquent littéralement leur peau à chaque coin de rue, même sans tenir compte des menaces surnaturelles. Pour ne rien arranger, l’armée irakienne, les milices kurdes et les forces de la coalition occidentale ont lancé la contre-offensive contre l’EI et commencent à encercler Mossoul. Qui a envie de traverser une zone de guerre pour aller bosser ? Ou de sauter en parachute sur une ville où patrouillent des fanatiques qui exécutent sans jugement les espions présumés ?
Les deux scénarios suivants sont en fait les deux facettes d’un énorme bac à sable. Le premier couvre la partie « enquête » qui peut être réalisée à distance, le second une éventuelle infiltration à Mossoul et la résolution du scénario.
Que ce soit pour l’une ou l’autre, les agents ne peuvent pas agir seuls. Leur officier traitant leur a donné les noms d’un certain nombre de contacts qui peuvent les aider dans l’administration US, bien sûr, mais aussi dans les milices kurdes, l’armée et les unités antiterroristes irakiennes, le Mossad, le MİT turc… et des personnages entreprenants peuvent aussi approcher les Iraniens et les Syriens, qui sont officiellement des ennemis. Tous ces contacts ont des forces et des faiblesses, des attentes plus ou moins réalistes, des sympathies et des antipathies, et le groupe devra réussir à naviguer au milieu de tout ça sans sortir de la légalité, ou au moins sans se faire prendre.
L’équipe commence avec une valise de dollars puisés dans les fonds secrets, mais elle ne suffira pas. Très vite, il va falloir échanger des renseignements ou des faveurs. Bref, si nos héros ne sont pas prudents, ils vont se retrouver pris dans leurs propres toiles avant d’avoir eu le temps de dire « Bureau des Légendes ».
La beauté d’Iconoclasts est qu’il n’existe pratiquement pas de chemin fixé pour résoudre un problème donné. Tout est entre les mains du groupe. Vous voulez surveiller tel émir de l’EI ? Vous pouvez demander aux collègues américains de tracer son téléphone… ou vous adresser à un groupe disposant d’intelligences à Mossoul pour qu’ils mettent en place une filature. Ou les deux, si vous voulez vraiment savoir heure par heure où il et qui il voit.
La résolution est aussi flexible que le reste : les agents peuvent se salir les mains, seuls ou accompagnés, ou agir à distance en demandant des frappes aériennes au bon moment et au bon endroit (ce qui est plus vite dit que fait).
L’inconvénient de toute cette souplesse est que vous serez sans cesse en train de faire du trapèze sans filet, mais comme c’est aussi l’impression que les agents vont avoir, vous pourrez compter sur les joueurs pour faire la moitié du boulot, voire plus
Vous avez à quoi tout ça m’a fait penser ? À une version un peu moins sécurisée des Encagés. Venant de moi, c’est un compliment, au cas où vous auriez un doute.
Iconoclasts est un maxi-bac à sable où les personnages sont presque toujours en sécurité, où ils occupent une position de pouvoir et doivent actionner d’autres groupes pour obtenir des résultats à distance. Comme dans Les Encagés, le MJ est confronté à un exercice de gestion « informations contre temps ». Chaque contact et chaque information récupérée consomme quelques jours. Or, les agents n’ont pas l’éternité devant eux… mais ils ne le savent pas.
Au bout du compte, qu’en penser ?
Iconoclasts est une très bonne campagne d’espionnage militaire laissant beaucoup de place à l’improvisation, dans un contexte à la fois fluide et ultra-violent. Si les termes de cet énoncé vous déplaisent, vous pouvez l’éviter. Si vous ne savez pas quoi en penser, imaginez L’Affaire Charles Dexter Ward réécrite par Tom Clancy ou mise en scène par Éric Rochant. Si vous avez aimé Le Bureau des Légendes ou Homeland, vous serez en terrain de connaissance.
D’un point de vue delta-greenien, Iconoclasts marque une rupture : là où la plupart des scénarios évitent de trancher, la campagne place le Programme sous les feux de la rampe, et on le voit fonctionner à plein régime. Exit les pittoresques fossiles des décennies précédentes, place à l’espionnage high-tech et aux gros moyens. Cela en fait la campagne iconique des années 2010, en tout cas pour le moment, et en attendant les prochaines évolutions du background.
Pour moi, c’est ce qu’Arc Dream a sorti de mieux depuis longtemps, sachant que la qualité moyenne de cet éditeur est toujours haute, voire très haute.
Une campagne d’Adam Scott Glancy disponible sur Drivethrurpg en pdf pour 18,95 € (pour l’instant, quand la promo de sortie sera terminée, elle sera à 42,65 €). La version imprimée est attendue autour de septembre +1D6 mois
[1] La même année que PX Poker Night, auquel il est discrètement fait référence dans le background de l’un des prétirés. Je suis fan de ce genre de clin d’œil.
[2] C’est rigolo de voir, par exemple, qu’aucun d’eux n’est habitué à la violence, alors que c’est le cas de la moitié des prétirés de l’équipe Delta Green…
[3] Et, pour les agents de terrain, à être des hommes. Jouer une femme n’est pas impossible, la police des mœurs de l’EI a une division féminine et on peut planquer plein de choses sous un niquab, mais l’infiltration sera quand même plus compliquée pour les femmes.
12/04/2022
We Own This City
04/04/2022
Aquablue Le Jeu d'Aventures
L'adaptation en jdr d'une licence existante est un exercice devenu classique, mais qui reste étonnamment casse-gueule. J'étais pourtant bien curieux de voir le boulot réalisé sur ce Aquablue, qui fait partie de mes références sci-fi d'adolescent. Je me demande d'ailleurs si ça parle encore aux jeunes, même si la BD continue toujours son chemin. Parce que bien sûr, pour l'avoir vécu à cette période où on est facilement marqué, difficile de passer le cap de la période Cailletau-Vatine. C'est mon côté vieux con que voulez-vous...
Ça commence plutôt bien, cela dit. L'enrobage, un bouquin grand format, est très beau avec son papier épais, son impression de qualité et son signet. La maquette est aérée - un peu trop, ais-je estimé initialement, mais après lecture, je dois dire que j'ai plutôt apprécié de pas m’être fait exploser les yeux.
Les illustrations sont issues de la BD. C'est beau et homogène, et inséré dans la maquette aussi bien qu'il était possible de le faire. Un effort a été fait pour mettre des extraits adaptés au texte qu’ils illustrent. Le bouquin est aussi bien organisé, en trois parties distinctes (règles, univers, scénarios) plus des annexes, même s'il y a toute une omelette dans le chapitrage de la partie dédiée aux aventures.
De quoi donner envie de plonger dans l’ouvrage immédiatement donc, impression renforcée par l’introduction. Elle pose un véritable angle d’attaque ludique, bien présenté, avec les thèmes récurrents de cet univers, les scénarios types… Même le résumé des tomes de la série vient avec des idées d’intrigue associées à chaque grande période.
La note d’intention étant au mieux, voyons le détail.
Les règles sont vite expédiées et c’est tant mieux : Aquablue est avant tout une BD d’aventures, pas de hard science. Au menu, un dérivé du système d’INS/MV Résurrection – ne faites pas les gros yeux, il marche très bien ici. On lance 3d6 (qui ne s’appellent plus d666, forcément), chaque dé est comparé à l’une des cinq caractéristiques du personnage. Un résultat égal ou inférieur donne une réussite. Le nombre de réussites requises, de 1 à 3, dépend de la difficulté de l’action.
Les compétences fonctionnent comme des pouvoirs ou comme les voies de Chroniques oubliées, c’est-à-dire que chaque niveau octroie un avantage, un bonus ou une capacité particulière. Presque tous les niveaux 1 ont toutefois le même effet, celui d’octroyer un avantage aux tests en rapport avec la compétence. Cela permet de lancer 4d6 et de ne garder que les trois meilleurs.
Quelques précisions colorent un peu le système, en particulier la gestion de la plongée sous-marine et un petit catalogue d'équipements bien foutu. Cela peut sembler peu, mais le tout est limpide et fonctionnel.
La partie univers occupe une part importante et centrale du bouquin. Elle est divisée en trois grandes parties et autant de sujets : Aquablue, la Terre (avec un zoom sur Europolis et un autre sur les consortiums) et la Fondation créée par Nao, le héros de la BD. Les PJ sont des agents de cette dernière. A ce titre, ils se voient confier des missions en lien avec les objectifs écologiques de leur employeur. Accompagner une mission scientifique, protéger la population autochtone d’Aquablue des consortiums plus avides d’argent que de respecter la nature… la tâche est vaste et l’adversaire coriace.
Clairement, le contexte n’est pas très nuancé (c’est encore pire dans les scénarios, mais nous y reviendrons) mais contient toutes les promesses d’aventures à la fois exotiques et politiques. Les textes, loin d’être une encyclopédie froide, gardent toujours en tête le parti-pris du jeu. C’est riche et tout à fait pertinent dans le cadre ludique qui nous intéresse.
Et justement, puisqu’on parle de ludique, le livre de base s’accompagne de pas moins de quatre scénarios.
Le premier est pensé comme un scénario d’introduction durant lequel les PJ participent à un rite d’initiation Meume. Il ne colle hélas pas complètement à la proposition du jeu car il suppose qu’une majeure partie des PJ soient des natifs d’Aquablue, même si quelques humains peuvent participer dans le cadre de l’entente entre les deux planètes. Il peut toutefois être adapté assez facilement si ce n’est pas le cas.
La seconde aventure envoie les PJ en mission scientifique dans une zone volcanique de la planète. Ils découvrent qu’un stock d’armes humains est tombé entre les mains des tributs du coin, les mettant en grave danger. Le résultat est un peu trop caricatural dans la vision « bons sauvages » des Meumes, même si une description détaillée des tributs offre tous les outils pour lisser ce point.
Même prétexte de départ pour le scénario suivant, ce qui est un peu dommage. Mais cette fois, ce sont sur des intérêts privés qui voudraient bien exploiter l’endroit à des fins touristiques que les héros tombent. Là encore, des méchants beaucoup trop caricaturaux gâchent un peu le résultat.
Fini les balades ethnologiques pour la dernière aventure. Il faut cette fois enquêter sur l’origine d’un virus qui sévit sur Terre. Mais il faut faire vite, car les consortiums pourraient bien être autorisés à débarquer sur Aquablue pour échantillonner le virus, avec ce que leurs méthodes peu scrupuleuses impliquent pour l’environnement local.
Tous les scénarios présentent le même défaut majeur, à savoir qu’ils laissent des trous béants dans l’intrigue aux bons soins du MJ. Les PJ sont censés suivre des pistes sans qu’aucun indice n’y mène, des pans de certaines scènes ne sont pas détaillées. Cette écriture un peu lapidaire conduit à des incohérences et des inconsistances qui touchent parfois à des points structurant du scénario.
C’est d’autant plus dommage qu’entre certains éléments paraphrasés à foison et de nombreux « n’hésitez pas à inventer (…) de votre cru », il y aurait eu de quoi gagner de la place pour des outils plus concrets. Cela dit, les bases sont tout de même solides et l’ouvrage contient ce qu’il faut pour corriger ces défauts.
Défauts regrettables donc, mais qui du coup ne gâchent pas les qualités précédemment évoquées et qui font d’Aquablue une adaptation plutôt réussie au final.
Un mot sur l’écran et son livret. L’écran lui-même présente une somptueuse fresque sous-marine côté joueur. Niveau ambiance, c’est vraiment au top. Côté MJ, les quelques rappels de règles utiles, peu nombreux vu leur simplicité, sont proprement agencés et bien lisibles. Une très chouette écran donc.
Le livret présente un bout d’univers bac à sable, une île d’Aquablue imaginée pour l’occasion avec sa faune, sa tribu Meume et sa mission de recherche scientifique humaine récemment arrivée. Finit les généralités du livre de base, ici c’est du concret ! Il fait de plus l’effort d’être vraiment dynamique, avec une brochette de PNJ qui explore les évolutions possibles de ce petit monde (trois options sont proposées pour chaque personnage), possiblement en lien avec les PJ. Plusieurs tables de PNJ, lieux et événements aléatoires permettent aussi de s’approprier le tout.
Deux points m’empêchent toutefois d’être dithyrambique. Le premier, mineur, concerne la forme. En proposant un cadre qui n’apparait pas dans la BD, l’absence d’illustrations originales se fait en effet plus sentir que dans le livre de base. A noter aussi que les références de page sont restées avec des « XX » (« voir page XX ») ; vu leur nombre difficile d’en faire abstraction.
Le second point, plus gênant, concerne plusieurs éléments de contexte difficilement crédibles - un point qui rejoint mes remarques sur les scénarios du livre de base. Le principal est un peuple oiseau assez intelligent pour avoir une organisation politique démocratique et des intrigues de palais, mais qui n’a développé aucun membre préhenseur et qui accepte de servir de bête de monte aux Meumes. Même le prétexte d’un lien mystique, certes présent dans l’univers d’Aquablue, ne m’a pas empêché de perdre ma suspension d’incrédulité.
01/04/2022
Metropolis
31/03/2022
Des livres reliés en peau humaine, de Megan Rosenbloom
L’existence de livres « anthropodermiques » est l’un des petits secrets honteux de beaucoup de grandes institutions vouées à la conservation du savoir. Bibliothèques et musées conservent des livres, parfois fort beaux, dont leur catalogue mentionne qu’ils sont reliés en peau humaine.
En pratique, le cuir humain étant impossible à distinguer de ses homologues animaux, ce point était impossible à vérifier de manière fiable jusqu’aux années 2010 et à l’invention d’une nouvelle technique, l’empreinte peptidique massique, qui s’avère très fiable… et légèrement invasive, car elle impose le prélèvement d’un échantillon.
Et c’est ainsi que Megan Rosenbloom entre en scène. Bibliothécaire, elle s’efforce de pister et d’authentifier – ou pas – les livres anthropodermiques. Sa manière de décrire son job ira droit au cœur de tous les rôlistes de la création :
« Les voyages que je mène pour mes recherches ont tendance à ressembler aux vingt premières minutes d’un film d’horreur : une femme solitaire qui fonce tête baissée dans une enquête qui ne la concerne en rien, motivée par une vague curiosité un mépris certain du bon sens. »
Et donc, on suit notre investigatrice aux quatre coins des États-Unis, en Grande-Bretagne et en France, d’Harvard à l’enfer de la BNF en passant par d’obscurs musées britanniques. Armée de pinces à échantillons, de tubes de prélèvement et d’une rafraîchissante absence de préjugés moraux sur les motivations des créateurs de ces livres, elle croise de respectables bibliothécaires plus ou moins révulsés par leurs propres collections et des bibliophiles diversement étranges, dont un qui aimerait bien que son grimoire de démonologie soit relié en peau humaine parce que serait « comme d’avoir son propre Necronomicon ».
Au passage, elle barbote dans des couilles de bouc chez un tanneur traditionaliste, démonte un certain nombre de très vieilles escroqueries – parce qu’ajouter « relié en peau humaine » sur un honnête volume en peau de porc permet de le vendre plus cher, fait la rencontre posthume d’un brigand de grand chemin qui a fait relier ses mémoires dans sa propre peau, et tout un tas d’autres incidents et péripéties qui ne demandent qu’à être découpées selon les pointillés et introduits dans un scénario. Oui, au point où par instants, c’est presque flippant de voir à quel point « le réel » peut être friable, quand on fait pression dessus aux bons endroits.
Comme elle trouve quand même d’authentiques livres en peau humaine et qu’elle enquête dessus, on apprend une foule de choses sur la pratique, qui est circonscrite :
• dans l’espace, soit essentiellement les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France (mais sur ce point, c’est sans doute une limitation artificielle due à ses budgets de recherche) ;
• dans le temps, de la toute fin du XVIIIe siècle à… 1934 ;
• dans un milieu précis, celui des médecins, des collectionneurs de livres rares ou des médecins collectionneurs de livre rares.
Assez bizarrement, les deux grands centres fantasmatiques de la production d’ouvrages reliés en peau humaine que sont la France révolutionnaire et l’Allemagne nazie ne semblent pas en avoir produit (même si Ms Rosenbloom guette un exemplaire de la constitution de 1793 conservé au musée Carnavalet, dans l’espoir qu’elle aura l’occasion de le tester un jour).
Au passage, le lecteur découvre des à-côtés étonnants, notamment sur la conservation post-mortem des tatouages et les dessous de pratique qui consiste à donner son corps à la science. Sur ces points, la comparaison des lois américaines, britanniques et françaises est particulièrement intéressante. Les mœurs évoluent à des rythmes différents dans ces trois pays, mais qui sait, il est possible qu’un jour, il (re)devienne socialement acceptable de faire relier le joyau de sa collection de jeu de rôle en peau humaine – pour peu que le donneur ait signé un paquet de formulaires de consentement, ce qui, bien sûr, n’était pas le cas au XIXe siècle.
En attendant, ce petit bouquin vite lu est plein d’informations amusantes pour n’importe quoi de macabre ou d’occulte contemporain.
Éditions B42, 24 €, 240 pages