Les Mille et Un Fantômes, d’Alexandre Dumas

En fait, le titre de ce billet est trompeur, car le volume de Folio Classique dont il va être question regroupe deux œuvres différentes : un court roman, La Femme au collier de velours, et un recueil de nouvelles, Les Mille et un fantômes. L’un et l’autre datent de la fin des années 1840 et tous deux se situent au carrefour du fantastique et du roman historique.


La femme au collier de velours s’ouvre sur un long hommage à Charles Nodier, qui fut l’un des mentors du jeune Dumas, l’un des chefs de file de l’école romantique et l’introducteur du fantastique en France. Dumas lui consacre un chapitre plein d’émotion avant de l’enrôler dans son histoire : sur son lit de mort, Nodier lui aurait raconté une histoire effroyable… et tant qu’à se placer sous la protection des ancêtres, Dumas annonce que le héros de ladite histoire n’était autre qu’E.T.A. Hoffmann, l’Allemand qui, dans les premières années du XIXe siècle, fut le père de la littérature fantastique.

 

Selon Dumas, fin 1793, le jeune Hoffmann quitte son Allemagne natale en y laissant une fiancée qui lui a fait jurer de lui être fidèle et de ne pas fréquenter les tripots. Une fois à Paris, il va violer ses deux serments, et surtout prendre un cours accéléré de « Terreur », dans les acceptions politique et fantastique de ce mot.

 

Ses aventures oscillent entre le réalisme angoissant et l’érotisme macabre, et si l’intrigue est assez largement prévisible, on se laisse porter. Dumas nous ménage ici et là de jolies scènes où la réalité bascule comme une courtisane ligotée sur le plateau de la guillotine, qui méritent qu’on s’y attarde, par exemple comme modèle de ce que peut percevoir un investigateur qui n’a plus toute sa tête.

 

Comme tous les titres de Folio Classique, cette édition est abondamment garnie d’annexes. Elles permettent de découvrir la version française de la nouvelle de Washington Irving qui a mis l’imagination de Dumas en branle, ainsi que le premier traitement de l’histoire rédigé par l’un de ses collaborateurs. On peut penser ce qu’on voudra de l’utilisation de prête-plumes, mais la comparaison entre ce synopsis un peu anémique et le texte final est tout à l’avantage de Dumas.

 

Deuxième pièce du recueil, Les Mille et un fantômes repose sur un dispositif archi-classique : un dîner regroupant des inconnus qui se racontent des histoires « vécues », toutes plus angoissantes les unes que les autres.

 

Comme le dîner en question se déroule en 1831 et que la compagnie est peuplée d’individus plus tout jeunes, on est vite renvoyé à la Révolution, voire avant, dans un monde où les décapitées parlent, les pendus ne restent pas sagement accrochés à leur gibet, les cadavres profanés se vengent, des visions révèlent l’avenir…

 

Tout est plaisant à défaut d’être vraiment terrifiant, et le curieux notera que Dumas écrit avant la grande vogue du spiritisme. Ses morts sont encore libres de s’exprimer sans médiums, et ils ne se privent ni de se déplacer en personne, ni d’envoyer des signes.

 

Cette série de nouvelles se termine par une étonnante histoire de vampire qui, chronologiquement, se situe aux alentours du milieu de la période de développement du vampire littéraire, à équidistance de Polidori et de Sheridan Le Fanu. Mieux, elle se déroule dans les Carpathes, à un jet de pieu de l’endroit où Bram Stocker placera Dracula presque soixante ans plus tard.

 

Autour de ce vampire affreux et totalement dénué d’érotisme gravitent une patriote polonaise en fuite, une princesse veuve, deux frères qui se détestent, un cadavre qui saigne lorsque son assassin s’en approche, un château lugubre et un plein couvent de moines orthodoxes… Ce court récit m’a fait penser à certaines nouvelles de Robert Howard – pas forcément pour la violence, même si le combat final contre le vampire ne fait pas dans la dentelle, mais pour le côté « je suis l’auteur, je fais ce que je veux et je vais mettre trois fois plus de matière que nécessaire parce que ça me fait plaisir ».

 

Au bout du compte, je vous conseille ce recueil, d’abord parce que c’est un livre de poche qui ne pèsera pas sur votre budget, ensuite parce que c’est du Dumas et que ça se lit avec plaisir, et surtout parce que c’est une balade dans les soubassements du genre fantastique – l’époque où l’épouvante suprême était d’imaginer que les guillotinés pouvaient se savoir morts, où les vampires étaient encore tout neufs et où les fantômes se promenaient en liberté…

 

Quant à moi, il ne reste plus qu’à m’intéresser à Charles Nodier, dont je n’ai jamais rien lu. Ou peut-être à faire un arrêt un peu plus long chez Dumas, qui sait ? Ce qui est terrible, avec Monsieur Alexandre D. père, c’est que vous avez beau en avoir lu beaucoup, et même croire que vous en avez lu l’essentiel, vous vous rendez vite compte que vous n’avez fait qu’effleurer la surface…

 

 

Bonus : Le Château d’Eppstein


Vous êtes encore là ? Moi aussi. Nous sommes dix jours après la rédaction de la première partie de ce billet, et j’ai effectivement prolongé mon arrêt chez Dumas.




Le Château d’Eppstein est un peu antérieur aux Mille et un fantômes : 1843 au lieu de 1845, et si on devait le faire rentrer dans une case, ce serait le genre gothique plutôt que le fantastique.

 

Pour ceux qui ne le connaissent pas, le gothique est l’ancêtre du fantastique qui émerge en réaction au rationalisme des Lumières, vers 1770-80. 


Si les évolutions du genre étaient une galerie de portraits, ce serait ce tableau un peu naïf, tout au fond, dont on reconnaît à peine le sujet tellement il est couvert de poussière et de toiles d’araignées. Prenez le temps de le nettoyer et vous découvrir un gentilhomme aux yeux fous, dont les cheveux ont blanchi en une nuit (d’orage) parce qu’il a vu quelque chose dans un monastère croulant.

 

J’ai une vieille affection pour cette littérature excessive. Le fantastique du XIXe siècle déplacera la focale et choisira de s’interroger sur la santé mentale de ses narrateurs. Le gothique ne s’en préoccupe pas. Ses protagonistes prennent le surnaturel en pleine poire, et s’en arrangent comme ils peuvent.

 

À l’époque où Dumas rédige Le Château d’Eppstein, le genre a déjà un bon demi-siècle d’existence. C’est donc un territoire connu, balisé, codifié, et Dumas en joue, voire en surjoue.

 

Or donc, notre histoire commence en 1789, dans un château délabré du nord de l’Allemagne. La famille d’Eppstein compte deux frères, un ambitieux cruel qui va épouser une pure jeune fille et un brave garçon qui s’est mésallié. Le premier ne tarde pas à tuer sa femme, qui meurt en donnant naissance au héros. Le second, renié par ses parents, s’exile en France, mais il reviendra de temps à autre, funeste messager d’un destin terrible et fatal.

 

Non, je ne force pas sur les adjectifs : en plus d’être gothique, Le Château d’Eppstein se rattache à la littérature romantique, et regorge de descriptions grandiloquentes et de dialogues emphatiques comme on n’ose plus en écrire depuis 1850 environ, du genre :

 

« Maximilien, cette enfant sera-t-elle heureuse ?

— Elle sera comtesse d’Eppstein, mon père. »

 

L’élément surnaturel est fourni par la comtesse assassinée, qui refuse de rester sagement dans son tombeau. En effet, elle est morte le jour de Noël et selon la légende, les comtesses d’Eppstein qui meurent le jour de la naissance de Notre Seigneur reviennent. Mais c’est un bon spectre, qui cherche à protéger son fils. Ce dernier a grand besoin d’une aide surnaturelle.

 

En plus du fantôme, le lecteur profite d’un château à moitié en ruine, garni de passages secrets reliant, très commodément, les appartements du comte, les tombeaux de famille d’Eppstein et la nursery ; plus, sans supplément de prix, une forêt profonde et la paisible chaumière du brave garde-chasse Jonathas, dont la fille ravira le cœur du héros.

 

Au bout d’environ deux cent cinquante pages parfois un peu longuettes, tout converge vers un dénouement où chacun est récompensé selon ses mérites… ou pas, le gothique étant détaché de la bonne vieille littérature édifiante d’avant la Révolution.

 

Franchement, je ne conseille Le Château d’Eppstein qu’aux dumasiens impénitents ou aux passionnés d’histoire littéraire désireux de se frotter à un roman gothique plus abordable que Melmoth ou Le Moine. Cela dit, sa trame peut s’adapter à peu près telle quelle à L’Appel de Cthulhu. Et si vous souhaitez y ajouter un peu d’ambiguïté, ou changer de méchant, il suffirait d’un rien pour que le spectre protecteur devienne trop protecteur.

 

 

Deux ouvrages parus chez Folio Classique, autour de 8 € pièce

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