Nous interrompons notre programme habituel pour une page éhontée de copinage.
L’ami Côme sort très prochainement un nouveau jeu de rôles intitulé L’Hôtel du Lion Rouge qui prend l’apparence d’un jeu de 108 cartes (y compris les règles). On y décrit collaborativement les clients, le personnel, les chambres et les pièces utilitaires d’un hôtel fictif d’inspiration art déco dans une Europe à la Wes Anderson. On tire grosso-modo une carte chacun son tour, et chacune d’elle nous donne des consignes pour décrire soit la chambre d’un client, soit ce qu’on voit à chaque étage en empruntant l'ascenseur, soit la buanderie... Par contre, ce n’est pas un jeu à la Il était une fois où l’on essaye de gagner en plaçant nos cartes dans le récit : ce sont véritables des consignes (de nos jours, on dirait même des prompts ou des invites) qui viennent cadrer la narration en donnant des contraintes créatives. On élabore à tour de rôle des personnages fantasques, des lieux étonnants, et bien sûr l’un des plaisirs du jeu est de rebondir sur les élucubrations des autres joueurs en faisant des rappels sur un détail inventé précédemment par un complice.
Histoire d’être transparent, mon épouse et moi avons playtesté ce jeu en mars 2022 quand il s’appelait encore L’Hôtel au million de pièces. Comme nous avons tous les deux évolués dans le petit milieu de l’improvisation théâtrale, nous avons énormément apprécié le concept, car nous aimons encore improviser sur la base de consignes plus ou moins contraignantes. Nous avons retrouvé un plaisir similaire à celui de la patinoire d’impro, mais avec la simplicité logistique du jeu de rôles. Trois ans plus tard, j’ai encore le souvenir vivace de certaines pièces de notre version de l’hôtel, d’une poignée de clients excentriques et de membres du personnel qui semblaient en savoir plus qu’il n’y paraissait. À la fin de la partie, non seulement nous avions créé tous ensemble un hôtel des plus baroques, mais avions le sentiment que c’était un peu la session 0 d’une potentielle mini-campagne possible dans ce cadre que vous venions d’imaginer.
Et donc, à l’occasion de la campagne de financement participatif du jeu, j’en ai profité pour poser quelques questions à Côme :
Salut Côme. Tout d’abord, comment est né ce jeu ?
Côme : C’est le fruit de plusieurs influences croisées qui ont fait des nœuds dans mon cerveau jusqu’à produire quelque chose d’hybride. D’abord, il y a mon attraction pour les lieux liminaux, comme le métro, le grand magasin, le train ou l’hôtel, ces endroits dans lesquels les gens ne font que se croiser, et où on peut être une version un peu différente de soi-même pendant quelques instants… Il y avait aussi le souhait, né de conversations avec mon amie Milouch, de créer un jeu de rôles dans lequel on n’incarne pas un personnage en particulier (elle l’a fait beaucoup mieux que moi avec La Grive noire). Enfin, il y avait cette petite frustration avec les jeux dérivés de Firebrands, qui se présentent comme une sorte de WarioWare du JdR (plein de mini-jeux qui s’emboîtent entre eux) mais ont souvent des problèmes de rythme car il faut s’arrêter 10 minutes pour lire les règles d’un des mini-jeux en question…
Mes mélanges ont donc mélangé tout ça, et ça n’a pas fait du Chocapic mais un JdR fait de mini-jeux dans un grand hôtel où tout le monde incarne en commun les lieux et les personnages.
Comment as-tu fait maturer la version que nous avons connue en 2022 ?
Côme : Il y a eu pas mal de changements, à commencer bien sûr par écrire beaucoup plus de cartes et leurs règles ! Mais surtout, le projet a fait un détour chez quelques éditeurs de jeu de société, ce qui m’a aidé à pas mal codifier des mécaniques dont j’avais moins l’habitude. L’exemple évident, c’est celui de la fin de la partie : dans le milieu du JdR, on a tendance à dire « la partie s’arrête quand on sent qu’on a atteint la fin », mais ça peut être un peu trop flou, surtout pour des débutant.es. À la place, et sans être aussi rigide que la progression d’un storygame, j’ai essayé de prendre un peu plus la main des joueurs et joueuses, avec un lieu de départ qui fait office de tutoriel et un développement limité dans le temps : on décide à quelle heure on s’arrête de jouer, et 20 minutes avant la fin, on tire la carte d’épilogue.
L’autre grand changement, ce sont les thématiques. J’ai remarqué que les parties allaient souvent dans tous les sens, et que ça pouvait créer des problèmes de récits un peu décousus, ou dans lesquelles certains joueurs et certaines joueuses n’y retrouvaient pas leurs petit. Du coup, au début de la partie on choisit maintenant 2 thèmes possibles parmi 6 (l’horreur, la romance, l’enquête…) et on est encouragé à caser pas mal de détails s’y rapportant pendant nos descriptions. Ça a un gros poids sur l’épilogue, mais je n’en dis pas plus…
Mais d’ailleurs, tu peux constater tout ça par toi-même avec la version démo du jeu gratuitement dispo !
En dehors de l’incontournable Grand Budapest Hotel, quelles autres œuvres t’ont inspiré ?
Côme : Le souci, quand tu dis que tu bosses sur telle thématique, c’est qu’on t’abreuve de références en la matière, sans compter celles que tu parcours toi-même. Les citer toutes serait un peu épuisant, mais je me dois de mentionner le jeu de rôle You Can Check Out Anytime But You Can Never Leave (du Firebrands dans un hôtel, mais en moins bien que moi, forcément), la série A Gentleman In Moscow (qui raconte comment un exilé russe passe sa vie enfermé dans un grand hôtel, du pain béni niveau décors) mais aussi le roman Way Inn, qui est bien plus moderne et horrifique dans son intrigue mais capture tout de même très bien la banalité et la répétition qui peuvent hanter ce genre de lieux…
Moi, j’y vois des échos de La Maison des feuilles de Mark Z. Danielewski. Suis-je à côté de la plaque ?
Côme : J’ai un grand attachement au roman de Danielewski, sur lequel j’ai beaucoup travaillé dans ma précédente vie universitaire, mais je n’en ai jamais fait grand chose côté jeu de rôle, tant son identité graphique et son jeu sur les multiples niveaux de narration. Enfin, j’en ai quand même tiré un mini-jeu en 36 mots le mois dernier… Mais non, pour moi ça n’a rien à voir avec mes histoires de grand hôtel, notamment parce que, même si on peut y raconter des histoires d’horreur, je ne souhaitais pas qu’il y ait quelque chose de fantastique derrière les portes du Lion rouge !
N’est-ce pas étrange, connaissant tes marottes, que tu déconseilles d’user de surnaturel mais surtout de voyage dans le temps ?
Côme : Dès que tu parles de grand hôtel, les deux références qui reviennent, c’est le film de Wes Anderson, mais aussi The Shining de Stephen King (et son adaptation par Kubrick). De façon plus générale, ça me paraît trop facile et déjà trop fait que de raconter des histoires d’hôtels étranges, alors j’ai tenté une autre approche… Ça poursuit un peu mes réflexions abordées avec Deux Étés, ce jeu de rôle récemment plagié sans honte par un scribouillard sans talent : je suis convaincu que, même en restant dans un monde ordinaire, peuplé de gens de tous les jours, il y a des histoires incroyables à raconter. Encore plus dans un grand hôtel, forcément bourré de clients et de membres du personnel sortant de l’ordinaire !
Qualifierais-tu ton jeu d’oulipien ?
Côme : Eh bien, oui et non. Une énorme influence sur le jeu, que je n’ai volontairement pas citée avant, c’est La vie, mode d’emploi de Georges Perec, incroyable roman qui m’a fait beaucoup d’effet. Clairement, son mode de lecture non-linéaire, sa façon de décrire dans le détail plein de pièces d’un immeuble et d’en profiter pour révéler la vie de ses habitants, le tout avec des contraintes plus ou moins cachées au lecteur, ça fait clairement partie du cahier des charges de L’Hôtel du Lion rouge.
Pour autant, je ne dirai pas que c’est un jeu OuLiPien, car le « Li » désigne la littérature, et ça n’en est pas. Bon, je joue sur les mots car en réalité, beaucoup de cartes du jeu ont pour vocation d’explorer et d’épuiser des contraintes qu’on peut retrouver aussi d’une autre manière dans des jeux d’écriture (par exemple, écrire ou énoncer 26 phrases commençant chacune par une lettre différente de l’alphabet). Mais je dirais plutôt que L’Hôtel est un jeu OuJePien, avec le « Je » de jeu de rôle…
Tu rempiles avec Nicolas Folliot au design graphique après l’extraordinaire Pendant ce temps, dans le métro. Comment compares-tu ces deux jeux ?
Côme : J’y faisais allusion plus haut mais ils font clairement partie de la même famille ; avec Green Dawn Mall, on a là une sorte de trilogie du liminal. Ça m’intéressait d’avoir un traitement très différent, aussi bien du côté ludique que formel, entre les trois jeux : proche du JdR plus conventionnel avec GDM, plus foufou-rigolo avec Pendant ce temps, et complètement expérimental sur tous les plans avec L’Hôtel. Une autre façon de voir les choses serait de dire que de jeu en jeu, je fais tout pour toucher le moins de monde possible et gagner le moins de sous, c’est une sorte de contrainte économique.
Blague à part, je dois aussi mentionner que cette fois, contrairement à Pendant ce temps qui devait être un banal livret avant que Nicolas n’y mette son génie, c’est moi qui ai eu l’idée, dès le départ, d’écrire L’Hôtel sous forme de cartes (tout simplement parce que 54 cartes à jouer, ce n’était pas assez pour mes ambitions).
Tu sors le jeu simultanément en français et en anglais. Vends-tu plus dans une langue que l’autre ?
Côme : Disons que je vends différemment. Côté anglophone, forcément, le marché est plus grand, donc je bosse avec des fournisseurs aux États-Unis (IPR et Studio 2) qui peuvent refourguer des poignées de mes jeux chaque mois sans que j’aie à lever le petit doigt, c’est très confortable. Côté francophone, je n’arrive pas à avoir une présence soutenue en boutique (je n’ai pour l’instant pas de distributeurs), mais moi et mes jeux sommes souvent présents en convention et c’est clairement là que j’en écoule le plus, sans doute grâce à la possibilité d’acheter un exemplaire dédicacé que tu peux revendre dix fois plus cher sur le Bon Coin.
En revanche, dans les deux cas, j’ai beau avoir un espace sur itch.io où tous mes jeux sont présents, je ne fais quasiment plus de vente directe. La faute à la situation politico-économique mondiale…
Les lecteurs de ta newsletter La Compote de Côme savent que tu écris et lis des jeux très perchés. C’est quoi la dernière partie de jeu très mainstream à laquelle tu as participé ?
Côme : Ça c’est vraiment la question qui tue… Il y a quelques mois j’ai joué à une mini-campagne OSR avec des géants endormis, ça compte ? Ouais bon, quand tu vois la gueule du truc, j’imagine que non.
Au-delà de la blague, c’est vraiment intéressant de constater que, de par l’évolution de ma pratique, je suis de plus en plus à la ramasse et pas du tout attiré par ce qui se fait côté mainstream, mais j’ai aussi du mal, en tant que créateur, à m’adresser à ce public-là. C’est pas forcément un problème, mais c’est sans doute un peu dommage…
Serais-tu partant de sortir une version medfan de ton jeu où l’on décrirait (via des consignes étrangement inspirantes) les salles d’un donjon zarbi, les monstres biscornus hantant les lieux, les “héros” hurluberlus qui s’y aventurent ?
Côme : Ah ben voilà, tu me fournis une solution toute trouvée !
L’Hôtel est sans doute un jeu plus ou moins simple à hacker, selon jusqu’où tu veux aller… Ça peut être simple si tu veux te contenter de décrire un hôtel de l’espace ou, oui, un truc medfan ; il faudrait sans doute reskinner quelques pièces mais j’ai l’intuition que le reste pourrait passer sans mal. Si tu veux toucher aux mécaniques, par contre, bonne chance pour inventer tes propres contraintes narratives ; je ne souhaite à personne d’aller explorer ce genre de zones profondes qui prennent la boue au fond de mon cerveau tordu…
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