Les
meilleurs complots sont ceux qui n’existent pas. La synarchie étant le complot
ultime, elle n’existe absolument pas. Voilà, vous savez tout ce qu’il y a à
savoir dessus, vous pouvez sauter le reste du billet.
Mais
si elle existait, que serait-elle ? C’est là que cela devient drôle, et
que la lecture de l’étude que lui consacre Olivier Dard justifie son existence.
Depuis les années quarante, la synarchie a pris toutes les formes. Les collabos
parisiens de 1941 y voyaient une création des banques juives inflitrée à Vichy. Les communistes
de 1946 y mêlaient le Vatican, les capitalistes anglo-saxons et les gaullistes.
Pour les occultistes des années soixante, elle est derrière le nazisme.
Aujourd’hui, la synarchie est encore dénoncée ici et là comme l’inspiratrice de
la mondialisation, de l’énarchie, de l’Union européenne ou de tout ce qui
effraie votre interlocuteur du moment. Belle carrière pour un fantasme !
Le
mot « synarchie » est l’invention d’un occultiste de la Belle époque,
le marquis Saint-Yves d’Alveydre, qui défendait sous ce nom un projet de
réorganisation de la société (ou plusieurs, parce qu’il le fait évoluer de
livre en livre). Dans son esprit, l’affaire n’avait rien de secrète, au
contraire : de conférences en rencontres avec des ministres, il a passé
beaucoup de temps à essayer de la faire connaître. Son idée était, en gros, de
créer des institutions supranationales dirigées par les religieux, destinées à
imposer une paix perpétuelle à l’Europe.
Dans
son dernier ouvrage, Mission de l’Inde,
il consacre aussi beaucoup de place aux « maîtres secrets » installés
dans le royaume caché d’Agarttha, en Inde… La Première guerre mondiale passe
par là-dessus, et voilà qu’un certain Fernand Ossendowski, Russe exilé de son
état, explique que lors de son passage en Mongolie, lors de sa fuite, il a
rencontré des gens qui lui ont parlé du royaume d’Agartthi et de ses maîtres
secrets. « C’est donc vrai ! », se disent un tas de gens
intelligents, qui ne remarquent pas qu’Ossendowski plagie Saint-Yves… Jusqu’à
la guerre, le royaume d’Agarttha et son influence sur la politique mondiale va
devenir la marotte de petits groupes occultes diversement bizarroïdes. La
galerie de portraits qu’en dresse Olivier Dard est adorable. Il a existé au
moins un « alchimiste communiste », qui l’eût cru ?
L’histoire
avance, et nous voilà en 1941. Soudain, la presse collaboratrice de Paris
dénonce avec violence l’influence d’une mystérieuse « synarchie » sur
le gouvernement Darlan. Il existe donc des synarques ? Sur la foi d’un
manifeste improbable prônant la « révolution invisible en ordre
dispersé », trouvé chez un ingénieur suicidé, la police des sociétés
secrète instituée par Vichy se met sur sa piste. Des recherches sont menées en
zone occupée. Sans s’inquiéter outre mesure, les Allemands suivent l’affaire de
près. Qui sont les synarques ? Des listes de noms sortent, mais rien n’est
prouvé – ce qui peut indiquer qu’il n’y a pas de synarchie ou que les synarques sont très forts. Ou, mais c'est tellement moins drôle, que toute l’affaire est le
symptôme d’une lutte entre tendances de la collaboration, les « synarques »
étant darlanistes et leurs dénonciateurs lavalistes…
À
la Libération, nouvelles enquêtes, nouvelles impasses… mais parmi les anciens
collaborateurs, il s’en trouve pour affirmer que l’échec de Vichy est l’œuvre
de la synarchie. Symétriquement, il se trouve des communistes pour lui attribuer
les déconvenues du gouvernement provisoire.
Le
fantasme synarchique continue son bonhomme de chemin dans les années
d’après-guerre, avant d’être brutalement renvoyé à ses racines occultes dans
les années soixante. D’authentiques obédiences occultes (re)commencent à se
revendiquer de la pensée de Saint-Yves. En parallèle, des auteurs plus ou moins
allumés retrouvent Agarttha et ses maîtres secrets, flanqué d’un royaume
ténébreux et symétrique, Shamballah, et expliquent toute l’histoire du XXe
siècle par leur influence. Hitler est repeint en pion des maîtres secrets (mais
de quel camp ?)
Le
mythe de la synarchie politique refait surface dans les années soixante-dix, encouragé
par la crise et l’apparition de nouveaux groupes d’influence à qui l’étiquette « synarchique »
ira bien. Des experts autoproclamés la découvrent sous le masque de la
Trilatérale, la débusquent à Davos ou la flairent sous la construction
européenne. Tout indique qu’elle a encore une belle carrière devant elle !
Cette
balade en synarchie m’a inspiré un certain accablement. Au fond, voir un proche
analogue des délires des personnages du Pendule
de Foucault obséder de vraies gens pendant des années est plutôt triste. En
revanche, découvrir à quel point la synarchie elle-même est une illusion aussi
solide que le Grand et Terrible Oz est étrangement réconfortant.
En
un peu moins de 250 pages, ce livre brasse large, des occultistes de la Belle
époque aux ultra-gauche et extrême-droite contemporaines en passant par des
hommes d’influence des années trente ou des collabos des années quarante, sans
oublier MM. Pauwels et Bergier, qui sont décidément de tous les coups. Qui
pis est, il le fait en ayant massivement recours à un volumineux appareil de
notes en fin d’ouvrage (qu’il ne faut pas rater, il est truffé d’informations
secondaires mais passionnantes). Il est donc conseillé d’avoir l’estomac solide
et une bonne connaissance de l’histoire du XXe siècle pour s’embarquer…
Au
bilan, La synarchie – Le mythe du complot
permanent est un bon vaccin contre le virus conspirationniste qui traîne un
peu partout ces temps-ci. En plus de la démonstration par l’exemple, Olivier
Dard y consacre quelques pages bienvenues dans sa conclusion. Il est aussi
possible d’y voir une mine où puiser une galerie de personnages diversement
cintrés, de complots unifiés et de théories improbables (ah, tiens, je
m’aperçois que j’ai oublié de vous parler du lien secret entre la synarchie et
les Illuminatis). Bref, une lecture conseillée.
Perrin,
collection Tempus, 11 €.
Ce billet est sponsorisé par la synarchie, les Illuminatis et le culte de Cthulhu.
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