World War Cthulhu – Cold War


Introduction


La lecture du premier billet consacré à World War Cthulhu peut aider à la compréhension de celui-ci. Sinon, en résumé : Cubicle 7 a lancé une série de sous-gammes de L’Appel de Cthulhu mariant horreur et décors de guerre. Après Darkest Hour, un traitement de la 2e Guerre mondiale à mon goût très supérieur à celui d’Achtung!Cthulhu, Cold War se penche sur la guerre froide et plus précisément sur les années 1970.

Bienvenue dans un monde où Occidentaux et Soviétiques se surveillent et jouent aux dominos avec des petits pays du Tiers-monde, sans oser se sauter à la gorge parce qu’au moindre faux pas, la planète partira en fumée – et cette fois, Cthulhu et ses potes n’y seront pour rien. Tout le monde est assis sur l’équivalent de plusieurs tonnes de TNT et, contrairement à notre époque, tout le monde en a conscience.

En surface, les investigateurs jouent des espions, des agents du Secret Intelligence Service britannique[1], de la CIA ou de n’importe quelle organisation « alliée ». Disons-le tout de suite, il y a espion et espion, et ceux de Cold War sont plus John Le Carré que Ian Fleming, plus Smiley que James Bond.

Et sous la surface ? En plus d’être des espions, les personnages sont tous membres de la Section 46, un organisme obscur perdu dans un coin de la bureaucratie britannique. La Section 46 a succédé au Réseau N des années de guerre, mais joue sensiblement la même partition dans un monde qui s’est beaucoup compliqué. Elle a du personnel un peu partout parmi les agences occidentales, et doit gérer des loyautés doubles ou triples en plus des habituels problèmes surnaturels. Quant au maître-espion N, il est octogénaire et légèrement gâteux, mais compte bien rester aux manettes jusqu’à sa mort. Et qui est N ? Le Gardien a toujours le choix entre plusieurs hypothèses, et c’est très bien ainsi. Disons juste, sans rien dévoiler, qu’il n’est plus seul dans la danse…


Cubicle 7 lave plus blanc Je connais mal la Laverie, qu’il s’agisse des romans de Charles Stross ou de leur déclinaison en jeu de rôle, mais j’en sais assez pour avoir ressenti comme une parenté… sauf que Cold War est aussi sérieux qu’une séance de torture dans une prison chilienne alors que la Laverie contient de solides doses d’humour absurde. Mais que les deux jeux existent chez le même éditeur n’est pas exactement une surprise.

Cold War

 Le livre de base se présente comme bel ouvrage cartonné de 240 pages, écrit plutôt petit, et doté d’illustrations sympathiques. Comme son prédécesseur Darkest Hour, il ne contient pas le moteur de règles (la 7e édition de L’Appel de Cthulhu dans ce cas précis).

Le premier chapitre présente l’histoire de la guerre froide, survole les principales agences de renseignement de l’Est et de l’Ouest, et présente rapidement la Section 46. Avec ça, on a déjà de quoi s’orienter. En dehors de l’angle spécialisé de l’espionnage, les informations historiques et culturelles brillent par leur absence, mais ce sont les années 70, autant dire la porte à côté – et les images affluent à la lecture.

De manière tout à fait classique, on enchaîne ensuite sur la création de personnage. Elle donne des investigateurs un peu plus musclés que d’habitude, sans être surhumain. Deux cents points de compétences en plus feront de vous un espion passable, mais on n’est pas chez James Bond[2].

Les adaptations techniques relèvent du détail, à une exception près : l’apparition de la Confiance. Techniquement, c’est une famille de compétences, qui mesure la manière dont les personnages sont perçus par les organisations auxquelles ils appartiennent – tout le monde en a donc au moins deux, dans son agence d’origine et dans la Section 46, mais un agent peut en avoir bien davantage, par exemple s’il « rend service » aux copains de la CIA ou s’il est infiltré dans les Brigades rouges…

Le score de Confiance indique la manière dont l’organisation traite le personnage, peut lui servir à se renseigner, à récupérer des ressources, etc. Comme la Santé mentale, la Confiance fluctue en fonction du dénouement des scénarios… elle monte s’il réussit ses missions et baisse s’il foire. Bien sûr, si « on » ne lui fait plus confiance, il risque fort de recevoir la visite d’un sympathique monsieur équipé d’un parapluie bulgare.

Le chapitre suivant couvre, en une douzaine de pages, les bases de l’espionnage, du contre-espionnage et autres activités illicites. Tel quel, c’est un peu court, mais cet aspect est présent en filigrane dans tout le livre. De plus, il est amplement développé dans le premier supplément, Section 46 Operation Manual, dont il sera question plus loin.

Pour résumer ? Vous êtes un pion sacrifiable qui actionne d’autres pions sacrifiables sur un échiquier à X dimensions dont vous ne voyez que quelques cases, vous ne pouvez pas savoir si vos alliés sont fiables, et vous pouvez être amené à sacrifier vos « ressources » à tout instant – les ressources en question étant des êtres humains qui vont sans doute être torturés avant d’être exécutés. Et si vous pensez que le KGB est déplaisant, l’autre « autre camp », celui des monstruosités baveuses et griffues, est largement pire. Et vice versa.

Un chapitre de conseils au Gardien des arcanes pose ensuite les bases de ce qu’il est possible de faire et de ce qu’il est déconseillé de faire avec Cold War. L’ensemble relève largement du bon sens, mais parfois, mettre des conseils de bon sens noir sur blanc a des vertus…

On retrouve avec plaisir le système de double mission officielle/officieuse qui faisait tourner Darkest Hour, mais les temps ont changé. Finie l’époque où on allait faire sauter des ponts en sifflotant It’s a long way to Tipperary avec le concours de vaillants résistants[3]. Aujourd’hui, on s’abouche avec des terroristes, on ment, on désinforme, on recrute des traîtres, on assassine parfois, l’ami d’un jour est le traître de demain et vice versa… bref, on nage dans une ambiance de paranoïa crépusculaire à souhait.

Le passage des opérations commando à l’espionnage a un bon côté : les missions seront plus variées. Darkest Hour jouait des variations autour du parachutage en territoire hostile, du contact avec des groupes de résistants et de l’obligation de faire sauter quelque chose/tuer quelqu’un. Les espions de Cold War pratiquent l’infiltration, font du renseignement, et doivent sans cesse trouver un équilibre délicat entre les risques et les récompenses de chaque action…

Le chapitre sur les théâtres d’opération est très sympa, mais joyeusement déséquilibré. L’Europe reçoit un traitement décent, concentré sur le terrorisme en Europe de l’Ouest et la répression dans les pays de l’Est. Quelques points chauds incontournables sont traités, comme le Chili de Pinochet ou la Libye du colonel Khadafi. Pour le reste, on évolue dans un monde anglocentré. L’empire britannique est mort, mais les agents de Sa Majesté grouillent encore aux quatre coins de son cadavre. On apprend donc quantité de détails horribles sur l’Ouganda d’Amin Dada, la Rhodésie de Ian Smith, et ainsi de suite, mais rien sur l’empereur Bokassa, par exemple. Chaque pays décrit a droit à une présentation rapide et surtout à un ou deux exemples de mission, qui incluent des facéties du type « votre agence d’origine veut que vous liquidiez cet agent communiste… sauf qu’il travaille aussi pour N et que celui-ci veut le sauver ».

Le chapitre suivant, Beyond Top Secret, présent les créatures cthulhiennes actives pendant la décennie. Il recèle le mélange habituel de très bonnes idées et de trucs moins enthousiasmants. Il met l’accent sur les serviteurs des Grands Anciens – ce que les investigateurs des années 20 appelaient des cultes, mais qui n’en sont plus forcément. Les années 70 sont l’âge des « religions alternatives » débordantes de paix et d’amour[4] et de mouvements mélangeant nationalisme, terrorisme et occultisme[5]. En Occident, on ne peut plus rejouer le raid sur Innsmouth parce que les juges sont attachés à la liberté religieuse. Et dans le Tiers-monde, c’est délicat, parce que les sectateurs locaux ont acheté un plein camion d’AK-47 à une faction dissidente de l’Armée de Libération du Front Autonome Populaire…

Assez bizarrement, la liste des cultes pioche aussi dans des groupes réels. Voir l’Ordre du Temple solaire ou les Raëliens aux côtés des Tcho-Tchos ou d’une secte cannibale fait un effet un peu bizarre, mais bon, chacun fera ce que bon lui semble avec tout ça.

Cette section se conclut par une galerie de PNJ qui inclut des gens aussi sympathiques que le révérend Jim Jones et Pol Pot (présentés au naturel et pas comme des sectateurs).

Il n’y a pas grand-chose à dire des deux chapitres suivants, qui contiennent les adaptations de règles et le matos (comprenez : les flingues). C’est carré, pas forcément passionnant à la lecture, mais bourré d’éléments utiles en jeu.

Intersections, la minicampagne qui clôt le bouquin, se déroule à Istanbul. L’équipe est envoyée en ville pour évaluer un possible transfuge du KGB tout en menant une investigation parallèle sur les cultes qui sévissent en ville[6]. C’est un bac à sable complexe et ambitieux, où interviennent une trentaine de PNJ, dont beaucoup ont des noms turcs hérissés de « k » et d’étranges signes diacritiques, à côté desquels les Grands Anciens donnent l’impression de s’appeler Smith comme tout le monde. Une jolie table de relations simplifie beaucoup la compréhension des enjeux, mais plusieurs lectures attentives seront nécessaires pour dompter la bête et absorber toutes les sous-intrigues. L’ensemble peut vite très mal se terminer si les agents ne sont pas prudents, mais rend parfaitement le côté « marchons sur des œufs et ne faisons confiance à personne » qui transpire de pratiquement toutes les pages du bouquin. Si je devais formuler une critique, c’est qu’il manque un scénario plus simple et plus facile à prendre en main, à la fois par le Gardien et les joueurs. Mais un recueil de scénarios est attendu pour bientôt-sous-peu.

Cold War mixe l’investigation cthulhienne, l’espionnage « réaliste » et une époque peu exploitée en jeu de rôle. Si l’un de ces trois éléments vous déplaît, vous êtes tout à fait fondé à l’éviter. Sinon, le cocktail est plus que consommable, il est détonant !


Section 46 Operation Manual



Ce livret de 128 pages prolonge le chapitre Tradecraft du livre de base. Il est conseillé de lire les deux d’une traite et de garder en tête que non, il ne faut pas faire ça chez vous.

Il ressemble à son grand frère de Darkest Hour, beaucoup sur la forme – un manuel d’instructions pour espions annoté par divers agents de la Section 46 – et un peu sur le fond – les thématiques se ressemblent, mais les techniques ont évolué[7].

Notez qu'il s'agit d'
un manuel théorique, pas d'un recueil de cas pratiques. Le résultat est donc un peu aride, mais on y trouve des conseils pour à peu près tout. Les paragraphes portent des titres comme « Compartimentalisation et sécurité opérationnelle », « Signaux, codes et chiffres », « Tuer en silence », « Comment opérer en liaison avec des soldats au cours d’une opération de combat »…

Vous voulez établir un réseau d’informateurs ? Savoir comment les choisir, les recruter et, le cas échéant, les sacrifier ? C’est là. Vous avez besoin de connaître la bonne attitude à adopter avec des guérilleros cinglés, sachant qu’ils ne sont pas forcément nos guérilleros, mais qu’ils sont utiles à un instant T ? C’est couvert, tout comme une multitude de possibilités allant du déplaisant à l’abominable, mais bon, c’est le métier qui veut ça.

La palme revient aux conseils sur « Comment se débarrasser d’un corps », flanqué d’un pimpant encadré qui liste le coût en SAN des diverses opérations à effectuer pour que le cadavre n’ait plus ni empreintes digitales, ni empreintes dentaires, ni si possible forme humaine.

Le fait que les actions soient compartimentées se prête à plusieurs niveaux de jeu à des degrés de subtilité différents, de la mission (« allez là, faites ça, puis allez là pour qu’on vous récupère ») à l’opération (composée de X missions interconnectées). Ça donne envie de créer des scénarios multicouches où l’on jouerait les planificateurs de la mission, puis de basculer sur l’équipe qui l’exécute… et se rend compte que les informations du planificateur étaient déficientes.

Les annotations de N et de ses gentils associés rappellent régulièrement que par rapport à l’Autre Ennemi, le KGB et ses petits camarades sont prévisibles et carrés, tout en adaptant (un peu) les conseils du texte principal pour le versant surnaturel.

Vous savez ce qui est le plus étrange ? En fait, ces conseils couvrent tout ce que font les investigateurs d’habitude : cambriolage, renseignement clandestin ou violence discrète, qui doit rester sous le radar des autorités.

On est presque soulagé, au bout d’une centaine de pages, d’arriver à une liste d’armes. Hélas, ce ne sont pas des armes normales, mais des flingues pour assassins et autres facéties explosives, allant des grenades aux ogives nucléaires tactiques conçues au cas où la guerre froide aurait un coup de chaud. Enfin, le livret se termine par quatre prétirés que je n’ai pas trouvé passionnants, mais bon, ils ont le mérite d’exister.

Le texte est dense, les illustrations rares mais sympathiques, avec ici et là des encadrés techniques sur la manière d’utiliser les compétences de L’Appel de Cthulhu pour descendre une paroi en rappel ou éviter de s’endormir pendant une longue planque.

L’ensemble se lit avec un mélange de fascination et d’horreur. Les auteurs ont réussi à rendre l’ensemble crédible. Je n’ai aucune idée du degré de réalité de ce qu’ils racontent, mais tout est vraisemblable, logique, intelligent…

Je sors de là vaguement écœuré, certain que mes joueurs habituels ne trouveront pas l’expérience amusante, mais très tenté d’en faire quelque chose.

On attend encore :

• Our American Cousins, du background sur la CIA, des théâtres d’opération comme le Vietnam, etc.• Covert Actions, un recueil de scénarios.Tous deux devaient arriver début 2017, au moins en pdf, mais ils se font attendre.• La campagne, Yesterday’s Men, semble reportée à un horizon plus lointain. Je l’espère d’ici 2018, sans certitude…





[1] Il n’y a que les ploucs pour l’appeler MI6.
[2] Petit bonus, le chapitre explique comment vieillir les personnages de Darkest Hour, si vous avez envie de jouer un ancien du SOE.
[3] Je force le trait pour les besoins de la démonstration, et je suis injuste avec Darkest Hour, qui arrivait à mettre de l’ambiguité dans la combinaison « nazis et Cthulhu ». Mais force est de constater que la palette de gris est nettement plus sombre dans Cold War.
[4] On ne parle pas tout de suite aux néophytes des sacrifices humains.
[5] Les spécialistes noteront que la Fraternité noire de Robert Bloch fait une apparition. Imaginée dans les années 80, cette multinationale du terrorisme au service des Grands Anciens résonne avec l’actualité de manière passablement flippante.
[6] Oui, il y a un lien avec Terreur sur l’Orient Express… mais il est subtil et relève plutôt du clin d’œil.

[7] Au probable soulagement des sentinelles : la version SOE expliquait comment les tuer vite et en silence, celle-ci inclut des conseils sur la manière de leur faire perdre connaissance en privant leur cerveau d’oxygène.

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