Si je vous dis que le sous-titre du livre est « 1927, l’Amérique en folie », vous aurez une idée plus précise de la localisation de cet été mouvementé, dans le temps comme dans l’espace.
Et en effet, la période qui s’étend (à la louche) entre mai et septembre 1927 se signale par une densité d’événements remarquables qui en font sans doute l’apogée des Années Folles.
Mais que se passe-t-il de si intéressant cet été-là ? Entre autres, et la liste n’est pas limitative :
• Un crime conjugal particulièrement idiot fait la Une de tous les journaux des États-Unis. L'amant assassin se fait prendre parce qu'un chauffeur de taxi se souvient de lui... et s'il s'en souvient, c'est parce qu'il lui a laissé un pourboire minable. Idiots ou pas, le procès sera un événement mondain drainant une foule de curieux.
• De colossales inondations dévastent tout le bassin du Mississippi, causant de gigantesques dégâts dans le centre du pays.
• Un paquet d’aviateurs plus ou moins mythomanes et plus ou moins compétents tentent de traverser l’Atlantique, avec des fortunes… variables. Charles Lindbergh y parvient en mai. Devenu un demi-dieu aux yeux du public, il se lance dans une épuisante tournée triomphale à travers les États-Unis, au cours de laquelle il souffrira beaucoup plus que pendant son vol de trente heures vers Le Bourget. L’aviation devient du jour au lendemain une passion nationale, changeant le destin d’un tas de gens, notamment d’un petit constructeur aéronautique nommé Boeing, qui avait tellement peu de commandes qu’il survivait en fabriquant des meubles.
• Un déséquilibré fait sauter une école parce qu’il paye trop d’impôts, tuant 44 personnes, dont une majorité d’enfants. Et encore, les trois quarts de la dynamite dont il avait généreusement garni les sous-sols du bâtiment n’ont pas explosé.
• Portés par Babe Ruth et Lou Gehrig, les New York Yankees font une saison de baseball exceptionnelle à tous les égards. On découvre au passage à quel point le baseball est le roi des sports de l’époque, loin devant le football., et à quel point, en dehors de quelques stars, être joueur professionnel est un métier ingrat[1].
• Jack Dempsey, « le plus grand boxeur de tous les temps », livre un match retour à très gros enjeux face à Gene Tunney, qui l’a écrasé l’année précédente. Grâce à la radio, ce sera un événement qui touchera tout le pays.
• L’empire d’Al Capone est à son apogée, mais une fonctionnaire pugnace teste l’idée de taper les gangsters au portefeuille, et obtient de premières victoires dans l’indifférence générale.
• La Prohibition bat son plein. Les Américains n’ont jamais bu autant, mais ils sont tués par l’alcool frelaté des bootleggers, et plus encore par l’alcool dénaturé à la strychnine produit par le gouvernement[2]. Le tout s’avère être un gigantesque désastre. Son inspirateur meurt d’ailleurs cet été-là, dans un bête accident domestique.
• Les îles françaises de Saint-Pierre-et-Miquelon importent 3 millions de bouteilles de champagne. Aucun rapport avec la Prohibition, bien sûr, promis juré, c’est pour la consommation personnelle de leurs… 4 000 habitants.
• Le très amorphe président Coolidge décide de ne pas se représenter en 1928, ouvrant la voie au mandat désastreux du « Grand Humanitaire » Herbert Hoover, qui est l’un des hommes les plus populaires d’Amérique depuis la Première Guerre Mondiale (ou qui fait tout pour, en tout cas).
• Au cours d’une réunion discrète, les représentants des grandes banques centrales des deux côtés de l’Atlantique décident d’une baisse des taux d’intérêt. Deux ans plus tard, elle sera l’un des détonateurs de la Grande Crise.
• Dépassé par la concurrence, Henry Ford réagit, arrête de fabriquer le Modèle T qui a fait sa fortune, et s’efforce de le remplacer par un Modèle A qui se fera longtemps attendre. Au passage, on découvre à quel point la Ford T était… rustique. Comme dans « en retard de vingt ans sur la concurrence, mais bon marché et increvable ».
• Malgré un dossier branlant, les anarchistes Sacco et Vanzetti sont exécutés après six ans de recours, déclenchant une vague de colère aux États-Unis et en Europe.
• Les premiers coups de marteau-piqueur sont donnés au chantier colossal du Mont Rushmore.
• À Hollywood, un petit studio du nom de Warner Brothers mise tout sur Le Chanteur de jazz, qui sortira début octobre et passera à la postérité comme le premier film parlant. Ce n’est pas tout à fait vrai, mais il lance une révolution technologique : le cinéma muet sera balayé en quelques mois. Une foule d’acteurs illustres, mais non-anglophones ou dotés d’accents trop marqués, disparaît des écrans.
• À New York, Broadway connaît une saison théâtrale triomphale, sa dernière avant le grand exode de ses acteurs vers Hollywood.
• La télévision fait ses tout premiers pas, même si les « expériences de transmission d’images » ne sont encore qu’une curiosité pour les pages scientifiques des journaux.
• Le Ku Klux Klan compte autour de 5 millions de membres, et l’eugénisme a le vent en poupe. Ses partisans s’efforcent d’obtenir la stérilisation massive de catégories entières de la population, et ont une audience assez large.
Même si l’ouvrage est centré sur l’été 1927, il s’autorise des balayages avant et arrière pour rendre les événements intelligibles – on ne peut pas comprendre l’affaire Sacco et Vanzetti sans remonter à la Grande Peur des rouges de 1919-1920, par exemple, ou parler un minimum de la manière dont les Italiens sont perçus par la société américaine.
Au passage, on apprend un tas de trucs précieux, comme le taux de criminalité de chaque grande ville. Chicago est plus agitée que New York, mais curieusement, elle est plutôt pépère par rapport à la Nouvelle-Orléans, et quoi qu’il arrive, n’allez pas à Memphis ! On découvre aussi le taux d’élucidation des crimes, qui n’est pas tout à fait égal à zéro, mais reste très inférieur à ce que devrait permettre la criminalistique[3]. Et puis, la police de ce temps-là est tout à fait capable de classer comme suicide un type retrouvé criblé de balles, pendu, castré et égorgé.
Tout cela est raconté dans un style souriant, avec des notations vachardes de temps en temps, une documentation très solide, et un talent certain pour mettre au jour des connexions imprévues – Jack Dempsey, le boxeur, a un frère acteur à Hollywood qui traverse une très mauvaise passe peu avant le duel Dempsey-Tenney, auquel assiste Al Capone, etc. On voit aussi apparaître des noms promis à une belle postérité : John Edgar Hoover commence son ascension, un jeune champion olympique du nom de Johnny Weissmuller sauve des gens de la noyade, et ainsi de suite.
Et puis, c’est amusant de voir passer des figures presque familières parce qu’elles remplissent des emplois qui ont des titulaires à notre époque. Le président Harding, prédécesseur de Coolidge, était un parfait idiot élu « parce qu’il avait l’air d’un président ». Très mal entouré, il a accumulé les scandales, mais a eu la bonne idée de mourir en cours de mandat, s’épargnant des ennuis judiciaires. Dans le même style, Henry Ford, concepteur de voitures qui profite de sa fortune colossale pour racheter un média et donner son avis sur tout, rappelle bougrement quelqu’un à ceux qui suivent l’actualité cent ans plus tard. Quelque part, c’est aussi rassurant, parce qu’au bout du compte, ces prototypes des années 1920 sont largement oubliés aujourd’hui, et n’ont pas concrétisé leurs rêves mégalomanes. (Il y a quelques pages particulièrement corrosives sur Fordlandia, l’utopie marti… brésilienne de Ford.)
Bref, pour une douzaine d’euros, vous avez là une très bonne source sur les années 1920 aux États-Unis, lieu et époque que beaucoup de rôlistes fréquentent depuis un bon demi-siècle. Et en plus, c’est drôle !
Éditions Payot & Rivages, collection Petite bibliothèque Payot – Histoire ; 570 pages ; prix : 11,20 €
[1] Ruth et Gehrig gagnent des fortunes, mais c’est en grande partie grâce à la publicité, à leurs apparitions dans des films, et ainsi de suite.
[2] Le raisonnement étant : « ah zut, il faut continuer de produire de l’alcool pour l’industrie, mais il risque d’être utilisé pour violer le Volstead Act. Bon, on va le couper avec des poisons mortels, même les poivrots ne seront pas assez bêtes pour… ah si ? C’est embêtant, mais on a quand même besoin d’alcool. Tant pis, on perdra un peu de monde. »
[3] Une bonne partie des premiers chapitres est consacrée à expliquer que les États-Unis sont en pointe dans tous les domaines, sauf l’aviation, où l’Europe a pris énormément d’avance. Vu les exemples donnés dans le reste du livre, j’ai tendance à penser que le maintien de l’ordre en général et la science criminelle en particulier sont un autre domaine à la traîne.
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