Suite de l’Investigators’ Guide dont j’ai déjà parlé ici en début d’année, et paru quelques mois après lui, ce livre à couverture rigide de 265 pages présente les mêmes caractéristiques que son prédécesseur : couverture rigide, papier épais, deux signets, tout en couleurs, illustrations abondantes et en prime, une couverture de Loïc Muzy. Rien de neuf sur le front de l’esthétique, donc, mais toujours de belles choses au service d’un texte relativement dense (selon votre état de décrépitude, vous le trouverez lisible ou écrit un peu petit, et je ne vous dirai pas dans quelle catégorie je me range).
Pour une raison que j’ignore, les chapitres font tous à peu près la même taille, soit une trentaine de pages. Dans certains cas, leur contenu le justifie, dans d’autres, il y aurait eu de quoi tailler une paire de chapitres plus courts. Mais bon, c’est un choix éditorial…
Le premier chapitre, A Keeper’s Miscellany, contient des blocs thématiques très similaires à ce que propose le premier chapitre de l’Investigators’ Guide. On y découvre d’intéressantes infos sur la justice criminelle, les prisons, les asiles de fous et les « workhouses », qui cumulent les traits les moins riants des hospices et des prisons. En prime, il contient deux petits blocs qui, eux, sont pleinement orientés « meneurs de jeu » : les plans de toutes sortes de résidences, du taudis au château à la campagne[1], et enfin quelques pages d’organisations malfaisantes prêtes à servir.
Le chapitre 2 s’intitule Occults Secrets & The Golden Dawn, et il est dense, au point de justifier de deux lectures si vous voulez en extraire tout le jus. Il déborde d’informations sur les grades et la hiérarchie de l’Aube dorée et leur évolution, qui hurlent « grosse arnaque qui pue » à l’oreille des sceptiques du XXIe siècle, mais ont fort bien fonctionné sur les intellectuels des années 1890. On enchaîne sur une liste de « sorts hermétiques » et la description d’un paquet d’entités du plan astral. Tout cela est strictement optionnel, mais en l’agitant un peu et en y rajoutant une pincée de mesquinerie, une louche de rivalités et une paire de « guerres occultes », cela donne un cadre de campagne assez séduisant[2]. C’est notamment idéal si vous avez envie de faire jouer des « investigateurs du paranormal » sans avoir directement recours à Cthulhu et ses gros potes verts. Oui, ça marcherait aussi avec Maléfices… et tiens, j’en profite pour vous recommander la lecture d’Algernon Blackwood, auteur un peu oublié aujourd’hui, mais qui appartenait à la Golden Dawn et a influencé Lovecraft. Je pense que j’aurai l’occasion de vous reparler de son cas à l’avenir.
Ce chapitre se conclut par une reprise des règles sur les livres maudits, leur étude et les dégâts qu’ils sont susceptibles de faire. La liste d’ouvrages est un peu différente de celle des années 20, sinon, c’est comme d’habitude et ça complète le côté « gamme autonome » de ce Gaslight. Enfin, complète presque, parce qu’il manque toujours les monstres et les sorts, mais comme ils sont disponibles dans des ouvrages séparés et multi-époques…
Running Gaslight Games, le chapitre 3, est… un fourre-tout. Oui, encore un. Sa première moitié est consacrée à des suggestions de règles adaptées à l’époque. Elles couvrent des sujets attendus : les poursuites en calèches, la gestion de la réputation des investigateurs ou des difficultés de communication entre les classes, et d’autres plus surprenants, comme le temps de réponse de la police si vous appelez au secours, les périls des maisons éclairées au gaz ou les effets des brouillards toxiques qui engloutissent régulièrement l’agglomération londonienne (qui peuvent asphyxier un taureau, qu’on se le dise). Rien de tout cela n’est fondamental, mais tout le monde trouvera quelque chose à y piocher.
La seconde partie du chapitre est plus intéressante à mon goût : après quelques pages assez standards de recommandations pour les nouveaux Gardiens, on y trouve une étude thématique du fantastique britannique, qui inclut le Mythe de Cthulhu sans s’y limiter. Vous préférez les histoires de fantômes ? La SF victorienne ? L’horreur surgie du folklore ? Vous avez là des pages de conseils bien utiles pour vous mettre le pied à l’étrier. Le chapitre se conclut sur une liste d’éléments à partir desquels bâtir des histoires, par exemple « l’Empire », « les valeurs familiales », etc. C’est de l’excellent travail !
Le chapitre 4, Notable Victorians, présente une palanquée de personnages historiques (en première partie) et fictifs (sur la fin). Il brasse large : on y croise aussi bien Albert-Édouard, le prince de Galles[3], qu’un ancien esclave reconverti comme guide pour explorateurs, en passant par des savants, des militaires, des philanthropes, des artistes… Certains voient leur biographie prolongée d’un ou deux paragraphes sur leur exposition possible au mythe de Cthulhu et l’effet que ça a pu avoir sur eux (ou elles, Chaosium faisant comme toujours des efforts louables pour montrer que la moitié de la population n’est pas composée d’ectoplasmes évanescents, mais d’êtres humains dotés d’intelligence et de volonté, parfois dans à des doses supérieures à l’homme moyen). Personnellement, je juge ce genre de chapitre à sa capacité à me surprendre, et comme j’y ai découvert un paquet de noms que je ne connaissais pas, il me va bien.
La partie fictionnelle, un peu moins palpitante, se concentre sur le fantastique et la SF, les « monstres » étant rejetés à la fin du chapitre suivant. On notera au passage l’absence du seul vrai mythe de l’époque victorienne, le canon sherlockien[4]. Quand on se souvient que le tout premier Cthulhu by Gaslight s’appuyait en partie dessus, c’est un peu triste…
De blocs de trente pages en blocs de trente pages, on arrive doucement au cinquième et dernier chapitre, Victorian Horrors, qui se concentre sur les saletés cthulhiennes présentes en Grande-Bretagne. C’est solide, carré et efficace. Le lecteur y croise des abominations tout à fait classiques du type Vers de la Terre, mais aussi des cultes originaux, mes copines les goules… bref, assez de bonnes idées pour jouer un bon moment.
La seconde partie du chapitre, qui donne les caractéristiques d’un paquet de monstres issus de la littérature d’époque, me laisse un peu plus froid, mais bon, on a toujours besoin d’un ou deux vampires prêts à servir, pour ne rien dire de Mr. Hyde ou des Martiens de Wells.
Il ne reste plus qu’à attaquer les scénarios.
The Forby Masterwork est une réédition légèrement modifiée de The Masterwork of Nicholas Forby, un scénario introuvable depuis trente ans. Je l’ai retrouvé avec plaisir, et il est effectivement très adapté à une découverte de l’époque victorienne : un huis (relativement) clos et un casting typé, au service d’une bonne histoire flippante juste ce qu’il faut.
Orange & Lemons est une nouveauté. Il est un peu plus ouvert que The Forby Masterwork, sensiblement plus dangereux, et il emmène les personnages en balade dans les classes populaires, un contraste bienvenu avec le milieu bourgeois du scénario précédent. C’est l’archétype de l’histoire à manier avec précautions et à jouer avec doigté si vous ne voulez pas liquider la moitié du groupe mais bon, on est à L’Appel de Cthulhu, pas sur l’île aux Enfants.
Les aides de jeu, cartes et portraits des PNJ de ces deux scénarios sont disponibles en téléchargement sur le site de Chaosium.
Le livre se termine sur trois pages de bibliographie, appétissantes à souhait si vous lisez l’anglais, suivie d’une liste de PNJ génériques à utiliser selon vos besoins, et d’une feuille personnage vierge.
Qu’en penser ? L’intérêt de l’ère victorienne comme cadre cthulhien n’étant plus à démontrer depuis environ 1985, ce dyptique Investigators’ et Keeper’s Guides bénéficie de ma part d’un gros préjugé favorable. Est-ce que ça valait le coup de l’attendre cinq ans ? Hum. Maintenant qu’ils sont là, je préfère avoir un bon bouquin quand il est prêt à un repompage des guides touristiques de l’époque, si vous voyez à qui je pense. Mais n’empêche, l’attente a été longue. La gamme n’est pas censée s’arrêter là, d’ailleurs. D’ici la fin de l’année, un écran et un petit recueil de scénarios au format Dead Light ou équivalent sont déjà annoncés.
Au bout du compte, le contenu de ce Keepers’ Guide est relativement sans surprises, ce qui ne veut pas dire sans intérêt. Au contraire, vous y trouverez plein de bonnes choses. Je donne la palme au chapitre sur la Golden Dawn, suivi des conseils sur les différents types d’horreur, mais c’est un choix personnel. Dans l’ensemble, il fait le job et il le fait bien.
Un supplément pour L’Appel de Cthulhu, édité en anglais par Chaosium, disponible sur le site de l’éditeur. Prix : 21,27 € en pdf ou 42,55 € plus frais de port en version papier.
[1] Qui va être retrouvé fou dans une chambre jaune fermée à clé de l’intérieur ?
[2] Je sais bien que Pagan Publishing l’a déjà fait il y a bientôt trente ans, mais leur propos était différent et de toute façon, les bonnes idées sont à tout le monde.
[3] Connu sous le nom de « Ton Altesse » ou de « Bertie » dans les bordels parisiens haut de gamme.
[4] Il y a trois grandes créations littéraires en expansion constante, le cycle arthurien, le canon sherlockien et le mythe de Cthulhu. Je suis passé à côté de la première, mais je suis tombé dans les deux autres.
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