C’est au catéchisme que
j’ai rencontré mes premiers compagnons. Je vais être franc : si nous
partions de si bon cœur en retraite dans de vastes écoles séminaristes ou des
monastères isolés, ce n’était nullement pour les analyses de texte des homélies
du curé mais bien parce que ça nous permettait de jouer toute la nuit sans
surveillance loin des parents. Jouer en cachette à l’Appel de Cthulhu dans la
mystérieuse bibliothèque du séminaire tout en redoutant de se faire choper par
la sœur qui fait des rondes dans le couloir est un plaisir d’une rare
intensité.
Par la suite, nous avons
rejoint le club de jeu de rôles de notre petite ville de province, et des
grands à l’œil torve se sont occupés de nous éduquer. Moi qui n’était pas
capable de lire Candide, voilà que je dévorais tout Zelazny et Moorcock et
pillait allègrement le petit rayon SF/fantasy de la bibliothèque municipale.
J’ai plus appris dans les anthologies de SF russe que dans ses heures creuses
des cours de Français.
Le jeu de rôles me faisait
m’intéresser des sujets variés. J’ai lu des ouvrages sur l’alchimie, la
kabbale, la conquête de l’espace, la mythologie, les mystères de notre temps.
Et tandis que ceux de mon âge n’écoutaient qu’AC/DC et U2, moi j’étais déjà
obnubilé par le 666 des Aphrodite’s child ou le Saldek de Dead Can Dance, tout
ça parce que j’avais vu ces noms dans une citation ou les sources
d’inspiration.
Et l’Anglais… Je me
souviens de la tête de ma vieille prof quand je glissais des mots improbables
dans mes exercices alors que je n’étais pas foutu d’apprendre le vocabulaire de
base.
Le samedi soir, l’usage
local voulait qu’on aille en brêle dans une fête ou une boite pour se saouler
en bonne compagnie. Nous, on jouait à se faire croire qu’on était des héros
d’hier ou de demain, et on rentrait à la minuit sans vomir, la tête remplie de
nos aventures. Nos parents dormaient sereinement.
Et puis bon, un jour il a
fallu partir à la grand ville pour faire des études. Lâché dans un autre
département, sans repère, j’ai fait ce qu’il fallait : je suis allé
frapper à la porte du club de jeu de rôles universitaire pour me faire des
amis, tomber amoureux et m’engueuler avec des gens. Nous n’avons pas refait le
monde, nous en avons créé de nouveaux. Des discussions sans fin sur les marées
terrestres sur la Lune ,
le chat de Schrödinger ou l’entropie. J’ai tant joué alors que j’en ai loupé
mes études. Mais si je n’ai rien appris sur les bancs, j’aime à croire que j’ai
grandi humainement au contact de ces gens si différents avec qui je passais mes
jeunes années.
L’armée a été une
traversée du désert rôlistique, mais je gardais le moral en continuant mes
lectures. Je me suis hélas mis dans une position intenable en signant un
contrat que je souhaitais dénoncer avant son terme. Le capitaine de mon unité a
reçu ma demande, s’est pointé dans ma chambrée pour me dire qu’elle était
refusée et que j’étais obligé de faire encore 6 mois, puisque j’avais signé. Il
était en train de m’expliquer sa décision, quand son regard a été accroché par
mes livres de jeu de rôles, qui traînaient sur mon étagère réglementaire. Il a
souri en feuilletant les bouquins qui lui ont rappelé le bon vieux temps où il
jouait lui aussi. Et puis, il m’a demandé pourquoi je voulais rompre mon contrat.
« Pour reprendre des études », ai-je répondu. Il a encore feuilleté
mes livres, les a reposé à regret et m’a donné mon congé pour que je puisse
intégrer l’école que je visais. Sans le jeu de rôles, je perdais encore 6 mois
de ma vie à m’ennuyer dans une caserne anonyme et je n’aurais pas obtenu le
diplôme qui me fait vivre désormais.
La vie a continué. J’ai
revendu ma collection de jeu quand ça n’allait pas, en ai racheté certains bouts
quand ça allait mieux. J’ai participé à des projets rôlistiques communautaires
comme le Grog qui m’a aidé à ne pas déprimer seul quand j’étais au chômage.
J’ai écrit dans un magazine comme Casus Belli, qui m’a même payé pour ça. J’ai publié
des jeux ou des scénarios chez plusieurs éditeurs du milieu. Après avoir été
longtemps consommateur, je suis devenu producteur d’imaginaire. Ça a fait de
moi un type plutôt bien dans ses baskets.
Quand j’ai migré au
Québec, j’ai fait comme quand je me suis retrouvé perdu à l’université :
j’ai rejoint une tablée de rôlistes. Ils m’ont accueilli avec bon cœur, m’ont
aidé à m’intégrer à mon nouveau pays et je peux dire que je considère plusieurs
d’entre eux comme des chums.
J’ai 35 ans. Je déteste
les endives au jambon, j’ai publié mon premier roman (qui est fortement teinté
de rôlisme) et le jeudi soir, je fais du jeu de rôles avec ma femme et nos
amis. Quand je m’ennuie, je me fais des films dans ma tête. Je m’ennuie
souvent. Mais cette imagination ne fait pas de moi un type différent de ma
voisine de bureau. C’est juste que je joue avec des idées, je fais se percuter
des mondes, je vis des aventures incroyables l’espace de quelques heures, assis
autour d’une table en bonne compagnie. Et non seulement ça ne coûte rien à la
société, mais je crois sincèrement que ça m’évite de devoir gober des
antidépresseurs pour tolérer notre glorieuse réalité.
Fier ? Non. Mais pas
honteux pour autant. C’est écrit noir sur blanc sur mon CV : Jeu de rôles.
Que dire si ce n'est que c'est beau.
RépondreSupprimerC'est beau :')
RépondreSupprimerBeau certes. Mais surtout très juste et bien écrit.
RépondreSupprimerTrès émouvant. Et très bien écrit.
RépondreSupprimerPeut-être que la fierté n'est pas le bon sentiment, mais je suis au moins heureux de partager votre point de vue.