Des fois, on vit d’étranges retours d’affection. Ça fait des années que je n’avais plus touché à mes kilométriques étagères de Vampire, et voilà que ça me reprend et que j’achète un paquet de supplément pour l’édition du 20eanniversaire. Va comprendre, Charles… oh, à propos de ne rien comprendre, si vous n’avez pas un Bac +4 en White Wolf, ce billet va sans doute vous paraître difficilement compréhensible. Ne vous en faites pas, c’est normal, c’est même un signe de santé mentale.
Et donc, la Main noire. À une époque que les moins de vingt-cinq ans ne peuvent pas connaître, au temps de la 1reédition de Vampire – The Masquerade, « Main noire » était synonyme de « Sabbat ». Au fil de l’évolution de la gamme, la Main noire est devenue une troupe d’élite au sein du Sabbat, l’équivalent vampirique du 11eChoc, avec du rab de canines et de mauvaises intentions. Il en fut ainsi jusqu’à la sortie de Dirty Secrets of the Black Hand, en 1994. En son temps, Dirty Secrets fut adoré ou détesté, et parfois les deux en même temps. Sans avertissement, il pulvérisait l’image de la Main noire, la remplaçait par… un « autre chose » spectaculaire et barré, projetait Vampire dans une dimension parallèle. Littéralement. Au passage, il balançait des tonnes d’idées, allant du génial au ridicule, à la manière du White Wolf de l’époque, soit « c’est comme ça, la Main noire, c’est ça, elle fait ça et y a pas à discuter ».
La réaction des joueurs fut assez unanimement désastreuse, au point où cette version de la Main noire fut « effacée » de la 3eédition, à l’aide d’un subtil « ils ont fait exploser le fantôme d’une bombe atomique dans le monde des morts, et comme c’était une grosse erreur de croiser les effluves, ils sont tous morts. Tous ? Oui, tous. Voilà. » Les années ont passé, et l’édition du 20eanniversaire a décidé que finalement, non, le grand boum n’était pas arrivé, et que la Main noire avait toujours bon pied bon œil, en tout cas autant que possible pour une main.
Partant de là, ce n’était plus qu’une question de temps avant la sortie d’un guide dédié, sur le modèle des guides de la Camarilla, du Sabbat et des anarchs, sortis à la fin des années 1990. Cela nous vaut ce copieux guide de 230 pages, bien écrit et bien illustré, mais qui s’avère dense à lire. Je connais bien Vampire, mais par moments, j’ai dû m’accrocher et accepter que bon, je ne pigeais pas tout, en tout cas pas sans consulter les règles de la 4e édition.
La Main noire de Dirty Secretsest donc de retour, mais autant sa première version était monolithique, autant celle-ci est nuancée, factionalisée, intellectualisée[1]et mieux inscrite dans les mythes de Vampire. Au bout du compte, on obtient une quatrième secte vampirique, aussi complexe que la Camarilla ou le Sabbat, mais nettement moins accessible aux jeunes vampires. En revanche, pour des anciens qui s’ennuient, c’est un environnement épanouissant ou un adversaire séduisant.
À partir de là, je vais spoiler comme un porc. Merci de vous crever les yeux avant de continuer votre lecture à l’aide d’Auspex.
Or donc, la Tal’Mahe’Ra, que les profanes appellent la Main noire, est née il y a une dizaine de milliers d’années de la rencontre de deux groupes de mages dissidents cornaqués par une momie. Ils ont établi un empire secret qui allait du Tibet à Rome, puis donné naissance à une lignée de vampires anthropophages, laquelle a fini par évincer les mages et les réduire à l’état de serviteurs. Elle possède une citadelle dans le monde des morts, qui pourrait bien être la cité d’Enoch, où régnait Caïn. Dans ses catacombes reposent des créatures qui pourraient bien être des Antédiluviens, mais personne n’est d’accord sur leur véritable identité, et personne ne veut ouvrir leurs tombes pour leur demander des précisions.
Depuis des milliers d’années, les chefs de la Main noire préparent le réveil des Antédiluviens, et donc la destruction ou l’asservissement de tous les autres vampires, en infiltrant sectes et sociétés secrètes au point où, à la lecture, on ne sait plus quelle Main traîne dans quelle culotte. La Main noire du Sabbat est l’un de ces groupes d’infiltrés, le plus visible et le plus connu. Et comme il faut bien s’occuper en attendant que CthulhuNergal et ses potes sortent de leurs sarcophages, la Tal’Mahe’Ra protège l’humanité contre les démons et les vampires qui franchissent certaines lignes rouges[2].
La Main Noire fonctionne aussi comme un conservatoire de lignées éteintes ou trop perturbantes pour exister dans le monde matériel, et cet aspect est toujours présent. Si vous avez envie de jouer un membre de l’Ancien Clan Tzimisce qui fait autre chose que de ruminer dans son château roumain, la Main Noire vous tend les bras. Enfin, pour autant qu’une main puisse tendre les bras.
La Main compte aussi une minorité de disciples de Lilith, qui réinterprètent sa mythologie à leur sauce, quitte à distordre leurs textes sacrés pour rester compatibles avec les dogmes de leurs petits camarades. Les sectateurs de la Mère sont eux-mêmes divisés en courants comme le premier parti socialiste venu, et se foutent discrètement sur la gueule quand ils ne sont pas occupés à préparer le reversement de l’actuelle direction[3].
S’y ajoute également une lignée de Baali chasseurs de démons, qui exorcise les forces de l’enfer à grands coups de sacrifices humains et entretient des relations incertaines avec le reste de la Main. Par rapport à leurs co-conspirateurs, ils semblent presque sympathiques, ou en tout cas moins compliqués.
Mais ce n’est pas tout ! Je vous ai parlé des liches. Sachez que les Abominations, les loups-garous vampires, ressortent du tombeau où ils reposaient depuis la 1re édition. Et les mages marginalisés, mais toujours présents, qui utilisent le système de magie archaïque présentée dans Dark Ages – Mage. Et puis des vampires-fées. Et des fantômes, bien sûr, à ne plus savoir qu’en faire. Et des voies de Thaumaturgie, de Koldunisme et de Nécromancie comme s’il en pleuvait. Et le fantôme de Prypiat, la ville la plus proche de Tchernobyl, fraîchement incorporé à Enoch.
Je dois en oublier, mais on va dire que les spoilers sont terminés. Vous pouvez dépenser un point de sang pour vous faire repousser les yeux et reprendre votre lecture.
Les cinquante dernières pages de ce supplément sont occupées par Stealing the Dead, un cadre de campagne qui présente tous les défauts habituels des scénarios White Wolf depuis de ludolithique inférieur : les PJ sont précipités tête la première dans des événements sur lesquels ils n’ont aucun contrôle, et se retrouvent mêlés à des disputes entre des groupes qui 1) pourraient se débrouiller sans eux s’il n’y avait pas besoin qu’il y ait un scénario et 2) font preuve d’une indulgence incompréhensible pour ces perturbateurs, alors qu’ils devraient les éplucher vifs et les faire bouillir avec des petits oignons[4].
On y trouve quelques gags involontaires du type « les sbires du méchant ont sur eux l’adresse de leur planque, mais comme il ne faut pas que les joueurs y arrivent trop vite, elle est codée », ou mieux « allez placer ces faux indices incriminant la faction X »… alors qu’une page plus haut, on nous explique que des vampires capables de regarder dans le passé grâce à Auspex, ce n’est pas ce qui manque dans la région. Bref, comme toujours, il y a des idées à récupérer… mais du boulot pour y parvenir.
Au bilan, ce supplément très complet déborde d’idées. Si vous souhaitez propulser Vampire dans une autre dimension, c’est un achat recommandé. Les Conteurs qui en ont marre des magouilles entre Primogènes dans des villes qui se ressemblent toutes plus ou moins devraient investir. Ceux qui se passionnent pour la nécromancie également. Une fois lu et assimilé, vous aurez sans doute un tri à faire avant d’avoir quelque chose de présentable, mais le jeu en vaut la chandelle.
[1]Grâce notamment à un travail sur le vocabulaire. Par exemple, la Main noire de 1994 abritait des liches, des sorciers morts qui avaient lié leur âme à leur cadavre. Ils sont toujours là, mais désormais, ils portent un nom sanscrit qui va bien – ce qui n’empêche pas les jeunes vampires de les appeler « liches », mais pas à portée de leurs oreilles.
[2] Autrement mieux pensées et plus intéressantes que celles de Dirty Secrets.
[3]Comme je suis un vilain, je me demande à quel degré écrivent les auteurs lorsqu’ils nous présentent un groupe de féministes genderfluid acceptant les sexualités alternatives, tout en méprisant activement les simples « filles d’Eve » qui n'adhèrent pas à la ligne du parti et en discriminant ses membres masculins.
[4]Littéralement, car les Nagaraja, la lignée qui sert de colonne vertébrale à la Main, mangent des gens en plus de boire leur sang. Et oui, j’arrête les vannes sur les Mains et les autres parties du corps.
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