Ce n'est pas parce qu'un livre de SF ne s'est pas réalisé qu'il est périmé. La preuve : on ne brûle pas les livres, mais Fahrenheit 451 reste malgré tout terriblement évocateur.
Et un jour de glandouille virtuelle où je cliquais plus vite que mon ombre pour ne surtout pas faire quelque chose d'utile, je suis tombé sur cette courte bande-dessinée en anglais :
Je trouvais la comparaison des deux oeuvres très intéressantes, mais je me suis rendu compte par la même occasion que je n'avais lu aucun des deux livres (ce qui ne m'empêchait pas d'avoir un avis dessus). Manquement que j'ai réparé pendant la trêve des confiseurs.
1984 est effectivement très effrayant dans sa dystopie car on remarque chaque jour à quel point les caméras envahissent l'espace public. Même si elles ne font pas baisser la criminalité, elles couvrent de plus en plus de bout de terrain, en silence. En Grande-Bretagne, où elles pullulent, on discute même d'une idée : diffuser les images de ces caméras de surveillance sur le Web et offrir une récompense aux citoyens qui signalent un crime ou un délit. De la sous-traitance. Car ce n'est pas le tout de multiplier les images, il faut traiter cette montagne d'informations. Big Brother est omniprésent mais pas omniscient car il manque paradoxalement de yeux. Pour digérer le flux d'images, il faut encore, pour l'instant, des hommes.
Mais plus envahissant encore, c'est les caméras personnelles. Désormais, le moindre iPod est capable de filmer. Ce qui donne ces images merveilleuses lors de la cérémonie des JO de Pékin : les délégations d'athlètes ne défilaient pas, ils avaient tous leur téléphone portable à la main et filmaient/photographiaient ce moment magique en oubliant presque que les caméras de télévision étaient là pour saisir cet instant. Puis ces images se retrouvent sur le Web, où l'on s'affiche, où l'on s'intimise. Quelle est la durée de vie de ses clichés volés ? On ne le sait pas puisqu'on débute. Mais c'est là, accessible. À un tel point qu'un détective privé passe maintenant plus de temps sur Facebook que dans la rue pour retrouver quelqu'un.
Alors un totalitarisme basé sur la perte de l'intime et sur la manipulation de l'information, c'est fascinant de proximité. Bien sûr, on ne franchit pas la ligne jaune, ça reste de la SF, car on vit dans des démocraties, non ? On est pas Chinois, nous.
Bref, 1984 est un bouquin superbement écrit qui raconte une histoire d'amour dans un monde qui a arraché le coeur de ses habitants pour les protéger de la crise cardiaque. C'est un livre envoûtant car l'on croit pouvoir toucher sa réalité du bout des doigts. Quelque part, c'est rassurant car 1984 sert un peu d'épouvantail : on regarde ses personnages se débattre et on l'on est rassuré de vivre dans un monde qui n'a pas encore basculé dans cette folie là.
À l'inverse, Le meilleur des mondes est plutôt mal foutu. Il propose un monde pas très crédible qui a anesthésié son peuple avec des antidépresseurs et une débauche de sexe. Un monde frivole qui s'est débarrassé de la culture car elle est trop complexe à gérer. Et ça, en apparence, c'est trop éloigné de notre réalité pour qu'on adhère au bouquin. Comment croire que l'excès de plaisir est un défaut ? C'est pas très fort comme dystopie.
Et puis l'on se regarde aller. Une emission japonaise très rigolote à la télévision. Un site internet génial avec des photos de chats qui parlent en mauvais anglais. Et puis ce film avec Éric et Ramzi, si tordant de rire. Sans oublier cette application iPhone totalement indispensable. Tout ces petits rien qui, accumulés, font nos vies, finalement. C'est quand même pas un crime de se relâcher un peu après une journée de travail, non ?
On se rend compte un jour que certains auteurs d'avant, non seulement écrivaient des romans légèrement plus intéressant que Twilight mais en plus avaient des correspondances avec d'autres penseurs et dévoraient d'autres livres avec l'avidité d'un ogre. Et d'après mes calculs, les journées ne faisaient déjà que 24h. Paradoxalement, dans un univers qui va beaucoup plus vite, où il est plus facile d'accéder à de l'information, où l'on peut écrire aux antipodes en quelques minutes, notre écriture se raréfie. Comme si les outils qui étaient censés nous libérer étaient devenus notre principale centre d'intérêt. Apple va-t-il sortir une tablette ? Quel sera la prochaine innovation de Google ? T'as signé la dernière pétition sur Twitter ?
Notre génération a conquis la plus noble des choses : le droit à l'indifférence. Le meilleur des mondes l'avait prévu depuis longtemps, mais comme on a le nez dedans, on n'ose pas se l'avouer. Car le comble de l'indifférence, c'est de faire semblant de l'ignorer.
Bref, lire 1984 et Le meilleur des mondes, ça vous transforme en réac'. On referme ces livres et on se prend pour un petit Éric Zemmour en puissance, fustigeant la technologie, dépassé par la modernité, sans comprendre que le monde change. C'est insidieux, mais on se surprend à moins glander dans les jours qui suivent. On prône la simplicité volontaire, on se met à vouloir revendre sa télé. Mais ça ne dure pas, car l'inertie nous rattrape vite. Un autre livre coup de poing nous frappe et l'on a soudain de nouvelles lubies.
Mais merde, il y a des décennies, des hommes ont imaginé les écueils de notre présent. Oh, ils se sont trompés sur certains détails, ils ont forci le trait sur certains points. Mais ils ont imaginé les travers de la société, ses dérives idéologique, cette envie de la masse de dormir et de cesser de s'indigner. Et ces deux auteurs-là n'avaient même pas le wifi...
Ces deux romans sont deux repères qui me guident depuis plus de 20 ans, les deux pôles du contrôle social extrême.
RépondreSupprimerJe les avaient d'ailleurs pris comme champ d'étude, avec les monades urbaines de Silverberg, dans un mémoire sur la régulation politique de la sexualité. C'est dire si j'ai vécu avec...
Bonjour
RépondreSupprimerSi tu veux encore être plus impressionné je te conseille "Retour au Meilleur des Mondes" de Huxley écrit à la fin des années 50. Ce n'est pas une suite du "Meilleur des Mondes" mais un essai expliquant les faits de l'époque (aux Etats Unis) pouvant amener au meilleur des mondes. Effrayant et indispensable car il reste terriblement d'actualité. Petite remarque le "Meilleur des Mondes " a été écrit en 1931 (!) et "1984" en 1948.
Cordialement
Uglah
Orwell détestait le pacifisme d'Huxley. Je ne sais pas si l'inverse est vrai.
RépondreSupprimerUne différence fondamentale entre les deux : le premier a été écrit avant la 2°GM, l'autre après. Ceci dit, je pense que la vision d'Huxley, telle que présentée dans la BD ci-dessus, s'est plus ou moins réalisée. Notre culture EST devenue triviale.
@Uglah : 1984 a été publié en 1948, mais sa rédaction commence bien avant. Il faut lire "A Ma Guise" d'Orwell, car on y découvre d'où proviennent les idées fondatrices de 1984.
Excellent article, merci.
RépondreSupprimerPar contre, comme ça, la bédé est à peu près illisible. Tu n'aurais pas un lien vers une version plus grande?
http://www.recombinantrecords.net/docs/2009-05-Amusing-Ourselves-to-Death.html
RépondreSupprimer@Major Threat: Thanks.
RépondreSupprimerOups, blogspot a effectivement réduit la taille de l'image alors que j'avais copié l'originale. Merci d'avoir précisé l'adresse en mon absence.
RépondreSupprimerC'est dommage que le livre d'Huxley n'ait pas les mêmes qualités littéraires que celui d'Orwell car du coup, on le met un peu de côté alors que son propos est pertinent.
de nada
RépondreSupprimerBel article, très intéressant. Pas inutile de remettre en perspective ces deux classiques.
RépondreSupprimerBravo Cédric pour le billet.
RépondreSupprimerDeux livres fondateurs pour moi aussi. Dans les dystopies, je recommande aussi "Un bonheur insoutenable", plus récent, moins visionnaire, mais qui pose la question de la place de la machine dans notre univers.
Un mot cependant sur la qualité littéraire de "Le meilleur des mondes". Comme les autres écrits de Huxley le confirment, il s'agit d'une fable philosophique. En terme de construction SF, c'est donc assez faible, mais cela n'enlève rien au message.
Quelques autres dystopies à lire ou relire : Farenheit 451, Un bonheur insoutenable, les Monades urbaines, Tous à Zanzibar, L'Orange mécanique, et :
Nous autres, écrit en 1920, qui inspira à la fois Huxley et Orwell, à découvrir en ligne ici.
Pour le côté fable philo, c'est vrai que c'est ce qui m'a le moins attiré car là où Orwell est arrivé à tisser la fiction et la réflexion, je trouve qu'Huxley y est moins bien arrivé. Mais en même temps, pour un roman publié dans les années 30, c'est remarquable.
RépondreSupprimerMerci pour les pistes de lecture.
Là je suis sur Fahrenheit 451 et c'est très parlant.
La dématérialisation par le livre numérique est-elle une étape, même involontaire, vers une forme d'autodafé ?
Est-ce plus simple de brûler tous les livres ou de les effacer ?
Je me souviens qu'Amazon avait effacé des Kindles en un clic les copies d'un livre dont ils n'avaient pas les droits.
Pfiout.
L'oeuvre n'a bien évidemment pas disparu, c'était très chirurgicale comme frappe, mais ça laisse songeur...
Le livre en question, c'était 1984 :)
RépondreSupprimerOh l'ironie.
RépondreSupprimerC'est même plus de la mise en abîme, c'est du cynisme pur jus.
Je recommande aussi "Mémoires Trouvés Dans une Baignoire" et "Catch 22".
RépondreSupprimerComme ça, avec les livres cités dans ce billet, on a l'intégralité des inspis de Paranoïa ;)
J'ai le bouquin de Ira Levin sur ma pile, et je suis en plein dans "Mémoires..." (qui méritera un billet de ma part).
Mémoires trouvées dans une baignoire est excellentissime. J'aurais dû le citer. Je l'avais prêté et perdu, j'ai longtemps fouillé les bacs des bouquinistes rien que pour le retrouver, avant de remettre la main dessus grâce à Internet. Solaris, les différents recueils sur Ijon Tichy et celui-ci sont mes préférés de Stanislas Lem.
RépondreSupprimertres tres con comme analyse. Symptomatique d'un être endormi qui se complait dans son anesthésie.
RépondreSupprimerWow.
RépondreSupprimerÉric Zemmour qui laisse un commentaire sur mon billet, je suis comblé.
Bonjour, je trouve le billet très intéressant (rien que comparer deux oeuvres "similaires", c'est toujours un exercice à haut risque ici bien réussi donc bravo Cédric)mais je voulais juste revenir sur Le Meilleur des Mondes.
RépondreSupprimerC'est vrai que le monde qui y est décrit paraît assez invraisemblable (Munin ayant insisté sur le rôle de la fable), mais je ne suis pas trop d'accord avec ton avis sur les "plaisirs".
Comme toi je ne vis pas en me privant (trop dur), mais le sujet d'Huxley étant l'abrutissement de masse par le loisir (et la drogue), c'est déjà une toute autre échelle.
Le problème de cet excès de plaisir, ben c'est qu'on devient des animaux dans un élevage, plus d'intérêt pour rien à part le sexe et le loisir, aucune conscience politique ou envie de réfléchir.
Après tout, si les autorités nous enferment chez nous par un couvre-feu ou en nous inondant de sex-toys, le résultat sera le même (même si nous ne le considérerons pas de la même façon).
A la fin ils nous domineront, et quelques familles se lègueront héréditairement le pouvoir sur le cheptel humain servile et lobotomisé.
En fait, je pense que le totalitarisme d'Huxley est celui qui a le plus de chances de nous tomber dessus de par son caractère insidieux. Le totalitarisme brutal et autoritaire, c'est pas sexy et ça ne vend pas trop,on pourrait donc penser qu'ils se feront plus rares, par ailleurs il y eu des précédents et nous sommes donc plus sensibilisés (même si c'est sur qu'exclure une possible rechute serait illusoire et stupide).
En revanche, le système libéral nous abrutit joyeusement ("hein, la Constitution Européenne est passée? Mais 51% avaient voté contre en 2004 !!" "Ben oui mais en 2007 les élites europénnes qu'on ne connaît et n'élit pas ont décidé qu'il fallait l'adopter, c'était entre l'Iphone et la mode au JT, tu l'as pas vu ?!")
Notre seul horizon de liberté en ce moment, c'est la possibilité d'acheter (en ce moment c'est l'Ipad) mais je ne crois pas que nos libertés politiques progressent.
Qu'en pensez-vous ? désolé pour l'anonymat, pas de compte)
Et si vouloir trancher entre Huxley ou Orwell c'était se poser la mauvaise question ?
RépondreSupprimerJe ne suis pas très fortiche en matière de prédiction sociale, mais je ne pense pas que réduire l'avenir possible à deux formes de dictature soit très réaliste.
Nous avons l'air d'osciller entre ces deux tentations, mais il existe bien d'autres voies sur lesquelles nous pourrions échouer.
Utiliser 1984 et le Meilleur des mondes comme des épouvantails, c'est sous-estimer les dangers des voies alternatives que d'autres agiteront devant nos nez en prétextant nous sauver.
Et puis, les totalitarismes ne durent pas. Ils font des victimes, oui, mais ils se cassent la figure pour laisser place à d'autres excès.