Passer Lovecraft à la machine...

... faites bouillir. (air connu)


Il y a fort longtemps, Cédric vous parlait du Bureau des Atrocités, un roman - ou plutôt deux nouvelles - de Charles Stross mixant The IT Crowd avec les horreurs indicibles lovecraftiennes, poulpiques et tentaculaires.  J'adhère d'ailleurs à ce qu'il en dit mais j'ajouterais que la version traduite en français semble décevante. Les témoignages que j'ai lu semblent dire que le traducteur n'a pas une grande connaissance du milieu techno-geek (pensez Boing Boing et Wired) et donc toute cette partie, d'où provient l'humour, devient une sorte de chemin de croix pour le lecteur. Passons.
Je viens de finir le dernier volume de la série, sorti il y a deux semaines dans la langue du reclus de Providence s'il avait été sujet britannique et je profite ainsi de l'occasion pour vous faire un retour sur la série et le jeu de rôles qui l'accompagne.

Les romans
L'ouvrage inaugural, The Atrocity Archive, est en fait l'assemblage de deux nouvelles, à savoir la nouvelle éponyme du roman et une autre, The Concrete Jungle. La première nouvelle met en place toutes les briques qui composeront la série, ce subtil mélange geek/Lovecraft, la bureaucratie omniprésente et l'espionnage saupoudré d'une incompétence tout à fait administrative. Comme le dit le personnage principal, une bureaucratie est un système optimisé de manière à fonctionner quelle que soit le niveau de compétence ou d'implication des personnes qui le composent.
The Concrete Jungle est, elle, une variation sur le même thème. Ce premier livre est probablement le plus chargé en références technogeek et si vous n'avez pas lu les aventures du BOFH ou les archives de XKCD, il se pourrait que vous ratiez des références (voir plus haut sur la traduction en français).

Au contraire, The Jennifer Morgue a des références bien plus connues. Le premier roman s'appuyait sur les thrillers à base d'espion-fonctionnaires de Len Deighton, le second est clairement, complètement, basé sur un pastiche de James Bond et le style de Ian Fleming. Et le héros en est clairement conscient, puisque le méchant est affecté d'une compulsion magique qui fait que tous les gens qui cherchent à l'approcher doivent se comporter comme James Bond et les autres archétypes présents dans les romans de Fleming. Malheureusement, à part ce twist, le roman est un peu lourdaud, voire pataud, mais se laisse lire.
Je dois avouer que j'ai tout oublié de Pimpf, la nouvelle qui complète le roman. Vu le titre, je dirais que y'a des méchants nazis oubliés dedans.

Avec The Fuller Memorandum, la série se reprend clairement et retrouve le mélange soigneusement équilibré qui faisait tout le plaisir du premier livre. Bob part dans un enquête sur une créature appelée le Eater of Souls (dévoreur d'âmes). Cette créature a une histoire chargée et semble d'une puissance effrayante, sans compter qu'elle semble avoir fait des apparitions au cours de l'histoire dans divers endroits du monde. C'est bien rythmé, avec un bel enjeu et un sacré twist final qui impacte d'ailleurs tout le reste de la série. Pour reprendre les "pastiches", celui-ci serait écrit dans le style d'Anthony Price, ce que je ne saurais confirmer, n'en ayant jamais lu. En tout cas, ce roman fait une superbe idée de scénario/campagne pour du Delta Green & C° : des vieux mots de code oubliés, des archives laissant sourdre des trucs nauséabonds oubliés, des difficultés avec les agences de renseignement concurrentes, etc.

Je suis plus mitigé sur The Apocalypse Codex. Ecrit, paraît-il, sur le style propre aux aventures de Modesty Blaise (Pete O'Donnell), le roman introduit des éléments intéressants de l'univers, comme le "Plateau du Dormeur", un apocalypse qui ne demande qu'à être déclenché et que la Laverie surveille comme du lait sur le feu, ainsi que l'effet des super-églises américaines si elles sombraient dans le cultisme. Par contre, au niveau écriture, le roman me semblait écrit de manière bien légère et partir plus ou moins dans tous les sens. Si l'univers de Stross est clair et bien construit, ces romans sont parfois faibles dans leur construction et auraient mérité un peu plus de travail d'édition (au sens de l'editor anglosaxon, c'est à dire quelqu'un qui aide l'auteur à produire un bon roman).


Enfin, dernier de la série et objet de ce billet, The Rhesus Chart est le premier à être écrit dans un style qui ne reprend pas un auteur connu, Stross annonçant que, d'après lui, la série avait trouvé un ton personnel. Il fera plaisir à tout ceux qui pensent que les banquiers sont des vampires et est une sorte d'écho de la vague bit-lit à la sauce The Laundry. Comme chez Google, les employés de la Laverie se trouvent donc avec un "ten percenter", un projet personnel (dont le sujet a été fourni par le management) auquel ils doivent accorder 10% de leur temps de travail, mais pas pendant leur temps de travail. Bob Howard se trouve donc à travailler la nuit sur un moteur de datamining pour repérer d'éventuelles crises sanitaires dont les symptômes seraient ceux du syndrome K, une variante de Kreutzfeld Jakob qui affecte les sorciers - en gros, le cerveau devient une éponge parce que les entités avec trop de dimensions qu'ils invoquent prennent une bouchée à chaque tentative. Ça ne devrait rien donner et, évidemment, Bob trouve quelque chose qui va amener à une vraie crise au sein de la Laverie, avec là aussi un twist que je n'attendais pas.
A la lecture, j'ai retrouvé avec plaisir tous les ingrédients qui font de cette série une réussite : de la bureaucratie, de l'espionnage, un peu d'action et pas mal de blagues soit sur le mythe de Cthulhu, soit sur la mythologie geek. Au global, aussi, le ton s'assombrit. Bob Howard perd peu à peu de son humanité au fur et à mesure et on sent bien que la spirale malsaine qui va amener l'humanité à confronter les horreurs tentaculaires arrive à sa fin. Je ne serais pas étonné que Stross mette fin à cet univers d'une manière assez violente dans deux ou trois volumes, quitte à continuer en post-apocalyptique, comme l'a fait Mignola avec BPRD: Hell On Earth, ou à écrire des romans qui se passent entre les romans déjà publiés, comme il le fait déjà avec les nouvelles gratuites.

Stross a déjà annoncé qu'il y aurait deux autres romans, The Armageddon Score et The Nightmare Stacks... Cependant, je ne crois à ce genre d'annonce que quand je suis dans le métro en train de lire l'ouvrage, pas avant.

Les nouvelles gratuites
Stross a produit trois longues nouvelles gratuites pour le compte de l'éditeur TOR. Ces nouvelles font, évidemment, partie du canon et sont plus proche des débuts de la série, dans le sens où elles peuvent être lues sans connaître les romans et ne construisent pas sur des éléments présentés dans ceux-ci. Aussi, si vous ne connaissez pas cet univers, c'est un bon point d'entrée. Elles sont bien écrites et un poil plus humoristiques que les romans, dans le sens où Stross peut se faire plaisir sur l'aspect absurde des choses.
Vous ne regarderez plus les licornes (à paillettes roses) de votre fillette de la même manière une fois que vous aurez lu Equoid...



Retour sur le jeu de rôles et ses suppléments
The Laundry RPG est en fait un document créé par l'organisation pour commencer à former les civils à résister à une crise cthulienne de grande ampleur, telle le CASE NIGHTMARE GREEN où Cthulhu se réveille de son sommeil éternel et réalise qu'il a un p'tit creux. C'est écrit sous forme de jeu de rôles pour des raisons de déni plausible (plausible deniability), d'après The Rhesus Chart. Les romans donnaient une impression de Delta Green à la sauce bureaucratique. C'est exactement ça et, au final, il s'avère que The Laundry est à mon avis plus jouable que Delta Green. En effet, les personnages de Delta Green sont des agents clandestins depuis que leur organisation a été démontée par le gouvernement. C'est très très sombre car la vie des agents est vraiment difficile. A coté, dans The Laundry, les personnages sont membres d'une organisation solide et finalement efficace malgré une couche épaisse de bureaucratie. Le ton est donc plus léger mais l'humour basé sur la bureaucratie permet de ne pas faire remarquer que, dans cette variante de l'Appel de Cthulhu, les étoiles seront propices du vivant des personnages. Il ne s'agit pas d'éviter que l'apocalypse aie lieu mais de le retarder le plus possible afin de permettre à la Laverie d'être prête à protéger - dans l'ordre - la Reine, la Grande Bretagne, le monde au moment où l'Eschaton arrive, avec bien trop d'angles et de tentacules. Par rapport à l'Appel de Cthulhu (AdC), il y a quelques simplifications de règles assez bien vues et le jeu bénéficie de l'aspect "missions" bien pratique. Les personnages ont une excellente raison de travailler en groupe et d'aller fourrer leur nez où il ne devraient pas, contrairement à l'AdC, où le meneur de jeu doit constamment trouver de nouveau ressort pour que des civils quelconques aillent dans la maison réputée maudite où des gens viennent tout juste de mourir, seuls et sous équipés.

Les recueils de scénarios, Black Bag Jobs et Unconventional Diplomacy proposent d'excellents scénarios, écrits par des auteurs qui ont bien compris le ton nécessaire pour le jeu, qui doit donc osciller entre espionnage, horreur et bureaucratie. Les personnages sont ballotés aux quatre coins du monde et font face à des horreurs indicibles, des sorciers farfelus, des guerres politiques entre services de la Laverie, et des apocalypses (oui, à la Laverie, un personnage apprend vite le pluriel d'apocalypse et que la fin du monde peut se produire dans toute une gamme de parfums). Certains scénarios sont plus ferroviaires que d'autres, c'est vrai. La taille varie et on y retrouve parfois les bonnes vieilles ficelles scénaristiques mais c'est bien fait dans l'ensemble. Comme disait Kenneth Hite : And for all their whining, most players vastly prefer a trip on the railroad searching for the McGuffin Of Seven Scenario Seeds to screwing around the tavern all night, especially if you let them toot the whistle and ring the bell every so often. ( En français : Les joueurs ont beau couiner, la plupart d’entre eux préfèrent une aventure sur rails à la recherche du McGuffin des Sept Idées de Scénario plutôt que de glander à la taverne toute la nuit, surtout si vous les laissez jouer avec le sifflet et sonner la cloche de temps en temps. Merci Alias.)

Après, il y a les suppléments de contexte : The Agent Handbook, License to Summon, Cultists Under The Bed, et God Game Black développent chacun un aspect précis de l'univers. Dans l'ordre, l'administration/bureaucratie de la Laverie, la magie et ses utilisateurs, les cultes et leur fonctionnement. Le dernier est plus particulier, dans le sens où il propose de créer une "seeded menace", c'est à dire une menace diffuse qui va prendre de l'ampleur afin de devenir la clef de voûte de la campagne. En gros, le meneur de jeu va faire sacrément monter les enchères en définissant clairement son apocalypse à venir et en l'introduisant petit à petit dans son univers. Ce supplément sers aussi de mise à jour sur l'univers du jeu jusqu'à The Apocalypse Codex. Tous ces suppléments apportent des choses intéressantes ainsi que, évidemment, leur lot de remplissage. Toutefois, ils restent plaisants à lire et je dois avouer que la Table des Menaces Bureaucratiques Aléatoires est pour moi un outil essentiel pour faire subir aux joueurs cet aspect de l'univers de jeu :
Tu reçois un coup de fil de ton manager "pointillés" (dans une structure avec management matriciel, une personne a un manager direct et un ou plusieurs autres managers dits "pointillés"). 
- Hé, t'as pas rempli ta timesheet et la période sera clôturée dans 2h. J'en ai besoin tout de suite. Tu me l'envoie dans 30 minutes ?
- Euh, oui mais là je suis sur une plateforme pétrolière en Mer du Nord et on a un problème avec des Shoggoths...
- Ok, bon... Je te donne une heure.

Plus particulier, The Mythos Dossiers est la compilation de douzaines de mémos, rapports de mission, témoignages, extraits d'ouvrages et autres documents que les personnages pourraient trouver dans les archives ou dans un briefing de mission. Ils sont classés par thème - profonds, shoggoths, etc. - et l'idée est d'en donner aux joueurs et de faire naître la campagne au fur et à mesure que leurs personnages commencent à creuser et à dérouler la pelote. Il est aussi possible, plus simplement, de les glisser dans un briefing en plus des informations nécessaires pour le scénario, ou d'en donner au joueur dont le personnage irait fouiller les archives.

En conclusion, The Laundry est un excellent univers de jeu de rôles, soutenu par des romans qui, même si je les ai tous appréciés, sont très inégaux.

Commentaires

  1. Je n'avais pas été plus loin que le Bureau des Atrocités et son atroce couverture. C'était mon 2e Strauss, après les Princes-Marchands qui étaient un hommage / réécriture un peu lourdingue d'Ambre.

    Ce billet me donne envie de donner une chance au jeu, mais pas de replonger dans les livres.

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    1. Stross. Confusion avec la BO de Sissi.

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