Les enquêtes de Lord Peter (1923-1938), de Dorothy L. Sayers





Quand j’étais petit, je passais mes vacances chez mes grands-parents, en Normandie. Encore aujourd’hui, mon idée du paradis est une maison avec grand jardin dans un gros village bien tranquille, avec la forêt pas loin… Dans cette version du paradis, deux bibliothèques bourrées de romans policiers de la collection Le Masque se trouvaient dans l’entrée.

Je n’ai jamais su si c’était la collection du grand-père, de la grand-mère ou des deux, mais certains de ces bouquins remontaient aux années 40 et montraient de sérieux signes de fatigue. Il y avait bien entendu des tonnes d’Agatha Christie, mais aussi un tas de choses d’auteurs moins connus ou franchement oubliés aujourd’hui – souvent à raison, d’ailleurs. Je m’en suis goinfré, année après année, revenant sur quelques favoris ou découvrant des nouveaux. Les bonnes choses ayant toujours une fin, la collection a disparu en même temps que mon grand-père, au milieu des années 80.

Revenons en 2015. Il y a une quinzaine de jours, j’ai commencé à lire Cthulhu Britannica London, et j’ai vu que la bibliographie de ce supplément consacrait une mention très élogieuse à Dorothy Sayers[1]. Ce nom me rappelait mes orgies de petits bouquins jaunes, mais je n’y associais plus grand-chose d’autre qu’un souvenir plaisant. Cinq minutes de recherches sur Amazon m’ont permis de trouver un recueil de ses quatre premiers romans, réédités par Le Masque dans les années 1990. Du coup, j’ai mis Cthulhu Britannica London entre parenthèses, le temps de faire ce que je croyais être une petite excursion nostalgique.

Comme souvent quand je prends un chemin de traverse, j’y reste. J’ai déjà acheté deux volumes suivants en anglais (les traductions françaises étant défectueuses et/ou difficiles à trouver) et lu le premier. Heureusement, Dorothy Sayers s’est contentée d’une quinzaine de livres, et ils se trouvent sans problème pour toutes les liseuses de la création.


L’auteur

Commençons par dire un petit mot de Dorothy Sayers elle-même. Née en 1890, fille de pasteur, diplômée d’Oxford juste après la Grande Guerre, elle réalise vite que traduire des romans de chevalerie français ne la rendra pas riche. Elle entre donc en 1922 dans une agence de publicité londonienne – apparemment, certains de ses slogans traverseront les décennies. Le travail lui semblant ennuyeux, elle écrit « un petit roman idiot », puis un autre. Assez vite, la voilà auteur policier à plein temps. Elle sort un livre par an, compile des anthologies, théorise sur le genre et finit par présider le Detection Club, qui rassemble les auteurs de polars britanniques. À la fin des années 30, elle se lasse et passe assez radicalement à autre chose, écrivant des ouvrages de théologie, puis se consacrant à la traduction de Dante en anglais. Sa vie privée, plus compliquée que ne le voulait l’usage de ces années-là, comprend l’obligatoire romance avec un convalescent de 14-18, mais aussi une liaison avec un émigré russe d’où naîtra un enfant (hors mariage), suivies d’épousailles avec un journaliste célèbre qu’elle finira par délaisser. Bref, Miss Sayers est une pièce de plus à verser au dossier intitulé « les femmes de l’entre-deux-guerres ne sont pas des potiches ».


Sa créature

Dorothy Sayers est restée à peu près fidèle à un même héros tout au long de sa carrière. Entre nous, au premier abord, Lord Peter Wismey est… irritant. Frère d’un duc et héritier de quinze générations de hauts et puissants seigneurs, richissime et polyglotte[2], il collectionne les livres rares et les beaux crimes. Pour lui, la poursuite des criminels est une variante de la chasse à courre, mais s’il aime enquêter, l’arrestation et ses suites lui posent des problèmes moraux. Heureusement, il a un ami fidèle, l’inspecteur Parker, qui compense les excès d’imagination de Lord Peter par un solide bon sens et une solide pratique de la routine policière. Le duo serait classique s’il ne comptait un troisième homme, Bunter, le valet de chambre de Sa Seigneurie. En plus de ses vertus domestiques, M. Bunter aime prendre les scènes de crime en photos et sait mener une filature en cas d’urgence.

Les détectives post-Sherlockiens sont, pour la plupart, de simples machines à penser. Leur auteur les dote de tics et de travers pour masquer leur inconsistance. Lord Peter représente un (petit) pas vers des personnages plus complexes et plus nuancés. Il n’a pas beaucoup d’épaisseur, mais il en a davantage que la plupart de ses rivaux, notamment les créations d’Agatha Christie. Imaginerait-on Hercule Poirot se prendre une cuite monumentale pour fêter la fin d’une affaire ? Ou miss Marple souffrir d’un accès de stress post-traumatique au milieu d’une enquête ? (Car, comme bien d’autres, le noble lord conserve des séquelles de la Grande Guerre.)


Les romans

En relisant les quatre premiers volumes des aventures de Lord Peter, et j’ai découvert un truc sur la persistance de la mémoire : ils étaient encore là, dans un coin de ma tête. Pas assez pour que je me souvienne de tout, mais assez pour que je me dise « ah oui, c’est dans celui-là que… » Quand on considère la quantité de trucs que je me suis enfilés depuis, c’est en soi un sérieux gage de qualité[3].

Mais il y a plus : contrairement à beaucoup de ses confrères, Dorothy Sayers ne se contentait pas de monter une intrigue à partir d’éléments standardisés et de la dérouler dans un anglais minimaliste. L’ambition avouée de cette diplômée d’Oxford était de marier roman de mœurs et thèmes policiers. Elle n’y arrive pas encore très bien dans ces premiers volumes, mais je me suis laissé dire que de ce point de vue, la suite était meilleure. Néanmoins, on sent déjà que les bonnes fées qui s’étaient penchées sur son berceau l’avaient doté à la fois d’un solide sens de l’humour et d’un don pour le portrait. On se prend donc de sympathie pour cet architecte timide qui commet des fautes de grammaire, on ricane lorsque l’on croise ces jeunes gens de bonne famille férocement collectivistes qui attendent avec impatience de pouvoir vivre de leurs rentes… et mêmes les criminels ne sont pas toujours dénués d’aspects sympathiques.

Les sujets ? Oh dear, ils sont policiers, au sens que l’on donnait à ce mot dans les années 20. Ils sont parfois amenés de manière peu conventionnelle, comme dans Lord Peter et l’Inconnu (que fait ce cadavre tout nu, à part un pince-nez, dans la baignoire de quelqu’un qui ne le connaît pas ?). Mais l’on retombe assez vite sur les thèmes classiques : histoires de famille, embrouilles d’argent ou questions d’honneur. Maîtres-chanteurs et tricheurs aux cartes sont de sortie, tout comme les testaments improbables rédigés par des excentriques. Lord Peter consulte des hommes de loi, interroge des témoins intimidés par son statut, assiste incognito aux enquêtes préliminaires[4]… bref, il nous fait visiter un monde disparu, qui n’a certainement jamais existé tel quel, mais qui s’avère éminemment exploitable.

Les intrigues proprement dites sont solides et accompagnées d’une dose d’aides de jeu… pardon, au lecteur, à la mode de l’époque. Vous pouvez craquer d’emblée si vous aimez les arbres généalogiques truffés de mentions du type « Nb : Les descendants survivants de la tante Sophie étaient parents au sixième degré[5] » ou le plan de la chambre de la défunte – notez bien la position du paravent, surtout. Par ailleurs, leur développement est infiniment moins systématique que chez, disons, Agatha Christie.


Conclusion

Les auteurs de Cthulhu Britannica London ont raison : si vous voulez une porte pour pénétrer dans la Grande-Bretagne des années 20, ces romans sont faits pour vous. Que vous ayez l’intention de vous en servir pour du Cthulhu ou pour autre chose est votre problème.

Si vous n’aimez pas le jeu de rôle, mais que les romans policiers vintage sont votre came, Lord Peter gagne beaucoup à être connu.



[1] Elle occupe la seconde place de la section « fiction » de cette bibliographie, la première étant occupée par P.G. Wodehouse, que je vénère depuis vingt ans et dont il faudra que je vous parle un jour.
[2] Dans l’une des nouvelles du cinquième volume, l’animal est capable de découvrir un criminel au hasard d’une faute de grammaire française commise dans une conversation entendue par hasard gare Saint-Lazare. Les deux pages de dialogue sont entièrement rédigés dans un français impeccable… sauf cette faute, sur laquelle je suis passé en me disant « ah tiens, il en fallait bien une »…
[3] Le cinquième, un recueil de nouvelles, a été une découverte, en revanche, que je peux résumer par « plaisant, mais mineur », même s’il contient des énigmes étranges comme « pourquoi ce monsieur de quatre-vingts-seize ans légue-t-il son appareil digestif à son neveu étudiant en médecine ? »
[4] Encore tenues en présence du cadavre, ce qui devait donner une certaine ambiance aux questions du coroner.
[5] En le voyant, j’ai eu une sorte d’hallucination – un détective hobbit de bonne famille enquêtant sur une mort suspecte dans la Comté. Je vous dis ça juste pour vous signaler que, comme toujours, le matériau n’est pas absolument limité dans l’espace et le temps.

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