Doors to Darkness





Chaosium a eu l’excellente idée de créer un recueil de scénarios d’initiation pour accompagner les règles de la 7e édition. Excellente idée… suivie d’une exécution laborieuse : Doors to Darkness a connu un premier tirage, a été diffusée dans une ou deux conventions américaines en 2015, puis a été pilonné, remaquetté et réimprimé sous sa forme actuelle[1].

Nous avons donc entre les mains un livre cartonné de 144 pages, couleur et papier glacé. C’est beau, mais un peu fragile. Le papier se froisse dès qu’on le regarde méchamment et la reliure craque si on la manipule autrement qu’avec une infinie prudence. C’est aussi très coloré, avec des fonds de pages, des illustrations couleur, etc. Comparé aux très ternes produits Chaosium pré-7e édition, le résultat est presque psychédélique. Je préfère quelque chose d’un peu plus sobre, personnellement, mais bon, les goûts et les couleurs…

Le livre s’ouvre sur Sharing Nightmares, un article très dense de Kevin A. Ross, l’un des meilleurs auteurs qui aient œuvré pour L’Appel de Cthulhu. Fort d’une longue expérience, il y réfléchit sur le jeu, les diverses manières d’y jouer, ses principaux thèmes, la construction de scénarios, etc. Cela donne l’impression très plaisante d’écouter une conférence par quelqu’un qui connaît parfaitement son sujet, et franchement, ces quelques pages auraient dû être incluses dans les règles, elles y avaient plus leur place que dans ce recueil.

Après quoi, on enchaîne sur cinq scénarios. Commençons tout de suite par invoquer la règle selon laquelle « la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a ». Ces cinq récits font tous une quinzaine de pages, c’est bien mais cela ne permet pas de créer des histoires très complexes – et ce n’est pas le propos.

En effet, ce sont des scénarios d’initiation, et c’est d’abord à cette aune qu’il faut les jauger. Conçus pour être joués en une ou deux séances, ils prennent un Gardien des arcanes débutant par la main et lui expliquent ce qu’il doit faire. Tous détaillent les jets de dés à faire et comportent des encadrés « Options » qui introduisent des éléments d’intrigue, des scènes supplémentaires, ou tout simplement des conseils si les joueurs sortent des rails. À mon sens, il reste des efforts à faire, notamment sur les conseils d’interprétation des personnages non-joueurs, mais le résultat est déjà honorable.

Enfin, il faut les évaluer comme scénarios, sur l’histoire qu’ils racontent. Ce critère est toujours très subjectif, mais voici mes notes, pour ce qu’elles valent.

• The Darkness Beneath the Hill, de Christopher Smith Adair, m’a fait sourire, car j’ai écrit un scénario intitulé Ténèbres au cœur de la montagne qui raconte exactement la même histoire[2]. Pour le coup, pas besoin d’imaginer un complot des Chinois du FBI et des services secrets russes : quand j’ai écrit Ténèbres, je voulais réaliser une variation sur un thème éprouvé. Pour en revenir au sujet, The Darkness Beneath the Hill se passe sous Providence et ouvre le livret sur une note qui fait un peu peur : une grande carte à explorer, peuplée de rencontres hostiles. Il est sauvé par le fait que les investigateurs ne sont pas équipés pour gérer lesdites rencontres, et qu’elles seront donc plus génératrices de stress que de violence. Cela dit, il n’est quand même pas impérissable.

• Genuis Loci de Brian Courtemanche, est une histoire d’asile qui utilise un gambit d’ouverture qui a beaucoup servi depuis trente ans : l’un de vos amis a été interné et vous appelle au secours. Est-il fou, ou est-ce que quelque cloche à l’asile où il croupit ? À votre avis ? Sans être génial, ce scénario a un petit quelque chose, une ambiance, de bonnes idées… Bon, les aides de jeu allument de gros panneaux lumineux portant « ceci est l’explication, bougres d’idiots » en caractères de trois mètres de haut. D’un autre côté, quand on a affaire à des joueurs débutants, les panneaux lumineux, ça sert. Il a aussi le défaut de confronter les investigateurs à un « poids moyen » parmi les créatures du Mythe, et c’est peut-être un poil trop pour des débutants. D’un autre côté, ça peut représenter une leçon de prudence salutaire.

• Servants of the Lake, de Glynn Owen Barras, se déroule dans un motel perdu dans la cambrousse, où les investigateurs arrivent à la recherche d’un étudiant disparu. Il dispose d’un casting sympathique, d’un décor détaillé et est servi par un style un peu plus vivant que la moyenne. À la rubrique des « moins », il a un côté « piège mortel » assez prononcé, et la scène finale, certes impressionnante, a plus de chances de solder par une fuite éperdue que par une victoire des investigateurs. Par ailleurs, si vous avez un minimum de connaissances en littérature cthulhienne, son titre dit absolument tout ce qu’il y a à savoir dessus en une demi-seconde, ce qui simplifiera l’enquête.

• Ties that Bind, de Tom Lynch, viole d’emblée une règle cardinale : les monstres lovecraftiens ne doivent jamais être humanisés, sous aucun prétexte. Cela dit, les règles cardinales sont là pour être ignorées, et ce scénario s’avère plutôt amusant à lire. Il se situe théoriquement aux alentours d’Arkham, mais bizarrement, à la lecture, je me disais qu’il passerait très bien en Bretagne, et que d’ailleurs, il ferait plutôt un bon Maléfices ou quelque chose du même ordre. Ça, c’est le prix à payer quand on ignore les règles : on risque de démouler un truc au goût bizarre, qui ne ressemble pas tout à fait à la recette. Par ailleurs, et si un jour je le fais jouer, je couperai quelques monstres secondaires, parce qu’il y en a légèrement trop à mon goût.

• None More Black, de Brian M. Sammons, repose sur un autre postulat classique et déjà exploité plus d’une fois, celui du dealer qui vend des « drogues » pas normales, mais qui est intouchable parce que les chimistes n’arrivent pas identifier ce qui les rend toxiques. Sammons en fait quelque chose de mineur mais de tout à fait plaisant, avec de jolies scènes, des options amusantes, et un final dans un lieu flippant à souhait. Bref, à mon sens, c’est le plus réussi des cinq.

Il n’y a rien à dire sur l’habituel chapitre d’aides de jeu. Il est suivi d’une dizaine de personnages prétirés qui permettent de commencer à jouer tout de suite, puis de la bio des auteurs, accompagnées de photos immenses qui mangent un quart de page chacune. Autant je suis favorable à la mise en avant des auteurs, autant là, c’est presque embarrassant…

Que conclure de ce recueil ? Déjà, que son existence est une bonne nouvelle, parce qu’on ne pouvait pas décemment continuer à initier les jeunes générations en leur faisant visiter la maison Corbitt encore et encore. Ensuite, qu’il y a encore moyen de raconter des histoires sympathiques avec L’Appel de Cthulhu. À titre personnel, j’attribue la palme à None More Black, suivi de Servants of the Lake et de Ties That Bind, mais d’autres lecteurs auront sans doute un palmarès différent.



[1] D’ici quelques années, cette première version sera sans doute aussi recherchée que le Necronomicon.
[2] Dans Sous un ciel de sang.

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