ONE%

Quand on joue à Apocalypse World il est possible de choisir un archétype de biker. Notre personnage est alors accompagné d'une quinzaine de motards. Pour se faire obéir du gang, on peut utiliser l'action "mâle alpha". En cas d'échec notre personnage déclenche une bagarre et/ou est obligé de faire un exemple d'un des membres du groupe. C'est une mécanique simple mais elle dit quelque chose de l'organisation des bikers : elle repose sur l'intimidation, sur des hiérarchies qui peuvent être contestées et derrière chaque discussion il y a un possible surgissement de la violence.

En une seule mécanique en apparence anodine, le jeu de Vincent Baker en dit plus sur les bikers que ne le fait ONE% en 270 pages. Le jeu propose pourtant d'incarner des criminels membres d'un Motor Club ("MC").

One% the Video Game

Le jeu ne manque pourtant pas de mécaniques : un ensemble de cartes remplaçant la feuille de personnage (elles jouent un rôle similaire aux aspects dans Fate), un système complexe d'initiative et de prise en compte de la durée des actions (emprunté à Feng-Shui, la prochaine traduction de l'éditeur), 15 pages de données techniques pour les armes à feu, un sous-système dédié aux courses-poursuites, un autre pour simuler les votes internes au Motor Club des PJs...Malgré quelques bonnes idées le mélange est un peu indigeste et, surtout, peu d’éléments du système ressortent comme étant particulièrement spécifique au contexte.

Une des caractéristiques du jeu, le Respect, vient même enfermer les PJ dans une logique vidéoludique.  Le nombre de jetons de Respect accumulés par un joueur représente "l'aura de [son] biker, autrement dit son autorité, son charisme et sa dévotion envers le MC" et ils sont utilisés pour obtenir des faveurs de la part de leurs coéquipiers. Malheureusement ils ne peuvent être gagnés qu'en effectuant des actions faisant honneur au MC (gagner une course de moto, infliger une défaite à un gang rival...) ce qui élude totalement l'usage de la violence en interne comme moyen de se forger une réputation et de peser politiquement au sein du gang.

La criminalité comme simple arrière plan

Mais cette absence d'outils pour gérer l'existence et l'esprit bikers n'est pas seulement mécanique. Les descriptions de la communauté des onepercentistes (la traduction n'est pas de moi !) alternent entre des exposés assez scolaires sur le fonctionnement des Motor Clubs -on y apprend que les associations de motards comportent un secrétaire/trésorier dont la fonction première est de vérifier que les membres sont à jour de leur cotisation- et une absence d'éléments permettant de se faire une idée du fonctionnement des affaires criminelles des bikers.

Citons l'ouvrage : "les moyens dont les personnages disposent pour gagner de l'argent consistent bien souvent à de la vente de drogue ou d'armes ou encore la traite des blanches (prostitution), le vol, le recel, la protection, le racket, etc., le tout en usant de corruption ou de trafic d'influence".
Cette liste appelle des questions sur les réseaux et les méthodes criminelles des bikers, interrogations d'autant plus cruciales que ces méthodes devront être mises en œuvres par les PJ. Las ! ONE% ne semble envisager que l'affrontement entre gangs comme moteur scénaristique.

Autre absence remarquable : la description de la mentalité biker reste insaisissable à la lecture du jeu, notamment dans ces aspects les plus négatifs. Nous sommes face à un jeu qui propose d'utiliser comme PNJ (ou comme PJ) des membres de la Fraternité Aryenne mais qui ne discute pas de l'état d'esprit des bikers vis-à-vis du racisme. Un jeu qui ne nous permet pas non plus d'imaginer la vie privée de nos personnages (peut-on entretenir une famille en plus de sa vie de biker ?).

Peut-être cette absence s'explique-t-elle par l'approche curieuse que le jeu adopte pour les relations entre les joueurs et leurs personnages. Citons-le une nouvelle fois : "Ces règles partent du postulat que le joueur tend à jouer intuitivement son rôle en réagissant d’abord 1) selon sa propre personnalité, puis 2) en essayant de coller à celle de son alter ego. Or, c’est plus ou moins l’inverse que proposent la plupart des règles d’autres jeux de rôle, parfois la somme de consignes à respecter pour coller à la personnalité de son alter ego est si lourde que son interprétation en devient contraignante. Dans ONE%, je tente une autre approche."
Peut-être la proposition du jeu est-elle de se fantasmer soi-même dans le corps et l'existence d'un biker ?


La transgression tranquillou

ONE% est en tous cas un jeu qui privilégie la mythologie motarde sur un traitement plus réaliste. La démarche est a priori intéressante tant le biker est une figure qui concentre plusieurs fantasmes : attrait de la vitesse, attirance pour la violence, choix d'une liberté radicale et transgressive. Les auteurs semblent d'ailleurs se réjouir devant le potentiel subversif de leur jeu dont le contenu "peut heurter la sensibilité des plus jeunes et des plus crétins" et le chapitre des règles accueille le lecteur qui n'aura "pas bazardé [son] bouquin aux chiottes, scandalisé devant tant de déviationnisme".

Il y a cependant fort à parier que le lecteur sera plus facilement déçu que scandalisé. Le jeu cite dans ses inspirations Easy Rider, le film de Dennis Hopper qui -en 1969- allait devenir le fer de lance d'une décennie de cinéma contestataire américain...mais son aspect transgressif se réduit à raconter "des aventures au machisme et à la «badasserie» assumés". A l'heure où GTAV est le produit culturel le plus rentable de l'histoire, il est vrai qu'il s'agit là d'une courageuse prise de position contre le statu quo.

Concrètement -en plus d'illustrations racoleuses mais jamais dénudées comme celle de la couverture- ONE% nous explique que "les femmes disposent souvent du pouvoir derrière le trône, laissant les mâles jouer aux durs à cuire pour mieux les influencer une fois leurs pulsions rassasiées"  et qu'elles acceptent leur statut de femme objet "avec une certaine complaisance". Histoire d'ajouter à la subversion, le scénario final propose aux PJ de sexe féminin de participer à un concours de short moulé contre les PNJ "Miss Bumbum" et "Miss Petit Cul". C'est de très loin la description la plus explicite du bouquin qui n'est finalement pas plus érotique qu'un catalogue de la redoute (et bien moins suggestif que des jeux comme Apocalypse World, Mantoïd Universe ou même Vampire : Mascarade).

Dans le journal qui accompagne la sortie de la deuxième édition de Monsterhearts, sa créatrice  Avery Alder liste une quarantaine de conseils de game-design dont celui-ci : "Créer une oeuvre provocatrice implique de se demander qui souhaitez-vous provoquer, pourquoi, et dans quel but ?". Il n'est pas tout à fait certain que l'équipe derrière ONE% soit capable de répondre à ces questions...

We're going nowhere, fast!

Dans son premier film, The Loveless, Kathryn Bigelow met en scène un gang de bikers qui s'arrête dans un drive-in au milieu de nul part. Elle filme ses personnages de la même manière qu'elle filmera 5 ans plus tard les vampires d'Aux Frontières de l'aube, comme des êtres ambigus, traversés par des désirs et des pulsions brutales et qui s'avèrent à la fois séduisants et inquiétants. Le chef du gang, incarné par l'incroyable Willem Dafoe, répète souvent son slogan : "we're going nowhere, fast!". Nous n'allons nul part mais nous y allons à toute vitesse. La première moitié de la phrase pourrait admirablement décrire le sentiment ressenti à la découverte du livre de base de ONE%.


Commentaires

  1. Parfois, à la sortie d'un jeu, je me demande, "tiens c'est peut-être celui que j'attends depuis longtemps" ou "celui-là plaira beaucoup à mes joueurs". Il y a l'aspect "être parmi les premiers" aussi, la mode, tout ça.

    Merci de me permettre de garder mes sous avec cette critique, au ton peut-être un poil acerbe mais détaillée et cohérente.

    Et puis, je n'ai jamais été tenté par la moto, alors...

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  2. Je ne suis pas forcément très à l'aise avec cette critique, personnellement. Je pense qu'elle prête par trop le flanc à des réactions du type "ouais, mais vous êtes des intellos qui ne comprenez rien à notre démarche, d'ailleurs vous citez des auteurs qui n'ont rien à voir avec nous."

    Ce qui ne veut pas dire que je défends One Percent. Un jeu où les personnages pratiquent "trafic de drogue et traite des Blanches" ne m'inspire pas grand-chose de positif - sinon l'envie d'écrire un scénario où on ferait réaliser ce beau programme aux gentils joueurs, voire s'ils se sentent toujours à l'aise avec.

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  3. Anonyme7/8/17

    Oh cool une vraie critique argumentée qui n'a pas peur de rentrer dans le gras. On aime ou pas, mais ça change des critiques bisounours (je ne parle pas de ce blog). Une forme d'expression bienvenue. Chapeau !

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  5. Le jeu m'avait intéressé dans le sens: jouons dans l'univers de Son of anarchy.
    La disparition des illustrations racoleuses étaient aussi très importantes pour moi.
    J'ai donc pris le livre chez mon crémier préféré et commencé la lecture et j'ai vite rencontré les mêmes difficultés:
    - il y a des manques, des trous pour comprendre le jeu comme par exemple cette histoire de carte tatoo qui doit être générique à bas niveau pour recouvrir un maximum de situation. C'est logique d'avoir trois traits bien différents pour une carte mais comment le tatouage peut représenter un tel fouillis et évoluer ensuite?
    - c'est la première fois que j'ai demandé à un copain (qui avait déjà le livre) de me donner des tuyaux sur le fonctionnement du jeu et des oublis: comment s'opère la création de la moto du biker? (nada dans le livre...), les motos des membres du MC sont toutes identiques au "début"? Il faut prendre leurs coûts dans la cagnotte de départ? Les améliorations se financent comment: caisse du garage ou du PJ?

    Je suis un MJ flemmard qui donc brode souvent à la volée mais comme le système est déjà très light, je suis coincé...
    - sur le BG du jeu, c'est vraiment une drôle d'impression comme l'indique très bien la critique: trop badass mais en fait non, juste un peu lourd... Dommage
    Du coup le livre est parti chez un autre rôliste... pour la collection.

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