Les horreurs de l’Ouest
La résurrection de Chaosium a
permis d’apurer un certain nombre de contentieux. Kevin Ross, l’un des auteurs
historiques de la gamme[1],
a passé des années à répéter qu’il ne travaillerait plus jamais avec Charlie
Krank. Ce dernier étant parti, Kevin Ross revient avec Down Darker Trails. Histoire de tuer le suspense dès le départ :
à mon avis, c’est ce que Chaosium a sorti de plus intéressant depuis 2015.
De quoi est-il
question ? Pour résumer : Cthulhu au Far West.
Pour moins résumer : Down Darker Trails couvre les régions
situées à l’ouest du Mississippi dans les années 1870, vingt ans avant
« l’ère victorienne » de Cthulhu
by Gaslight. Contrairement à l’Angleterre heureuse et glorieuse des années
1890, l’Ouest est crade, violent et dangereux. Pilleurs de banque, voleurs de
concessions et sociopathes en goguette n’y sont pas la seule menace :
Kevin Ross s’inspire des westerns surnaturels de Robert E. Howard, dont je vous
ai parlé ici, pour créer une sous-couche surnaturelle adaptée à l’époque. Et
comme la période a inspiré beaucoup de monde, il propose aussi une copieuse
filmo- et bibliographie, qui balaye des choses aussi différentes que le western
spaghetti, les œuvres d’auteurs lovecraftiens ou les revues historiques
modernes.
Premier bon point, Down Darker Trails est bien écrit. Quand on s’attaque à la
lecture d’un manuel de 250 pages, c’est important. Le texte se lit avec
plaisir, les informations sont bien amenées et si on sent une énorme masse de
travail derrière, on n’est jamais écrasé par l’accumulation de détails.
La maquette est claire. Les
illustrations marient photos, gravures et tableaux d’époque, dont quelques
magnifiques doubles pages dues aux pinceaux d’authentiques « peintres de
l’Ouest », avec des illustrations modernes. Ces dernières vont du joli à
l’abominable en passant par le… très coloré. Enfin, il y a quelques coquilles agaçantes
dans les tableaux des règles. Rien de tragique, même si elles auraient dû être
corrigées dans la version imprimée.
De la technique
Très classiquement, le livret
s’ouvre sur un chapitre de création de personnage, qui adapte celui de la 7e
édition au Far West, avec de nouvelles professions, des adaptations de
compétences, des tableaux d’historique repensés… Tout cela est carré, bien fait
et inspirant juste ce qu’il faut. Même dans l’optique « puriste » qui
est la mienne d’habitude, on se surprend à imaginer des personnages un peu
éloignés du professeur d’université classique. Les joueurs désireux de
s’éloigner un peu du « réalisme » noteront l’existence de trois pages
de talents « pulp » optionnels ouvrent la porte à des ambiances à la Mystères de l’Ouest[2].
Le chapitre suivant est une
liste de matériel et de prix, où l’on trouve des choses comme « dés
pipés », « bain », « bain avec eau propre »… bref, ce
qu’on s’attend à trouver dans l’Ouest. C’est aussi là que se trouvent les
détails sur les flingues. Les spécialistes noteront que ces derniers sont un
poil plus primitifs qu’à « l’ère victorienne » classique. Ce sont
déjà des revolvers reconnaissables comme tels, mais les armes à « double
action » qui abattent le percuteur et le relèvent en un seul appui sur la
détente sont encore à quelques années dans l’avenir : il faut encore relever
le chien à la main après avoir tiré. La cadence de tir en prend un coup.
Vient ensuite un chapitre de
règles optionnelles, où l’on trouve à boire et à manger. Il propose notamment
des conseils sur la gestion des combats[3],
des considérations sur la manière de personnaliser les chevaux, des règles de
poursuite retouchées, des règles de traitement des folies adaptées à un monde
sans psychiatres, où rien n’est prévu pour les malades mentaux, à part le
whisky… ah, tiens, ça me fait penser qu’il y a aussi des règles d’ivresse, pour
ces longues soirées au saloon.
De l’histoire
Avec ses 85 pages, le
chapitre 4 est le plus épais du livret. Il présente l’Ouest, son histoire, sa
géographie, les Indiens, la chronologie, les biographies de personnalités marquantes
et quelques autres broutilles. C’est dense, bien fait et ça amène à
s’interroger des enchaînements pas évidents, vus de ce côté de l’Atlantique. La
phase la plus intense et la plus violente de la conquête de l’Ouest suit de peu
la fin de la guerre de Sécession, et on découvre à quel point elle en est la
conséquence. Ruinés ou désaxés par la guerre, une foule de gens prend le chemin
des territoires d’outre-Mississippi, pour le meilleur ou pour le pire. Soudain,
le choix de la décennie 1870 prend tout son sens…
Alors, bien sûr, il y a des
impasses, des survols, des choses que l’on regrette de ne pas voir davantage
développées… Sur un demi-continent et une période aussi riche, c’était
inévitable. Mais un Gardien des arcanes curieux aura largement de quoi s’orienter,
et il y a quand même de fortes chances que vous appreniez des choses au
passage.
La section sur les
biographies est particulièrement intéressante, pour trois raisons :
• Parce qu’elle présente des
personnages qui n’apparaissent guère dans les westerns classiques, à savoir des
femmes et des Noirs, y compris Stagecoach Mary, une femme noire qui a l’air
d’avoir été une sacrée coriace.
• Parce qu’elle permet de se
rendre compte que la plupart des « légendes de l’Ouest » étaient de
gros paumés qui ont accumulé les échecs avant de mourir jeunes.
• Et parce qu’elle est
illustrée de portraits d’époque, où ces terribles pilleurs de banque, assassins
et pistoleros ont tous des têtes moustachues et sévères au-dessus de cols durs
qui leur vont comme un tutu à un shoggoth.
En ce qui me concerne, ces
quatre-vingts pages suffiraient à justifier l’achat, mais il en reste, et même
beaucoup.
Du surnaturel
Les règles et le décor étant
posés, trois courts chapitres précisent le versant « cthulhien » de Down Darker Trails.
The Supernatural West procède
à un écrémage des monstres de la 7e édition et du Malleus Monstrorum pour conserver ceux
qui collent à l’Ouest, avant de nous présenter quelques « livres du
Mythe » originaux. Tout cela est bien fichu et solidement étayé[4].
Le lecteur découvre ensuite quelques sociétés secrètes issues de la réalité, de
la littérature ou des légendes urbaines de l’époque[5].
Enfin, une copieuse section sur la « magie folklorique » permettra à
un homme-médecine indien ou à un guérisseur de soigner votre bétail ou de vous
coller la poisse sans faire d’eux des « sorciers » au sens cthulhien
du terme. Elle est optionnelle et n’intéressera pas tout le monde, mais elle a
le mérite d’exister.
Lost Worlds of the Old West
présente quatre « mondes perdus » qui pourraient se planquer au
détour d’une piste. Le mieux développé est une vallée perdue, peuplée de
préhumains dégénérés et directement tirée de la nouvelle éponyme de Robert
Howard. Le monde souterrain de K’n-Yan, emprunté à Lovecraft, est présenté en
une page, ce qui est trop peu à mon goût. Le désert des Ombres, où vont les
hommes-médecine et les rêveurs, forme un pont intéressant avec les contrées du
Rêve. Enfin, on termine la balade avec un canyon peuplé de… dinosaures, qui
sert surtout de prétexte pour nous fourguer trois pages de caractéristiques de
T-Rex et autres tricératops, sans oublier les hommes de Néanderthal et de
Cro-Magnon si vous avez des envies de préhistoriade pulp. Jouer à Cow-boys vs
Velociraptor n’est carrément pas ma tasse de thé, mais j’ai quand même
trouvé ça rigolo.
Enfin, un court chapitre
s’attache à donner des conseils de création de campagne. Il envisage diverses
structures de groupe, puis propose des idées de scénarios, sans oublier de
mentionner ce qui existe déjà dans la gamme et dans d’autres jeux sur le Far
West. Il est dense, et à lire en parallèle avec la bibliographie, pour se
rendre compte à quel point le mythe et les westerns sont des genres
ultra-référencés, dont le mariage ne sera sans doute pas si difficile, une fois
que quelques décisions de base auront été prises.
Du prêt à jouer
Le livret se conclut par la
présentation de deux décors et deux scénarios.
Pawheton est une
ville-champignon établie de part et d’autre d’une rivière aurifère. C’est un
camp de tentes avec quelques bâtiments en dur, peuplé de mineurs et de truands,
où la loi est littéralement au bout du fusil. Avec son vieux boss confronté à un
petit jeune aux dents longues, on y trouve des références tout à fait
explicites à l’excellente série Deadwood,
et il y a de quoi en tirer quelque chose de vraiment sympa.
San Rafael, une ville
d’éleveurs de bétail située au Texas, sur le Rio Grande, est un peu plus
classique. Elle a beau être plus ancienne et plus civilisée que Pawheton, les
conflits n’y manquent pas : opposition entre Mexicains et
« anglos », entre éleveurs de chevaux et de bétail, entre les
marshall locaux et ceux du gouvernement US…
Sur le front des scénarios, Something Down There est pensé comme une
introduction adaptée à n’importe quel coin de l’Ouest. Les frères Owens, qui
exploitent une petite mine d’argent dans la montagne, ne sont pas redescendus
en ville pour leur ravitaillement hebdomadaire. Qui va aller s’assurer qu’ils
vont bien ? Il contient quelques scènes flippantes, mais sera vite joué.
Scanlon’s Daughter est plus riche.
Situé à San Rafael, il assume diverses filiations, allant de Shakespeare aux
films de la Hammer, et marie horreur, histoire d’amour tragique et bagarre de
saloon. Il est drôle à lire, et fait partie de ces scénarios qui bannissent le
concept de « fin heureuse » : quelle que soit la manière dont
les Investigateurs s’en tirent, des braves gens verront leurs vies brisées.
Un instant de théorie
Avant
de conclure, cela vaut sans doute le coup de s’interroger : qu’est-ce qu’un
bon supplément historique ou géographique pour L’Appel de Cthulhu ? Après trente ans de tentatives, marqués
par des réussites et des échecs, les exemples sont assez nombreux pour tirer quelques
conclusions. À mon avis, pour que la balade dans un cadre nouveau fonctionne,
il faut réunir plusieurs critères :
• Familiarité. Le décor doit donner envie
d’aller y voir, « parler » au Gardien et aux joueurs et évoquer des
images mentales immédiates, même si elles ne sont pas totalement justes.
• Distillation. Un contenu, c’est comme
de l’uranium, ça s’enrichit. L’auteur ne doit pas noyer le lecteur sous des tonnes d’informations brutes. Il doit
les absorber, puis faire le tri entre ce qui est pertinent, ce qui mérite
d'être mis en évidence, ce qui mérite une mention en passant… et savoir faire
des impasses. Viser l’exhaustivité est un bon moyen de produire des ouvrages dysfonctionnels.
Et lourds.
• Adéquation. L’Appel de Cthulhu est
un jeu plastique, dont on peut faire à peu près ce qu’on veut… encore faut-il
vouloir quelque chose et l’expliquer clairement au lecteur dès le début. Marier les thématiques lovecraftiennes avec
l’esprit d’une époque n’est pas forcément un exercice complexe, mais un minimum
de réflexion est nécessaire.
• Étincelle.
Enfin, reste à concrétiser ces intentions en donnant envie de
jouer. Le meilleur moyen d’y parvenir est d’écrire quelques bons scénarios qui
permettent de montrer au Gardien dans quelle direction il doit partir.
Verdict
Down
Darker Trail passe
haut la main le critère de familiarité. Tout le monde sait à qui ressemble un
cow-boy, après tout. Je l’ai dit plus haut, la manière dont les informations
historiques ont été digérées et restituées est un modèle du genre. Sur le front
de la thématique, l’auteur opte pour quelque chose de plus
violent et terre à terre que d’habitude, le dit, et plie les règles et le
bestiaire à son propos, tout en laissant ouverte la possibilité d’adhérer ou
non, d’adapter ou de retrancher. Reste que deux scénarios, ce n’est peut-être
pas tout à fait assez pour que l’étincelle se change en flamme… Or justement, Kevin
Ross a répété à plusieurs reprises qu’il avait deux autres volumes de contexte
et de scénarios pour faire suite à ce premier livre. J’espère qu’ils verront le
jour d’ici pas trop longtemps !
À l’heure du bilan, je suis
plus que séduit, je suis enthousiaste. Down
Darker Trails est un bon supplément, et surtout, c’est une porte vers
quelque chose de nouveau. Au bout de trente ans de Cthulhu, ce n’est pas un
mince exploit.
[1] Où Kingsport
voisine avec la dernière édition de Cthulhu
by Gaslight et un nombre incalculable de scénarios. Kevin Ross a aussi été
la force motrice derrière Miskatonic River Press, l’inventeur de la version la
plus connue du Signe jaune… bref, un grand monsieur.
[2] La possession de Pulp Cthulhu n’est pas absolument
indispensable pour comprendre de quoi il retourne, mais on ne va pas se mentir,
elle aidera beaucoup.
[3] Couvrant des choses comme « dégainer plus
vite que le type en face », ou « tirer avec un revolver dans chaque
main », qui ne sont pas forcément historiques ou réalistes, mais sont dans
l’esprit western.
[4] Avec notamment un effort pour réhabiliter les
habitants des sables que j’approuve à 100%.
[5] Dont les Danites, le bras armé des Mormons, qui
n’ont semble-t-il jamais existé mais ont fait fantasmer écrivains et
journalistes pendant une bonne partie du XIXe siècle.
Commentaires
Enregistrer un commentaire