Mémoires du crime, de Bernard Marc


Quel est le point commun entre Jean Jaurès et Alexandre Stavisky ? Au bout du chemin, ils sont tous les deux passés sous le scalpel du Dr Paul, médecin légiste du département de la Seine de la fin des années 1900 aux années 50. Ce n’est pas, d’ailleurs, un privilège rare : quand le bon docteur prendra sa retraite, la presse lui attribuera (très généreusement) environ 150 000 autopsies. Même si on divise ce chiffre par cinq ou dix, ça en fait, des découpages !

Qui est le docteur Charles Paul ? Un beau notable modèle IIIe République qui, en plus de ses activités à l’Institut médico-légal, enseigne, siège dans des commissions sur la guerre des gaz et la médecine légale, appartient à un club de gastronomes, préside une œuvre de charité pour les enfants du Boulonnais, élève des cockers et partage sa vie entre une épouse dépressive et une maîtresse qui lui a donné une fille.

Les lecteurs de Détective et les passionnés d’actualité judiciaire connaissent bien sa silhouette massive et sa grosse moustache : le bon docteur est un habitué des procès d’assises, où cet excellent vulgarisateur présente ses conclusions à des jurés qui ne connaissent rien à la médecine légale[1].

Bernard Marc, lui-même médecin, lui consacre deux volumes intitulés Mémoires du crime, chacun couvrant une douzaine de cas répartis sur une quinzaine d’années.Le légiste raconte va de la fin de la Belle époque à 1929, Le légiste témoigne va de 1930 à 1945. Acheteurs, soyez prévenus : ils sont écrits gros, dans un Palatino corps 12 tristounet, et les derniers chapitres du Légiste témoigne présentent les fâcheux stigmates d’une relecture précipitée, avec des bouts de phrase intervertis et des mots manquants… Pour compenser tout ça, on découvre de sympathiques cahiers photographiques qui rendent le sujet un peu… vivant.

 De quoi est-il question dans ces deux volumes ?

• D’affaires archi-célèbres. La bande à Bonnot, Landru, Violette Nozière, Stavisky ou le Dr Petiot font partie de notre « fond de sauce » culturel. Même si on ne rattache ces noms à rien de précis, on les a forcément déjà entendus quelque part. Les développements médico-légaux de chapitres tiennent plus de place que dans les récits ordinaires, sans pour autant bouleverser ce qu’on en sait (mais le récit de l’autopsie de Stavisky, en présence d’un aréopage de personnalités policières et politiques qui veulent toutes s’assurer que les résultats seront honnêtes, en dit long sur le climat de l’époque[2]).

• D’affaires « incontournables pour les curieux ».Moins connues, elles restent inratables si vous vous intéressez à la Belle époque ou à l’entre-deux-guerres. La mort de Gaston Calmette ou le suicide de Philippe Daudet se rangent dans cette catégorie.

• D’histoires obscures qui, en leur temps, ont fait de belles Unes et des procès spectaculaires. Une femme de lettres qui fourre son mari mort dans une malle et l’expédie à l’autre bout de la France. Un homme qui tue « accidentellement » sa petite amie, mais qui, surprise, a déjà enterré deux épouses. Un éphémère président de la République ukrainienne abattu en pleine rue. Un enfant de six ans retrouvé mort dans un fossé à Choisy-le-Roi. Un professeur neurasthénique qui se « suicide » d’une balle dans la nuque avec un pistolet à canon long. Tout ça donne de belles autopsies et des tranches de vie sympathiques, mais pas forcément de belles histoires : l’enquête tourne en eau de boudin ou les coupables avouent, les procès se déroulent sans coups de théâtre… On ne saura certainement jamais qui a égorgé Laetita Toureaux dans un wagon de 1reclasse désert, juste avant que son métro n’entre à la station Porte-Dorée. Mais la police a beaucoup cherché.

Pourquoi je vous parle de tout ça ?

Déjà, parce que ces deux volumes permettent de suivre une révolution technique. Les premières affaires, celles d’avant 1914, sont gérées… pas exactement à la bonne franquette, mais on y voit des légistes bricoler des autopsies sur un coin de table avec des outils improvisés et conserver leurs prélèvements dans des paniers de pique-nique. Très vite, le Dr Paul est flanqué d’un pathologiste qui analyse les prélèvements qu’il réalise. Et dans les dernières affaires, on entend parler de chimistes et de balisticiens[3]… bref, on est entré dans l’ère moderne.

Ensuite, parce que c’est formateur pour les amateurs de la trinité MaléficesL’Appel de Cthulhu et Crimes. On voit comment la police enquête (ou pas) en ces temps reculés, et on peut s’immerger dans des exemples de styles de l’époque – celui des rapports de police et d’autopsie, mais aussi celui de la presse, qui empile superlatifs, hyperboles et titres racoleurs pour se vendre. Leurs successeurs du XXIe siècle sont pâlots, en comparaison.


Et puis bon, on va arrêter de se mentir… Des découvertes macabres, des petits matins blêmes dans des coins de banlieue ou des hôtels particuliers ; des crimes tous différents, mais au fond tous semblables ; des cadavres emmenés dans les profondeurs stériles du tout nouvel Institut médico-légal, quai de la Rappée ; les inspecteurs du 36 qui tâtonnent à la recherche de la vérité sans les moyens d’aujourd’hui ; des procès devant des salles combles, ponctués d’effets de manches par des avocats célèbres ; des journalistes qui se déplacent en meute au milieu d’explosions de magnésium… tout ça dégage une poésie à laquelle je suis sensible, y compris lorsque toute cette dramaturgie se termine devant la prison de la Santé, par une exécution à laquelle le Dr Paul assiste, parce que constater le décès des clients de M. Diebler fait aussi partie de son métier.

Après, vous suivez ou pas, c’est vous qui voyez, mais malgré mes réserves sur la forme, je me suis fait plaisir.


MA Éditions, environ 22 € le volume


[1]Et dans les années 30, son ami Simenon fera de lui un personnage récurrent des Maigret, ce qui est sans doute meilleur passeport pour l’immortalité que des articles dans Détective.
[2]À l’inverse, quelques mois plus tard, le Dr Paul devra se contenter d’une non-autopsie pour le président Doumer, passé directement de l’hôpital à la chapelle ardente de l’Elysée. Paul Doumer avait agonisé une douzaine d’heures à l’hôpital, entouré de sommités médicales, et l’avis général avait été que dans ces conditions, une autopsie aurait été pénible pour tout le monde sans rien révéler de plus.
[3]Bon, pas que. Lorsque le puits de chaux vive de l’hôtel particulier de Petiot s’avère plein de morceaux de cadavres, le Dr Paul demande à… sa fille de l’aider à reconstituer les corps. Rien de tel qu’une soirée puzzle pour entretenir l’esprit de famille.

Commentaires

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  2. Moi je préfère utiliser un générateur de dé en ligne : https://www.de-en-ligne.fr/

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