An Inner Darkness

L’introduction de ce recueil de Golden Goblin définit les six scénarios qu'il contient comme de « l’anti-pulp » : des histoires situées dans des années 20 réalistes, pas plus glamour que n’importe quelle autre époque. Entre nous, les gangsters, les garçonnes, le jazz et les soirées champagne chez Scott Fitzgerald, ça fait rêver, mais ça ne touchait qu’une toute petite partie de la population. Les auteurs d’An Inner Darkness ont décidé de s’intéresser à tous les autres : ouvrières d’usine, immigrants, Noirs, etc.

Ils le font intelligemment, sans prêcher et sans misérabilisme, en essayant juste honnêtement de tenir la ligne de crête. La plupart des PNJ de ces six scénarios agissent selon les lumières de leur époque, rien de plus, rien de moins. Ce souci de véracité historique nous vaut des encadrés thématiques avec des titres comme Les agressions sexuelles à New York dans les années 20, accompagnés de petites bibliographies en anglais.

Chacun est libre, à la lecture, de tracer des parallèles avec notre époque ô combien éclairée et d’en tirer les conclusions qu’il souhaite, « bon, ben, y reste du boulot » étant la plus raisonnable.

Comme souvent, ajouter une contrainte supplémentaire à l’obligation de jouer avec le mythe de Cthulhu s’avère fertile. Le mariage est plus ou moins harmonieux selon les scénarios, mais la composante cthulhienne agit comme stabilisateur, tous ces scénarios restant d’abord des histoires d’horreur.

• Dreams of Silk, de Christopher Smith Adair, pousse les personnages à s’intéresser aux ouvrières d’une usine de cosmétiques qui souffrent de maladies bizarres. À moins que vous n’ayez une majorité de joueuses, la première difficulté sera donc d’infiltrer des investigateurs dans une entreprise où le gros du personnel est féminin.
Quant à ce qui s’y passe… c’est une situation bizarre, que j’aurais été content d’imaginer, et qui n’a pas de solution évidente. Mais comparée à la véritable horreur des « Radium Girls », le Mythe semble presque bénin.

• When This Lousy War is Over, de Brian M. Sammons, se penche sur la dure situation des vétérans de la Grande Guerre, revenus d’un conflit lointain et exotique pour se rendre compte qu’au pays, tout le monde se fout pas mal de ce qui leur est arrivé « là-bas ». Toute ressemblance avec d’autres conflits lointains, exotiques et plus récents serait fortuite, etc.
Le scénario lui-même est classique, sympa sans être bouleversant, mais il offre de quoi faire une bonne séance d’initiation avec une grosse scène d’action. Et « der des ders » oblige, son intrigue se transposera très bien en France[1].

• A Fresh Coat of White Paint, de Jeffrey Moeller, emmène les investigateurs dans la Californie du début des années 30. Des intérêts privés ont ouvert un « camp de rétention » improvisé, où des Mexicains présumés sont stockés en attendant que les autorités puissent les expulser.
Bien sûr, ils ne sont pas seuls dans le camp… et c’est parti pour une variante « tentes et désert » d’Alien ! Ce scénario est celui où l’auteur prend le plus parti, notamment dans la description des PNJ, mais il le fait avec talent. Ainsi, le triumvirat qui gère le camp se compose de « deux fascistes et demi », ce qui pose tout de suite l’ambiance. Ah, et j’ai bien aimé le petit clin d’œil à Tales of Caribbean, aussi.

• A Family Way, d’Oscar Rios, nous parle de viol et de Profonds à New York. Très classique, très humain, très déprimant et doté d’un final ultraviolent, c’est un bon petit cru, avec un PNJ qui mord sur la ligne jaune de la parodie, mais apportera peut-être un peu de légèreté à un arrière-plan très sombre.
À mon sens, c’est sans doute celui où un dispositif type X-card sera le plus utile.

• Fire Without Light, d’Helen Gould se déroule à Tulsa, Oklahoma, après ce que la justice de l’époque a qualifié « d’émeute raciale » mais qui, vu avec un siècle de recul, ressemble bougrement à un pogrom anti-Noirs. Soudain, les tensions remontent en flèche, un nouveau massacre se profile, et les investigateurs doivent désamorcer tout ça. À moins que je n’aie raté l’info au détour d’un paragraphe, ce scénario ne dit jamais explicitement qu’il est rédigé pour des investigateurs de couleur, mais c’est le cas : l’auteur passe un temps considérable à expliquer par quelles ruses les personnages pourront s’introduire, par exemple, à la bibliothèque pour faire des recherches…
Un détail me gêne quand même : l’entité qui verse de l’huile sur le feu est presque superflue, et a tendance, par sa seule existence, à dédouaner les racistes du coin. Du coup, c’est celui où le Mythe remplit le moins bien son rôle de liant, et je suis presque tenté de jeter le pan surnaturel de l’intrigue à la poubelle.

• They Are From Far Away, de Charles Gerard, se déroule à Bangor, dans le Maine, où le KKK est en train de s’implanter. Comme il n’y a quasiment pas de Noirs dans la région, les cagoulés s’en prennent aux immigrés québécois, qui sont bûcherons, gavés de testostérone et de sirop d'érable, et peu désireux de se laisser intimider par le Grand Sorcier local.
C’est celui des six scénarios dont l’intrigue est la moins développée. En fait, elle tourne court en pleine enquête avec une scène finale spectaculaire, mais un peu artificielle. Peu importe, la situation est prometteuse, et un bon MJ pourra sans problème rallonger la sauce.

• Investigators Organizations présente trois « groupes d’investigateurs » susceptibles de travailler avec les personnages, où d’être les personnages. En une page chacun, illustrations incluses, ils font un peu figure de bouche-trous, mais j’ai bien aimé le Caldwell Book Mobile Service, des bibliobus qui servent de couverture à des enquêteurs du surnaturel opérant dans des régions reculées.

Qu’en conclure ? An Inner Darkness est un recueil de scénarios historiquement justes, pas très « escapistes » et parfois un peu déprimants, mais tous intéressants, à leur façon. Vu le thème, je ne peux décemment pas employer l’expression « bouffée d’air frais », mais il en faudrait davantage, des comme ça.


Un recueil de scénarios édité par Golden Goblin, 100 pages.

Prix : 36,55 € sur DriveThru. C'est un poil cher pour 100 pages, mais comme disait Lao-Tseu, « le prix s'oublie, la qualité reste ».



PS : le Kickstarter a également généré une anthologie, Shadows of an Inner Darkness. Je ne l’ai pas lue.


[1]Son arrière-plan social ne fera pas le voyage, en revanche, parce qu’ici, tous les partis ont bichonné les anciens combattants. Comment ignorer huit millions d’électeurs ?

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