Nos ancêtres les pharaons, par Jean-Loïc Le Quellec

 


Attention, c’est du brutal.

 

La dernière fois que je me suis risqué dans les marges mal famées de la science, c’était pour vous parler d’occultisme nazi. Cette fois, la balade concerne l’Égypte, les Égyptiens, et un certain nombre de sujets… euh, connexes. Enfin, de loin. Comme les kangourous.

 

L’auteur, Jean-Loïc Le Quellec est un vrai savant, anthropologue, directeur de recherche au CNRS. Cela ne l’empêche pas d’avoir un estomac d’acier quand il s’agit de digérer les élucubrations, un solide sens de l’humour pour les présenter, et un vrai talent de vulgarisateur, précieux pour remettre à la réalité à l’endroit.

 

Ces 218 pages (hors bibliographie, notes, etc.) s’articulent autour de trois concepts et d’un champ d’application.

 

Les concepts, d’abord :

 

• La mythopétique. Sous ce mot intimidant se dissimule la fabrication de mythes. Comme nous ne sommes plus au bon vieux temps où un aède pouvait imaginer un dieu après avoir observé un orage, nos mythes modernes sont obtenus en raccordant des bouts de trucs et de machins pris dans des livres. L’objectif est d’en tirer un récit qui peut ensuite être mis au service d’autre chose, une cause, une carrière, un compte en banque… Si vous avez lu Le Pendule de Foucault, vous avez eu sous les yeux un exemple chimiquement pur de mythopétique (et de ce qui risque d’arriver aux malheureux mythopoïètes).

 

• L’archéologie romantique. C’est le terme poli choisi par M. Le Quellec pour décrire la démarche « archéologique » qui consiste à appliquer la mythopétique à un domaine scientifique qui n’en demande pas tant. Autrement dit, l’exercice consiste à bâtir des théories sur des inscriptions hiéroglyphiques que l’on ne sait pas lire, à prendre des fleurs de lotus pour des ampoules électriques, etc. Les profanes dans mon genre appellent plutôt ça « délirer », et utilisent de vilains mots comme « charlatans » ou « escrocs » pour décrire les archéologues romantiques.

 

• La « déglinguistique ». Application de la même démarche avec l’étude des langues, qui permet de retrouver des traces d’égyptien antique aux quatre coins du monde, en se basant sur des similitudes phonétiques observées de loin et par temps de brouillard par des types avec les oreilles bourrées d’ouate.

 

Quant au champ d’application, c’est l’Égypte. Enfin, une Égypte, et plus précisément une version de la civilisation des pharaons qui était 1) parfaite dès sa naissance, 2) riche de connaissances que nous avons perdues ou que nous commençons à peine à retrouver et 3) connectée à l’Afrique plutôt que proche-orientale. Oui, dans le vrai monde, il y a un gros tas de sable de quelques millions de kilomètres carrés entre l’Afrique noire et l’Égypte, mais bon, on ne va pas se préoccuper des contingences matérielles si elles se mettent en travers d’une bonne histoire[1].

 

Ces bases étant posées, en route pour la revue de détail.

 

Puisant sans hésiter aux sources de la sagesse occidentale, M. Le Quellec ouvre sur Maître Gims et ses pyramides électriques, qui ont fait marrer la France entière il y a une paire d’années. Partant de là, il démontre que Gims n’a fait que puiser dans un riche corpus mythologique préexistant, qui naît… dans le Midwest de la première moitié du XIXe siècle. D’honnêtes érudits, souvent religieux, ont entrepris de redonner leur dignité à un peuple noir réduit en esclavage, en les raccordant à « leurs racines africaines », à savoir à une Égypte mère de toutes les civilisations – qu’elle ait été loin du golfe de Guinée et que les Égyptiens n’aient pas été particulièrement noirs étant pudiquement ignoré par ces intellectuels bien intentionnés. (Au passage, certains en profitent pour expliquer l’existence des Indiens, qui sont bien entendu les descendants des tribus perdues d’Israël, envoyés dans les colonies américaines de l’Égypte par les pharaons.)

 

Ces idées vivent, meurent, mais restent dans un coin du paysage mental de l’Amérique. Elles seront reprises et amplifiées par les intellectuels du Harlem des années 1920, puis par les mouvements noirs des années 1960 et ultérieure. S’y rajoute une contamination dont je soupçonne fortement qu’elle arrive tout droit de la littérature pulp : la super-science perdue, qui explique les pyramides comme centrales électriques.

 

Toutes ces théories ne restent pas sagement confinées de ce côté de l’Atlantique – à partir des années 1970, elles se réactivent et passent en Afrique, d’abord anglophone, puis francophone, avec la même finalité pleine de bonnes intentions : rendre leur dignité aux peuples échappés à la colonisation. En Afrique de l’Ouest, elles rencontrent les travaux de missionnaires déglinguistes de l’entre-deux-guerres, qui avaient « découvert » que le peul et d’autres langues locales étaient farcies d’égyptien antique.

 

Jusque-là, on est encore dans le relativement rationnel, mais ça ne va pas tarder à se dégrader, parce que c’est le moment où l’Australie entre en scène, avec ou sans médiation du continent perdu de Mû, parce qu'on n'en est plus ça près et que rajouter une louche de choucroute sur ce gros gâteau fourré au gloubi-boulga, ça ne peut qu'améliorer la recette.

 

Comment ça, qu’est-ce que les Australiens viennent faire là ? Nous avons établi que les Égyptiens étaient noirs, vous vous en souvenez ? Et ils sont quoi, les aborigènes ? Noirs aussi. Et les peuples du sud de l’Inde aussi, ce qui démontre bien qu’ils sont également égyptiens. D’ailleurs, on a retrouvé des os de kangourou en Égypte, et un chercheur a trouvé des murs couverts d’inscriptions hiéroglyphiques dans l’outback australien. Et personne ne peut nier que les peintures funéraires égyptiennes montrent des chasses menées avec des bâtons de jet, autant dire des boomerangs. CQFD.

 

(En réalité, ces « kangourous » sont des marsupiaux africains fossiles bien antérieurs à l’occupation humaine de l’Égypte, les hiéroglyphes australiens existent mais n’étaient pas là dans les années 1970. Quant aux bâtons de jet, on en trouve partout où des hommes primitifs ont eu le temps de réfléchir aux moyens d’assommer du gibier à distance. Mais reprenons.)

 

Et donc, sachez que les deux parois gravées de hiéroglyphes découvertes en Australie forment un couloir étroit. C’est donc, sans l’ombre d’un doute, un portail spatial, dont l’orientation pointe vers le Pérou. Or, que trouve-t-on au Pérou ? Des lamas, mais ça n’a aucun rapport, la bonne réponse est : des Incas. Dont les dignitaires portaient des plumes sur la tête. Comme les Égyptiens. Passez à la caisse, touchez 20 000 € de revenus de votre chaîne YouTube et relancez les dés, à tous les coups on gagne ! Et en partant des Incas, il n’y a qu’un saut de puce pour arriver aux Mayas. Ah ah ! Ces gens construisaient des pyramides et eux aussi se coiffaient de plumes. Qu’est-ce que vous avez à répondre à ça, hein ? Quant aux énormes têtes olmèques, qui regardent vers l’ouest et sont négroïdes[2], elles ont clairement été sculptées par des colons noirs égyptiens qui rendaient hommage à la mère patrie. C’est presque trop facile !

 

Plus difficile à faire rentrer dans le corpus égyptien mais ça n’a pas empêché certains d’essayer : le Grand Canyon. Saviez-vous qu’il y a une nécropole égyptienne dessous, avec pas moins de 50 000 momies, soigneusement dissimulées par un gouvernement américain qui n’a que ça à faire ? Cette idée, née d’un canular lancé par un farceur à la fin du XIXe siècle, a eu une longue et belle postérité, et il ne faudrait pas me chauffer beaucoup pour que j’écrive un scénario Delta Green dessus.

 

Récapitulons : l’Afrique est égyptienne, l’Australie également, les deux Amériques aussi… il n’y a que les Égyptiens qui ne soient pas au courant.

 

Au fait, en parlant de courant, les mêmes archéologues romantiques, examinant d’autres fresques égyptiennes, voient des ampoules électriques là où les archéologues distinguent nettement des fleurs de lotus[3]. Partant de là, les astronautes civilisateurs ne sont plus très loin. Vous ai-je dit qu’un bas-relief maya (et donc égyptien, suivez un peu) ressemblait au pilote d’un vaisseau spatial ?

 

Ça va, vous ne vous sentez pas trop barbouillé ? Je vous avais prévenu que c’était du brutal.

 

Faisons une petite pause avant de repartir. Nous ayant faits patauger dans ces insanités, l’auteur revient un peu au réel, pour faire remarquer que tout ce matériau, plastique et modifiable à volonté, peut aussi bien être lu en « clé noire » qu’en « clé blanche ». Autrement dit, vous pouvez respecter la thèse de départ sur les Égyptiens noirs maîtres et civilisateurs de l’Afrique, ou suivre les démonstrations d’un paquet d’autres archéologues romantiques, qui voient dans l’Égypte la première civilisation blanche, emploient des concepts comme « Aryens » et ont, dans le civil, des jobs super-rassurants comme « fondateur du parti nazi américain ».

 

Le fil conducteur du livre étant la « clé noire », Jean-Loïc Le Quellec conclut sur ses usages politiques modernes, notamment dans le panafricanisme. Et là, brusquement, l’envie de rire disparaît, parce qu’on découvre des lectures politiques… inquiétantes. Vous connaissez le mythe d’Osiris ? Eh bien, sachez qu’il était noir (bien sûr), mais que son frère Set était un mutant pervers à la peau blanche, exilé d’Égypte après avoir usurpé le trône de son frère. Les Européens sont tous des Setites, des « leucodermes » dégénérés qui ne rêvent que d’asservir le noble peuple noir. Entre nous, ce n’est pas plus ridicule que de prendre les Sioux pour des descendants d’Abraham. Ce qui est intéressant, c’est de découvrir que de nos jours, ce récit est poussé par des gens qui touchent de l’argent pour ça. De qui ? Au moment où le livre a été écrit, d'Evgeni Prigojine et du Groupe Wagner. J’imagine que le financier a changé depuis, même si sa nationalité reste inchangée, mais tout état de cause, les agents d’influence restent.

 

(Et attention, je ne dis pas que ce soit un récit dominant dans les zones influencées par la Russie. C’est juste un truc qui bouillonne dans une marmite, dans un coin. Il peut disparaître dans une génération, ou se mixer avec d’autres choses pour former un virus mémétique mortel. Tout l’appareil intellectuel de l’Allemagne nazie était posé vers 1900, mais il a fallu une guerre perdue et deux crises économiques pour qu’il forme un précipité toxique.)

 

Bref, si vous voulez une lecture très accessible, qui fait rire la plupart du temps et qui fait réfléchir en même temps, Nos ancêtres les pharaons est une lecture très recommandée ! Quant à son exploitation en jeu de rôle, elle s’écrit toute seule, quel que soit votre poison.

 

 

Nos ancêtres les pharaons, de Jean-Loïc Le Quellec, éditions du Détour, 22,90 €



[1] Dans le monde réel, il y a eu des contacts entre l’Egypte pharaonique et certaines cultures d’Afrique noire, c’est documenté, et il y a assez de pyramides au Soudan pour que nul n’en doute. Mais « l’Afrique » de nos illuminés est un concept tout aussi plastique que celui « d’Egypte ».

[2] Ou pas. 

[3] Voire, dans le cas d’un illuminé des années 1970, un tube cathodique, ce qui prouve une fois de plus ma théorie des « dirigeables atlantes » : la civilisation de référence est systématiquement dotée de la science la plus avancée disponible au moment où sévit l’archéologue romantique. Au moment où j’écris ces lignes, des gens doivent être en train de plancher sur les « preuves » indiquant que les Égyptiens avaient des écrans plats, le wifi et une IA nommée Ptah.

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