Cela fait un moment que j’ai envie de vous parler de la collection « Signets » des éditions Les Belles Lettres. Le concept est simple, fournir une collection de citations d’auteurs antiques sur un thème donné, accompagnées de commentaires pour les remettre en perspective et les clarifier. Le tout en format poche et pour 15 € le volume.
Les thèmes abordés sont variés, avec des sujets aussi divers que la célébrité, la cuisine ou la navigation. Quant à la période couverte, elle va d’Homère au crépuscule de l’empire romain, soit une durée supérieure à celle du Moyen Âge, avec un traitement à peu près paritaire entre Grecs et Romains. C’est techniquement bien fait, avec frise chronologique permettant de situer les auteurs de chaque citation, glossaire, biographies… Certaines traductions sont plus lisibles que d’autres, mais comme les extraits font deux pages au maximum, même les plus absconses restent gérables.
Il se trouve donc que cette collection compte un paquet de volumes qui méritent un coup d’œil rôliste, même si vous n’êtes pas branché sur les jeux de rôle consacrés à l’Antiquité. Je vais vous parler d’Hocus Pocus, qui traite de la magie, mais gardez en tête qu’il y en a d’autres sur des thématiques comme les monstres et les morts qui ne veulent pas le rester.
Sous-titré À l’école des sorciers en Grèce et à Rome, ce volume nous parle des pratiques des sorciers antiques… qui sont étonnamment proches de ce que nous rangeons dans notre propre boîte mentale étiquetée « sorcellerie ».
La formule Abracadabra ? Antique.
Des intellectuels qui formulent des théories de la magie en puisant dans la « sagesse des anciens » ? Antiques, avec des « anciens » babyloniens ou égyptiens parce que c’est classe.
D’autres intellectuels qui se moquent de tout ce fatras avec des accents très modernes ? Antiques, avec sans doute un léger avantage aux Romains.
Des rites initiatiques au cours desquels les participants s’habillent en Hercule, Ulysse, etc., et reproduisent les exploits de ces figures mythiques ? Antiques, et si vous avez pensé RuneQuest et quêtes héroïques, vous êtes dans le ton.
Des poupées de cire dans lesquelles des envoûteurs plantent des épingles ? Antiques, même si les Romains leur préfèrent les tablettes de plomb détaillant les sévices à faire subir à l’envoûté.
Des professionnels à la réputation douteuse qui vendent des malédictions comme d’autres du vin ? Antiques, et il y a même des régions à sorcières, comme le Berry chez nous.
Des prières sinistres à des dieux redoutables, dont les échos résonnent encore dans l’horreur contemporaine ? Antiques, avec Hécate ou Hadès à la place de Shub-Niggurath & Co. Lovecraft n’était pas latiniste pour rien.
L’histoire de l’apprenti sorcier qui profite de l’absence de son maître pour faire travailler un balai à sa place avant de s’apercevoir qu’il ne connaît pas la formule d’arrêt ? Antérieure de deux mille ans à Fantasia.
Des mortels en quêtes de raccourcis pour atteindre l’amour, le pouvoir ou la richesse ? De toutes les époques, de tous les temps et de tous les pays.
Alors bien sûr, le contexte a changé, certaines pratiques se sont perdues, d’autres se sont transformées sous l’impulsion du christianisme, mais la majorité des pratiques mentionnées restent d’actualité mille ou mille cinq cents plus tard. Seules les formules ont évolué, et encore, juste pour passer de l’égyptien fantaisiste au latin de cuisine.
À mon humble avis, au-delà d’éléments à puiser pour enrichir vos jeux historiques ou médiévaux-fantastique, cette lecture ouvre deux sujets de réflexion.
Le premier est la persistance de la croyance aux « raccourcis » magiques chez les humains. Rationnellement, vous n’avez aucune raison de croire que la vieille Cordélia qui tient boutique de maléfices dans le cimetière étrusque abandonné pourra faire mourir votre rival dans d’horribles souffrances. Mais ça ne coûte pas bien cher d’essayer… et si ça marchait ? Aujourd’hui, Cordélia est guérisseuse, marabout ou vendeuse de tickets de Loto, mais les mécanismes sous-jacents ne changent pas.
Le second, qui apparaît en filigrane dans les commentaires du compilateur, suit la pente exactement inverse : il s’agit de la saga de l’émergence de la pensée rationnelle. Les premiers médecins grecs considéraient que prières et amulettes étaient aussi pertinentes que les remèdes puisés dans la nature. Et puis, petit à petit, au fil des générations, un corpus de solutions basé sur des preuves d’efficacité plutôt que sur la croyance émerge, les médecins cessent de croire aux mauvais esprits mais savent que telle plante a tel effet… Vus sous un certain angle, les « magiciens » sont les traditionalistes qui ont refusé de marcher avec leur temps… tout en développant leur propre système de pensée. Et si celui-ci est infiniment séduisant, c’est parce qu’il peut se déployer dans le vide plutôt que de se heurter à la réalité.
Cette évolution ne s’achève pas à la fin de l’Antiquité, parce qu’elle a rencontré les limites technologiques de l’époque, mais elle a un peu progressé depuis, quoique même aujourd’hui, elle reste fragile – et menacée ici et là par des bouffées d’irrationnel.
Bref, je conseille non seulement ce volume, mais aussi toute la collection.
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