De l'extérieur, la taverne avait l'air encore vaguement fréquentable. Ce vernis, plus qu'écaillé, de respectabilité disparaissait dès que l'on poussait la porte. Le seul avantage que l'on pouvait trouver à l'atmosphère enfumée, c'est qu'elle masquait la crasse des murs et les trognes patibulaires des habitués avinés. Victor se demandait bien pourquoi son aîné l'avait amené ici, alors qu'il existait tant de tavernes et de bordels accueillants bien plus près du spatioport.
- "Euh, dis, Tonio..."
- "Ouais ?" Le vieux loup arrêta de reluquer la serveuse défraîchie qui venait de leur servir ce qui ressemblait à un cocktail d'urine et d'eau de vaisselle, et tourna son attention vers le mousse à peine pubère qu'il avait pris sous sa protection. Son regard se fit plus amène, quand il vit à quel point le gamin était intimidé par le lieu. "Qu'esse-tu veux m'demander ? Vas-y, tu peux tout m'dire."
- "Ben... Pourquoi on est là ?"
- "Passque c'est la meilleure bière de l'astéroïde, pardi !"
Victor regarda d'un air interdit le récipient ébréché qu'il avait éloigné de sous son nez pour pouvoir contenir ses hauts-le-coeur.
- "Je rigole, gamin. On est là pour que tu t'souviennes."
- "Que je me souvienne de quoi ? Je suis jamais venu ici !"
- "Nan, que tu t'souviennes plus tard. Qu'il existe des lieux comme ça, quoi."
- "Je m'en souvenais très bien, tu sais. Ma mère me répète de ne pas les fréquenter depuis la première fois où j'ai pris le chemin de l'école tout seul."
- "Mais nan, t'es con. J'suis pas ta mère. Moi, si j'avais été ta vieille, j't'aurais noyé à la naissance, et j'aurais coupé les couilles à ton vieux pour lui apprendre à pas m'faire des lardons comme toi ! Faut qu'tu t'souviennes plus tard que si tu t'tiens pas à carreau sur le pont, tu finiras ici."
Le vieux grincheux siffla la moitié de sa timbale, rôta, puis continua, satisfait de l'attention de son auditoire.
- "Ouais, j'disais, ici c'est là qu'finissent ceux qui s'grillent et peuvent plus naviguer. Chaque ivrogne que t'vois là, c'est l'histoire d'un échec. Pathétiques, tous. Tu vois les deux, là-bas ?"
Victor plissa les yeux en regardant dans la direction indiquée.
- "Le petit avec le paquet sur les genoux, et le costaud qui vient de se faire gifler par la serveuse ? Ceux avec le t-shirt avec les corbeaux ?"
- "Ouais, ceux-là. Ben le gringalet, un jour, il a été le bosco du Grog. Tous les deux, il y a 3-4 ans, ils ont réclamé au commandant leur arriéré de solde, et ils se sont fait débarquer. Ils avaient négocié pour se faire embaucher au double de solde sur le Casus Belli. Cabine personnelle, uniforme immaculé, y'avait même du personnel féminin. Ils ont mené la grande vie, mais le commandant de c'te rafiot, savait pas bien gérer son affaire. Ils se sont retrouvés un jour criblés de dettes, le navire saisi, et pfuit, plus de capitaine. Z'ont galéré, des p'tits boulots saisonniers à droite à gauche sur des machins qui volaient à peine, genre, le Khimaira, le Black Book... Et puis tout à coup..."
- "Quoi ? Il s'est passé quoi ?"
- "Leur rafiot d'origine, le Grog, a disparu. Il a cessé d'émettre, sans qu'on voit rien v'nir. Supernova ? Trou noir ? Aliens ? Mutinerie ? De temps en temps, on captait les signaux d'une balise de détresse, mais impossible de localiser la source d'signal. Les suppositions allaient bon train, et les journaleux sont v'nus les chercher. Ah, ça, ils ont eu leur heure de gloire, à se pavaner devant les caméras en racontant comment, à leur époque, ils avaient mené l'rafiot, comment quand ils sont partis plus rien n'était comme avant. Ils ont réussi à faire oublier qu'ils s'étaient fait foutre dehors avec une botte ferrée imprimée sur l'cul, pour faire gober qu'ils avaient pressenti que l'Grog, l'était mal géré. Mais samedi, le 8 mai..."
Le vieux forban marqua une pause, histoire de ménager ses effets. Le gamin était tellement captivé qu'il avala une gorgée de son verre. Tonio attendit qu'il ait fini de vomir pour continuer.
- "Le 8 mai, le Grog est rev'nu ! Mais quel vaisseau ! La vieille carcasse d'croiseur s'voit à peine, sous la nouvelle superstructure. Le carénage est profilé à t'couper une comète en deux rin qu'en passant à côté, les soutes pourraient contenir une planète entière, et l'équipage répond aux ordres comme des putains d'fourmis télépathes ou j'sais pas quoi ! Tout c'temps, c'était pour améliorer le vaisseau, ajouter des nouvelles options, et même refaire la peinture. Les deux losers, là, ça leur a coupé le sifflet. Aux infos, on voyait plus que les gens du Grog, tous les JT et les talk-shows ne parlaient plus que d'eux. Les deux corbacs ont disparu de la vie publique, tout le monde savait maintenant que c'était juste deux gros mythos qui avaient la poisse. Ils tiennent une colonne dans une pauvre feuille de chou, j'crois, mais plus personne ne les écoute. Ils regrettent bien d'avoir misé sur le mauvais canasson, maint'nant. Passque, tu sais, le paquet que le petit, là, il a sur les genoux ? Tu sais c'qu'il y d'dans, qu'il sort que quand il est seul ? Hein ?"
- "Non ? Quoi, Tonio ?"
- "Une casquette."
Guide du Rôliste Galactique
- "Euh, dis, Tonio..."
- "Ouais ?" Le vieux loup arrêta de reluquer la serveuse défraîchie qui venait de leur servir ce qui ressemblait à un cocktail d'urine et d'eau de vaisselle, et tourna son attention vers le mousse à peine pubère qu'il avait pris sous sa protection. Son regard se fit plus amène, quand il vit à quel point le gamin était intimidé par le lieu. "Qu'esse-tu veux m'demander ? Vas-y, tu peux tout m'dire."
- "Ben... Pourquoi on est là ?"
- "Passque c'est la meilleure bière de l'astéroïde, pardi !"
Victor regarda d'un air interdit le récipient ébréché qu'il avait éloigné de sous son nez pour pouvoir contenir ses hauts-le-coeur.
- "Je rigole, gamin. On est là pour que tu t'souviennes."
- "Que je me souvienne de quoi ? Je suis jamais venu ici !"
- "Nan, que tu t'souviennes plus tard. Qu'il existe des lieux comme ça, quoi."
- "Je m'en souvenais très bien, tu sais. Ma mère me répète de ne pas les fréquenter depuis la première fois où j'ai pris le chemin de l'école tout seul."
- "Mais nan, t'es con. J'suis pas ta mère. Moi, si j'avais été ta vieille, j't'aurais noyé à la naissance, et j'aurais coupé les couilles à ton vieux pour lui apprendre à pas m'faire des lardons comme toi ! Faut qu'tu t'souviennes plus tard que si tu t'tiens pas à carreau sur le pont, tu finiras ici."
Le vieux grincheux siffla la moitié de sa timbale, rôta, puis continua, satisfait de l'attention de son auditoire.
- "Ouais, j'disais, ici c'est là qu'finissent ceux qui s'grillent et peuvent plus naviguer. Chaque ivrogne que t'vois là, c'est l'histoire d'un échec. Pathétiques, tous. Tu vois les deux, là-bas ?"
Victor plissa les yeux en regardant dans la direction indiquée.
- "Le petit avec le paquet sur les genoux, et le costaud qui vient de se faire gifler par la serveuse ? Ceux avec le t-shirt avec les corbeaux ?"
- "Ouais, ceux-là. Ben le gringalet, un jour, il a été le bosco du Grog. Tous les deux, il y a 3-4 ans, ils ont réclamé au commandant leur arriéré de solde, et ils se sont fait débarquer. Ils avaient négocié pour se faire embaucher au double de solde sur le Casus Belli. Cabine personnelle, uniforme immaculé, y'avait même du personnel féminin. Ils ont mené la grande vie, mais le commandant de c'te rafiot, savait pas bien gérer son affaire. Ils se sont retrouvés un jour criblés de dettes, le navire saisi, et pfuit, plus de capitaine. Z'ont galéré, des p'tits boulots saisonniers à droite à gauche sur des machins qui volaient à peine, genre, le Khimaira, le Black Book... Et puis tout à coup..."
- "Quoi ? Il s'est passé quoi ?"
- "Leur rafiot d'origine, le Grog, a disparu. Il a cessé d'émettre, sans qu'on voit rien v'nir. Supernova ? Trou noir ? Aliens ? Mutinerie ? De temps en temps, on captait les signaux d'une balise de détresse, mais impossible de localiser la source d'signal. Les suppositions allaient bon train, et les journaleux sont v'nus les chercher. Ah, ça, ils ont eu leur heure de gloire, à se pavaner devant les caméras en racontant comment, à leur époque, ils avaient mené l'rafiot, comment quand ils sont partis plus rien n'était comme avant. Ils ont réussi à faire oublier qu'ils s'étaient fait foutre dehors avec une botte ferrée imprimée sur l'cul, pour faire gober qu'ils avaient pressenti que l'Grog, l'était mal géré. Mais samedi, le 8 mai..."
Le vieux forban marqua une pause, histoire de ménager ses effets. Le gamin était tellement captivé qu'il avala une gorgée de son verre. Tonio attendit qu'il ait fini de vomir pour continuer.
- "Le 8 mai, le Grog est rev'nu ! Mais quel vaisseau ! La vieille carcasse d'croiseur s'voit à peine, sous la nouvelle superstructure. Le carénage est profilé à t'couper une comète en deux rin qu'en passant à côté, les soutes pourraient contenir une planète entière, et l'équipage répond aux ordres comme des putains d'fourmis télépathes ou j'sais pas quoi ! Tout c'temps, c'était pour améliorer le vaisseau, ajouter des nouvelles options, et même refaire la peinture. Les deux losers, là, ça leur a coupé le sifflet. Aux infos, on voyait plus que les gens du Grog, tous les JT et les talk-shows ne parlaient plus que d'eux. Les deux corbacs ont disparu de la vie publique, tout le monde savait maintenant que c'était juste deux gros mythos qui avaient la poisse. Ils tiennent une colonne dans une pauvre feuille de chou, j'crois, mais plus personne ne les écoute. Ils regrettent bien d'avoir misé sur le mauvais canasson, maint'nant. Passque, tu sais, le paquet que le petit, là, il a sur les genoux ? Tu sais c'qu'il y d'dans, qu'il sort que quand il est seul ? Hein ?"
- "Non ? Quoi, Tonio ?"
- "Une casquette."
Guide du Rôliste Galactique
Moi, j'ai mon vieux t-shirt jaune qui me boudine.
RépondreSupprimerSouvenir, souvenir...
Ah, le jaune ! Petit joueur : moi j'ai encore le gris. :)
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