La psychologie des foules


Au spectacle des syndicats convoquant le ban et l'arrière ban, de la masse lycéenne en vadrouille et des pancartes à slogan, je me suis senti appelé par La psychologie des foules, un livre fondateur de la psychologie sociale. À l'annonce des chiffres contradictoires sur la participation aux cortèges, j'ai eu envie de connaître les rouages d'une manif. Comment ça fonctionne, un rassemblement d'individus. Surtout que l'ouvrage de Gustave Le Bon a la réputation d'avoir inspiré bien des dictateurs du siècle passé. Même Freud s'y réfère dans certaines publications, c'est dire.

Mais avant de parler du contenu du livre, il faut présenter son auteur. Ce bon Gustave est né en 1841 et est devenu un scientifique amateur. Il s'intéresse à un tas de sujets variés qui vont de la fumée de tabac à la luminescence invisible en passant par la civilisation des arabes. C'est un touche-à-tout. Il publie plus vite que son ombre. Et surtout, il est le produit de son temps, c'est à dire qu'il a une vision du monde bien tranchée où la race prédétermine bien des choses. Pour lui et ses semblables, l'homme occidental est supérieur aux autres, c'est tout. Il est également persuadé que l'éducation ne doit pas être imposée aux masses car elle produit des gens trop éduqués qui finissent par devenir anarchistes. Car s'il y a bien deux trucs que ce sacré Gustave ne peut pas blairer, ce sont les curetons et les socialistes.

Il faut donc lire La psychologie des foules en remettant le texte dans son contexte. Le livre parait en 1895, donc Le Bon analyse les foules à l'aune de son expérience historique : révolution française, Commune de Paris, Napoléon au pouvoir... Et sa grille de lecture est limitée par les idées de son temps : sans surprise, il compare le QI d'une foule à celui d'un sauvage ou d'un enfant et prétend que les foules sont aussi hystériques que des femmes. Et comme il est persuadé que la race décide de beaucoup de choses, on a très souvent plus l'impression de lire des brèves de comptoir qu'un livre scientifique. Avec nos yeux modernes, son discours pourrait facilement passer pour raciste mais en fait, Le Bon utilise le mot race dans un sens plus historique que biologique. Ça n'excuse pas tout, mais ça explique sa logique interne.

Et donc, que dit-il sur la foule ? En gros, qu'il y a un nivellement par le bas de l'intelligence dès que les hommes se rassemblent. En se fondant dans la masse, l'individu met de côté son sens critique et sa logique. Pire, la foule est hypnotisable, c'est à dire qu'elle se laisse facilement mener en bateau par certains grands idéaux et mots-clés qu'elle acceptent alors aussi facilement que des dogmes religieux. Pour peu qu'un tribun pas manchot lui dise ce qu'elle veut entendre, la foule est prête à se laisser massacrer pour une idée bien vendue. Selon Le Bon, la foule est même parfois victime d'hallucinations collectives, d'où une conclusion simple de Gustave : plus un évènement est attesté par un grand nombre de témoins moins cet évènement a des chances d'être véridique. Ensuite l'auteur explique à quel point les idées empruntent beaucoup à la foi religieuse : croire au socialisme demande autant de religiosité que de croire en dieu. S'en suivent quelques considérations sur certaines foules spécifiques comme les jurés d'assises, les électeurs et les parlementaires. Il en ressort principalement l'idée que ces assemblées en arrivent collectivement à des décisions que les personnes qui la composent n'aurait jamais acceptées à un niveau individuel.

Au final, c'est un drôle de livre car Gustave Le Bon est un drôle de penseur. Il a effectivement mis le doigt à l'époque sur quelque chose de nouveau en parlant de la soumission de la foule à un meneur et de la possibilité d'influencer la masse en choisissant des messages simples qui puissent être véhiculées par des images facilement assimilables par les gens. Ça reste totalement d'actualité : un slogan vide de sens vaut mieux qu'une démonstration intelligente. Là où ça pêche, c'est quand Le Bon s'embarque dans des considérations très personnelles. Il est ainsi persuadé que le Royaume-Uni est le meilleur pays car il fait changer ses institutions par d'infimes mesures plutôt qu'en proposant une refonte révolutionnaire qui consiste le plus généralement à mettre une couche de peinture neuve sur de vieilles institutions.

Gustave Le Bon est définitivement un drôle d'oiseau. Son style un brin paternaliste et colonialiste nuit énormément à ses concepts, mais il faut bien avouer qu'il a balisé un chemin nouveau à son époque.

Les possesseurs de liseuse numérique peuvent accéder au texte sur Wikisource et s'embellir l'âme tout en regardant défiler les cortèges et en se cogitant à ce paradoxe : même si tous les individus d'une foule avaient lu La psychologie des foules et compris les mécanismes collectifs qui l’assujettissent, cette foule n'en serait pas moins moutonnière.

Et inutile de chercher dans ce billet une quelconque apologie manifestatoire ou au contraire un appui réformiste, Hugin & Munin reste un blog littéraire (encore que, à titre personnel, Brassens a tout dit dans Le pluriel). D'ailleurs, les amateurs de Steampunk devraient lire les écrits de Gustave Le Bon car les pistons rouillés et la vapeur n'ont de sens que s'ils mettent en scène les enjeux sociaux de leur temps.

Commentaires

  1. Quel courage. Maintenant plus qu'à lire Tarde et tu auras les deux faces de la pièce.

    Un petit ouvrage passionnant sur le sujet est "Retour au meilleur des mondes" écrit par Huxley en 58; et notamment les chapitres V et VII. On peut trouver tout ça ici : http://sami.is.free.fr/Oeuvres/huxley_retour_au_meilleur_des_mondes.html

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  2. De ce que je comprends sur Wikipédia, Tarde a une vision criminelle de la foule alors que Le Bon reconnaît qu'elle est capable d'altruisme.

    Pour Huxley, j'avais parlé du meilleur des mondes dans un précédent billet, mais il faut que je lise la suite un de ces jours.

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  3. La fourmi est un animal intelligent collectivement et stupide individuellement; l'homme, c'est l’inverse.
    — Karl von Frisch, éthologiste

    J'ignore si von Frisch a réellement dit ça, mais l'observation me paraît judicieuse.

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  4. C'est pas la suite.
    Huxley écrit en 58 tout ce qu'il aurait du faire autrement s'il avait connu le nazisme, le stalinisme, et la publicité (et oui il joint les 3).

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