Ils ont de bonnes idées, chez Chaosium. Par exemple, faire un recueil de
scénarios et une anthologie de nouvelles sur les années 50, et les sortir
simultanément. Enfin, presque en même temps. Bon d’accord, à un an d’écart,
mais je ne crois pas qu’ils l’aient fait exprès.
Comme tout vient à point à qui sait attendre, les boyaux méphitiques de
Chaosium ont fini par expulser les deux ouvrages, qui méritent d’être examinés
ensemble. Disons-le tout de suite, à côté de courts moments de grâce, cette double
séance aura des petits côtés “double peine”.
Atomic-Age Cthulhu : le
supplément
Ce gros livret est surtout un recueil de scénarios terminé par un
chapitre de background d’une trentaine de pages. Notez que “gros” veut dire
“224 pages à la maquette franchement aérée, qui aurait pu être 30 % moins
épais s’il n’était pas en corps 12”. Comme souvent chez Chaosium, les
illustrations sont… bah, il y a eu pire dans la longue histoire du jeu de rôle.
Les scénarios, tous d’auteurs différents, sont très inégaux.
• This Village Was Made for
Us, de Christopher Smith Adair, marie banlieue proprette et toute neuve,
recherches nucléaires et une petite pointe d’horreur. À la lecture, il y manque
un poil de tension pour qu’il soit vraiment bien, mais ça peut sûrement
s’arranger à la mise en scène.
• TV Casualties, de Matt
Sanbor, m’a laissé sceptique au départ, mais à partir d’un thème peu
prometteur, et malgré une ou deux maladresses dans le développement, c’est une
réussite. Étrange, de penser qu’il fut un temps où on pouvait encore envisager
l’existence sans télévision…
• The Return of the Old
Reliable, d’Oscar Rios, traite de
l’exploration spatiale. Cette parodie assumée des films de SF des années 50 est
sans doute le meilleur scénario du recueil – en tout cas, c’est le mieux écrit,
avec le plus grand souci du détail, comme souvent chez Rios. Je crois que ça
vaut le coup de le dire : de tous les scénaristes appel-de-cthulhiens qui
ont émergé dans les années 2000, Oscar Rios est le seul que je considère comme
une valeur sûre.
• Forgotten Wars, de
l’ubiquiste Brian M. Sammons, est un scénario d’horreur militaire, où les
personnages incarnent l’équipage d’un tank pendant la guerre de Corée. Comme
toujours quand on donne des gros canons aux Investigateurs, l’opposition est à
la hauteur. À mon sens, il y manque un groupe de tankistes prétirés avec des
oppositions un peu tranchées pour générer un peu de conflits entre deux
canonnades. Tel quel, il risque de se résumer à une suite de combats.
• High Octane, de Tom
Lynch, n’a pas beaucoup d’intérêt. Le sorcier de service est aussi un horrible communiste, et pis
voilà, ce sont les années 50. À ce détail près, on pourrait être n’importe où
et n’importe quand.
• L.A. Diabolical, de Brian
Courtemanche, se déroule à Hollywood. Plutôt bien fichu, il souffre sans doute
d’un excès d’ambition par rapport à ses 27 pages. Avec un peu plus de place, il
aurait pu être très bon. Tel quel, il est un peu écrasé par endroits. Mais bon,
là encore ça peut se rattraper en jeu.
• Destroying Paradise, Hawaian
Style, de Michael Dziensinski, est le scénario “what the fuck ?” du
supplément. On y voit passer des sorcières nymphomanes et des Profonds
radioactifs, des bikinis, des surfeurs et des agitateurs communistes, sans
oublier un Grand Ancien et l’OTAN. Le résultat est marrant à lire, mais sans doute pas très jouable, ou alors en y rajoutant un groupe de catcheurs mexicains. Ce genre de truc
me fait toujours penser à la recette antigueule de bois des Lauriers de César – vous mettez dans une
marmite un poulet pas plumé, du savon, du miel, de la confiture, des rognons, du
piment et vous priez pour que le résultat ne tue pas le patient.
Le livret se termine par le chapitre de background. Surprise, il est excellent, un
modèle de clarté et de concision où l’on trouve… tout ce qu’on trouve dans ce
genre de chapitre : une chronologie, une liste de professions (dont
“chasseur de nazis” qui, pour autant que je sois concerné, suffit à me vendre
les années 50). Il lui manque une articulation entre le Mythe et la période un
peu plus forte que “c’est une époque de paranoïa, alors ça va pile-poil pour
Cthulhu”. Quelques lignes sur l’ambiance dans le reste du monde n’auraient pas
été mal venues non plus.
Atomic Age Cthulhu est un supplément correct,
avec plusieurs bons scénarios et un chapitre historique solide. Il pourra vous
rendre des services si vous voulez vous lancer dans une campagne dans
l’Amérique des années 50, mais il est un cran en dessous de ce qu’il aurait pu
être avec un plus gros travail d’édition.
(CHA 23122, environ 30 €)
Atomic-Age Cthulhu : le recueil de nouvelles
Cette anthologie, éditée par Glynn Owen Barrass et
Brian M. Sammons, accompagne le recueil de scénario du même titre (ou
est-ce le contraire ?). Ce sont des histoires courtes, entre dix et vingt
pages, qui jouent sur toutes les cordes du rêve américain des années 50… ah
non, pardon, qui jouent sur trois ou quatre cordes, toujours les mêmes :
les abris antiatomiques, la paranoïa anticommuniste et la paranoïa tout court.
Disons-le tout de suite, l’ensemble est moyen, mais ici et là, on trouve
quelques bonnes surprises.
• Bad
Reception, par Jeffrey Thomas, nous parle des horreurs de la télévision. Ce
n’est pas un chef-d’œuvre, mais c’est une histoire simple et carrée, qui se lit
comme le script d’un épisode de la Quatrième
dimension jusque dans sa chute. J’ai bien aimé.
• Unamerican,
par Cody Goodfellow, ouvre la longue série des nouvelles où l’ennemi est
davantage le gouvernement américain que les monstres indicibles. Des
scénaristes blackboulés, un agent du FBI cinglé et un twist final qui m’a
laissé froid.
• Fallout,
par Sam Stone, est la courte histoire d’un adolescent heureux, dans une
banlieue heureuse, qui fête son seizième anniversaire. Tout va tellement trop
bien que ça ne peut que mal finir, et en effet… Un détail de la fin m’a
surpris, et pour moi, ça suffit à racheter ce qu’elle a de prévisible.
• Eldricht
Lunch, par Adam Bolivar, fait intervenir beaucoup de choses et de gens en
dix pages, est difficilement racontable, et connecte le mythe de Cthulhu avec
un écrivain des années 50 qui n’a pas forcément grand-chose à y faire.
Foutraque, bordélique, un peu loupée, un peu réussie… étrange.
• Little
Curly, par Neil Baker, est une excursion par le programme spatial russe, où
l’on nous parle de ce qui est vraiment arrivé
à Laïka. Dans la petite moyenne.
• The Day the
Music Died, par Charles Christian, nous parle de rock’n roll, de Majestic-12 et de d’Elvis Presley comme arme
anti-Grands anciens. Elle souffre d’une fin foireuse du type « le
narrateur continue à écrire alors même qu’il est en train de mourir », le
reste tient debout si on n’y regarde pas de trop près.
• The
Terror that Came to Dounreay, par William Meikle, ressemble beaucoup à Little Curly, à ceci près qu’elle se
passe à l’Ouest et que le centre de l’intrigue est une centrale nucléaire au
lieu d’un cosmodrome. À part ça, c’est le même mélange de militaires bornés, de
« si vous ne trouvez pas une solution, on atomise tout » et de
phénomènes-z-étranges. Oubliable et déjà oubliée.
• The Romero
Transference, par Josh Reynolds, est la première des deux histoires du
recueil à s’intéresser à la Grand-Race de Yith dans un contexte militaire – on
finit par avoir l’impression qu’il n’y a plus de civils dans les années 50,
juste des militaires ou des agents du FBI. Elle n’est pas exceptionnelle.
Pourtant, je l’ai bien aimée.
• It Came
to Modesto, par Ed Erdelac, commence comme American Graffiti et finit salement. C’est une honnête réussite,
avec une pincée de sexe et un savant fou mais pas de militaires ou d’agents du FBI, ce qui suffit à la propulser parmi
mes préférées.
• Within
the Image of the Divine, par Bear Weiter, est un exercice de sadisme post-apo
à peu près gratuit, qui remporte d’assez loin la palme de la nouvelle la plus
loupée du recueil.
• Yellow
is the Color of the Future, par Jason Andrew… Comment pourrais-je détester
une nouvelle centrée sur une adaptation cinématographique du Roi en jaune réalisée par Ed
Wood ? Le face-à-face entre le réalisateur le plus nul de tous les temps
et l’entité la plus effroyable du Mythe donne lieu à une jolie scène de
comédie… mais c’est un davantage une variation sur le thème du paysan roublard
qui dupe le Diabe qu’une histoire d’horreur lovecraftienne.
• Fears
Realized, par Tom Lynch, nous fait faire un petit tour du côté de la Zone
51, avec un visiteur qui pourrait bien être Nyarlathotep et, une fois de plus,
une fin à base de bombardement nucléaire. Entre-temps, on a une débauche de violence
gratuite et pas grand-chose d’autre. Très oubliable.
• Professor
Patriot and the Doom that Came to Niceville, par Christine Morgan, se
déroule dans un univers où Cthulhu a remplacé les communistes dans le rôle de
la Grande Menace Contre le Mode de Vie Américain, où des films gouvernementaux
apprennent aux enfants à reconnaître le masque d’Innsmouth, et ainsi de suite.
Gentiment médiocre.
• Rose-Colored
Glasses, par Michael Szymanski, nous raconte comme un gérant de drive-in
découvre qu’une partie de sa clientèle est composée d’hommes-lézards vils et
fourbes. On va dire que c’est un produit de série (pas Z, mais au moins C ou D), et s'en tenir là.
• The
Preserved Ones, par Christopher M. Geeson, part du principe que ça y est,
les sirènes ont retenti, tout le monde file aux abris… mais qui est
l’ennemi ? Son développement contient quelques jolies scènes de bunker
qu’on croirait écrites pour la téléréalité. En revanche, j'ai trouvé que sa chute tombait lourdement à plat.
• Putnam’s
Monster, par Scott T. Goudsward, nous parle de biologie marine, de
radiations et d’animaux mutants, avec une apparition légèrement incohérente du
grand Cthulhu par là-dessus. Soit j'étais fatigué, soit elle n'est pas terrible.
• Operation
Switch, par Pete Rawlik, est la seconde nouvelle yithienne du bouquin, et elle
est nettement meilleure que The Romero
Transference. De loin l’un points forts de cet Atomic-Age Cthulhu.
• Names on
the Black List, par Robert M. Price, nous présente le sénateur McCarthy
dans ses œuvres : diriger une commission d’enquête parlementaire sur les
activités antihumaines. Elle est
courte, pas mémorable, mais réalisée avec toute la compétence que l’on attend de
Robert M. Price.
• The End
of the Golden Age, par Brian M. Sammons & Glynn Owen Barrass, clôt le
recueil sur une note positive. Cette fois, nos héros sont des agents du FBI
chargés d’enquêter sur des comics
potentiellement subversifs, dans le cadre de la mise en place de ce qui
deviendra la Comic Code Authority. Lente, sans surnaturel visible, elle
fonctionne mieux que la plupart.
La moisson est assez maigre. Eldritch Lunch, It Came to
Modesto, Operation Switch et The End
of the Golden Age tirent leur épingle du jeu. Bad Reception, Fallout, The Romero Transference, Yellow is the Color of the Future et Names on the Black List jouent en seconde
division mais restent lisibles. Les dix nouvelles restantes ne m’ont pas
passionné, mais ce genre de classement étant subjectif, vous y trouverez
peut-être votre bonheur.
(CHA
6053, environ 15 €)
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