Alan Turing: The Enigma de Andrew Hodges



La première fois que j'ai croisé le personnage d'Alan Turing c'était dans le Cryptonomicon de Neal Stephenson où il joue un rôle secondaire et (si mes souvenirs sont bons) largement fantasmé. Mais ça avait suffi à l'époque pour attiser une curiosité qui ne s'est vraiment déclarée que lorsque j'ai vu The Imitation Game. J'ai beaucoup aimé le film, comme je vous l'ai indiqué dans ces pages, mais on sentait fortement sa nature romancée et j'ai eu envie de me plonger dans la biographie qui a inspiré le film, Alan Turing: The Enigma de Andrew Hodges.

La première chose qu'il faut préciser c'est que l'auteur est mathématicien, et que si le livre n'en est pas moins conçu pour être accessible même à ceux qui n'ont pas une chaire de mathématiques à Oxford, la vulgarisation des concepts scientifiques tout au long du livre est de haut niveau. En d'autres termes, ce n'est pas le genre de bouquins qu'on lit comme on lirait les mémoires de Loana, allongé au bord de la piscine avec une piña colada dans l'autre main. Il m'a fallu trois grosses semaines pour venir à bout de ce livre.

Néanmoins, c'est un livre fascinant. Contrairement au film, cette biographie n'est pas centrée sur le travail cryptographique de Turing pendant la guerre (même si ça constitue évidemment un morceau important). L'axe central du livre c'est plutôt cette notion d'intelligence artificielle que Turing a sans doute été le premier à conceptualiser réellement. Contrairement à ce qui est communément admis il n'était pas le seul à la fin des années 30 à avoir décrit ce que pourrait être un ordinateur. Déjà Babbage au XIXè siècle avait décrit une construction mentale de ce que ce type de machine pourrait permettre et de son fonctionnement logique, mais les technologies de l'époque n'avait pas permis de surmonter les problèmes d'ingénierie de cette Machine Différentielle. Turing a fait partie de ceux qui ont permis cette avancée majeure qu'a été le fait de construire un ordinateur. Il était d'ailleurs de ces rares individus au milieu du siècle dernier qui passait outre sa formation intellectuelle pour s'intéresser à la mise en pratique de ses concepts.

Mais Turing était aussi un homme au ban de la société, à la fois de par son manque de compétences sociales et de par son homosexualité, parfaitement assumée (il ne s'est jamais pensé anormal ou malade, contrairement à ce que la lecture de l'homosexualité à l'époque pouvait suggérer) mais non moins difficile à vivre. La biographie de Hodges, si elle fait la part belle aux concepts et aux avancées scientifiques n'omet pas d'aborder ces aspects de sa vie personnelle qui, sans doute, ont largement influencé son travail.

Au-delà de l'intérêt de la vie de Turing elle même, j'ai beaucoup appris sur les concepts qui sous-tendent l'intelligence artificielle. Ca m'a fait comprendre (plus que le film qui en reprend pourtant le nom) ce qu'était ce 'jeu de l'imitation' de Turing, une question centrale de son mode de pensée, à savoir: même si on ne sait pas décrire exactement ce qu'est la pensée, si une machine peut l'imiter suffisamment bien pour qu'on en soit convaincu, alors c'est qu'elle pense.

En guise de conclusion, je reviens brièvement au film: il a été critiqué pour avoir largement romancé la vie de Turing, et à la lecture de la biographie, c'est une évidence. Néanmoins, je reste assez convaincu par la justesse du portrait de Turing dans Imitation Game, au-delà des petits et des grands aménagements. Aucun doute que la biographie est un point d'entrée autrement plus ardu pour comprendre Turing et l'importance de ses découvertes pour la science, aujourd'hui encore. Mais le film n'est pas un portrait (trop) trompeur.

Au final, et bien qu'ayant beaucoup apprécié ce livre, je ne le recommanderais pas à tout le monde. C'est une lecture assez ardue, et si le bagage mathématique nécessaire est limité, il vous faut à tout le moins un intérêt pour les questions de logique telles qu'abordée par Gödel, Wittgenstein ou Russel pour vraiment apprécier la chose.

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