Épisode 42
Numéro 16 de la collection NéO+ (1987)
Avertissement : ce billet
est un peu plus riche que d’habitudes en spoilers. Si vous souhaitez ne pas
vous gâcher trop de surprises, ignorez le paragraphe « Pourquoi c’est
décalé ».
En deux mots
Nous sommes à la mi-1942. Toby Jugg, ou
plus exactement le capitaine Sir Albert Jugg, de la RAF, a vingt ans. Pour lui,
la guerre est finie. Quelques mois plus tôt, son avion a été abattu, il a pris
une balle dans la colonne vertébrale est s’est retrouvé paraplégique.
Sa convalescence se déroule dans un
coin tranquille du pays de Galles, où la guerre est une rumeur lointaine, et où
il n’y a pas un nazi à des centaines de kilomètres à la ronde. Tout pourrait
aller bien, sauf qu’à chaque pleine lune, un
démon apparaît à sa fenêtre. Nuit après nuit, il s’efforce d’entrer, et
Toby sait que si le monstre y parvient, il perdra la raison.
Que faire ? En parler à son
infirmière ou à son tuteur ? Ils ne le croiront pas et risquent même de s’imaginer
que ses souffrances lui ont « dérangé le cerveau ». Partir ?
Pour aller où, et comment ? Et d’où sort ce démon, d’abord ?
En attendant de trouver des réponses à
ces questions, Toby Jugg tient un journal, dans l’espoir que cela l’aidera à ne
pas devenir fou…
Pourquoi c’est bien
Un huis clos où un héros infirme se bat
pour sauver son âme ? Rédigé par un auteur de thrillers professionnel spécialisé
dans la magie noire ? Et vous voulez savoir pourquoi c’est bien ?
En dehors de ses réelles qualités
d’atmosphère – angoisse, isolation et paranoïa – ce roman est une remarquable
étude en minimalisme. Toby Jugg est
incapable de se déplacer seul et ne peut pas compter sur son entourage. Comment
s’en tirer ? Comment ne pas être une proie facile ? À certains
moments, la différence entre la raison et la folie devient une simple question
de centimètres – les centimètres qui lui manquent pour attraper une lampe et
éclairer sa chambre.
C’est aussi quelque chose que je
n’avais pas encore vu chez Wheatley : un huis clos strict. En dehors d’une paire de retours dans le passé quand le héros évoque
ses souvenirs, toute l’action se déroule entièrement dans deux pièces, une
terrasse et un escalier. Il ne faudrait pas grand-chose pour qu’il soit
adaptable au théâtre.
Pourquoi c’est lovecraftien
C’est exactement aussi peu lovecraftien
que tous les autres Wheatley. Même s’il n’appartient pas à la série des
« mousquetaires modernes » dont je vous ai déjà parlé, la même
doctrine ésotérique lui sert d’ancrage occulte. On la découvre juste un peu plus
tard que dans les précédents romans, et par la voix d’un autre personnage.
Pourquoi c’est appeldecthulhien
Si je devais résumer le roman en
quelques lignes, ça donnerait…
« un
culte rendu à des créatures plus anciennes que l’humanité s’est infiltré dans un
mouvement politique. L’un de ses membres les plus en vue nourrit de sinistres
desseins, qui passent par l’invocation d’une entité inhumaine dont la vue rend
fou. Il prévoit quelque chose d’encore pire pour très bientôt… »
Est-il besoin d’en dire plus ?
Ce n’est pas tout à fait exploitable
tel quel : Toby Jugg est un héros solitaire, même s’il finit par se
trouver des alliés. Mais contrairement aux aventures du duc de Richleau et de
ses amis, le groupe brille par son
absence.
À ce détail près, vous pouvez reprendre
le scénario tel quel, moyennant sans doute un petit coup de brosse pour le
débarrasser de ses références à une actualité périmée…
Pourquoi
c’est décalé
En effet, Toby Jugg le possédé[1]
est aussi un excellent exemple du danger qu’il y a à écrire des livres de
circonstance : ils vieillissent mal. Même si son action se déroule en
1942, il a été écrit en 1948, au moment où le Rideau de fer descendait sur
l’Europe de l’est et où les travaillistes s’occupaient de mettre en place un État-providence
en Grande-Bretagne.
Pour Wheatley, ces deux phénomènes n’en
faisaient visiblement qu’un, les travaillistes étant décrits comme une bande d'utopistes divisés entre farfelus incompétents et manipulateurs communistes, l’échec
inévitable des premiers devant paver la voie à la prise de pouvoir par les
seconds.
Entre deux nuits de cauchemar, Toby
Jugg consacre donc des pages à la politique, et plus précisément aux horreurs
de l’impôt sur le revenu, aux méfaits d’une éducation sans sport obligatoire ou
service religieux le dimanche, ou encore au scandale que constitue
l’éligibilité des naturalisés au Parlement…
Et comme il est là pour servir de
porte-voix à Wheatley, dans le contexte du livre, Jugg a raison. Son entourage est bel et bien noyauté par des agents
communistes qui, par-dessus le marché, sont satanistes. Car Satan, comme chacun
sait, tire les ficelles du communisme, dont l’expansionnisme et la doctrine
athée lui facilitent la tâche. Vers la fin du roman, le méchant sorcier nous explique
même que comme Satan a le sens de l’humour, il s’est arrangé pour que la Fête
du Travail soit célébrée le 1er mai, pour son anniversaire (car il
est né lors de la nuit de Walpurgis, comme chacun sait).
Presque soixante-dix ans de distance,
dont bientôt trente depuis la chute du Mur, cet arrière-plan politique n’a plus
aucune prise dans le réel, alors qu’il marchait encore un peu la dernière fois
que je l’ai lu, à la fin des années 80. Aujourd’hui, selon vos sensibilités, vous le trouverez
ridicule, sans intérêt, voire offensant. Mon conseil : passez dessus, le
roman marche sans.
Bilan
Aussi barré que les Wheatley orientés « action et
aventure », Toby Jugg le possédé
est beaucoup plus intériorisé et tourné vers l’horreur classique.
L’obsolescence dont souffre son versant politique constitue un intéressant
rappel : l’horreur est une constante
de l’histoire humaine alors que la politique n’est qu’une variable[2].
[1] Le titre anglais, The Haunting of Toby Jugg, nous parle d’une hantise, mais absolument pas d’une possession. J’en profite pour signaler que la traduction elle-même
se lit bien, à condition d’apprécier les subjonctifs…
[2] Mais quand même, un petit démon ricaneur me pousse à m’interroger
sur ce pourrait donner un roman où une épigone de Nadine Morano serait persécutée
par un djinn actionné par des conspirateurs islamo-facistes.
Commentaires
Enregistrer un commentaire