Cette anthologie de Glynn Owen Barrass se
concentre sur le Roi en Jaune et l’œuvre de Robert W. Chambers, un prédécesseur
de Lovecraft. Pour des raisons qui échappent à la rationalité, mais qui ont
sans doute à voir avec August Derleth, Chambers s’est retrouvée annexé au
« mythe de Cthulhu », une structure qui a l’estomac solide et la
capacité de digérer n’importe quoi, quitte à le dénaturer. Dans les années
1900, Chambers écrivait du fantastique impressionniste et symboliste un peu
déroutant, mariant l’effroi à une pointe de poésie. Essayez d’injecter ça dans
l’espèce de bétonnière à concepts qu’est devenue la fiction lovecraftienne,
vous aurez forcément de la perte…
Et en effet, de nos jours, l’histoire-type « chambersienne »
n’a plus grand-chose à voir avec ce pauvre Robert W. Il y est question de
l’irruption de forces cosmiques hostiles-qui-rendent-fou par l’intermédiaire d’une
pièce de théâtre intitulée Le Roi en
jaune, représentée par des dupes et mise en scène par un sectateur. Ajoutez
à cette base un lac, un nombre de lunes anormal dans le ciel, un bal masqué,
des étoiles noires sur fond blanc, un étranger blafard, les noms
« Carcosa » et « Hali[1] »,
et vous avez tous les ingrédients d’une recette quasiment ISO-normée, qui a
servi à produire pas mal de scénarios de jeu de rôle, parfois excellents, et
des tonnes de nouvelles, épisodiquement bonnes[2].
L’une de mes attentes, en achetant cette
anthologie sur la foi de critiques flatteuses, était de trouver des histoires
qui s’écarteraient de tout ce bazar et retrouveraient un écho du style de
Chambers. Raté. Les marqueurs énoncés au paragraphe précédents sont tous là,
fusionnés avec la progression classique d’un récit lovecraftien : on sait
dès la première ligne que le protagoniste va mal finir, et il ne reste plus
qu’à le regarder s’enfoncer.
Cela dit, même déçu, je reconnais que ces nouvelles
sont souvent de qualité.
• The
Harpies of Carcosa, de W.H. Pugmire, m’a donné de sérieux espoirs pour la
suite : cette histoire courte s’approche du côté inquiétant et nébuleux de
Chambers, une veine dans laquelle Pugmire se sent visiblement à l’aise. Cette
hirondelle n’a pas fait le printemps, hélas.
• The
Viking in Yellow, de Christine Morgan, chronique un raid viking pas tout à
fait comme les autres. De bonnes idées et de jolies images, mais on a quand
même l’impression que toute la nouvelle a été construite autour du jeu de mots
qui lui sert de titre. Avec un petit peu plus de souffle et un poil de
créativité en plus, elle aurait pu être très bonne.
• Who
Killed the King of Rock and Roll, d’Edward Morris, lie le Roi en Jaune et
Elvis Presley selon des modalités qui me parlent assez peu. Il faut sans doute
connaître la carrière d’Elvis pour l’apprécier, mais comme ce n’est absolument
pas mon cas, je suis passé à côté.
• Masque
of the Queen, de Stephen Mark Rainey, est l’histoire-type dans toute sa
splendeur, celle d’une actrice engagée pour jouer dans Le Roi en jaune. Comme il se doit, la pièce est incompréhensible,
les acteurs sur les nerfs… et les choses se gâtent à la fin. La chute m’a
rappelé l’ouverture de mon propre Septième
chant[3],
ce qui me la rend plus sympathique qu’elle ne devrait sur la base de ses seuls
mérites.
• Grand
Theft Hovercar, de Jeffrey Thomas, se déroule à Punktown, une immense cité
située sur une autre planète, dans un avenir mal défini. Nous suivons
l’histoire désolante d’un petit employé qui se distrait de son boulot de merde
en jouant à Grand Theft Hovercar, un
genre de Second Life mâtiné de World of Warcraft, en plus immersif. Et
bien sûr, il y a un virus dans le programme. Jaune, le virus.
• The
Girl with the Star-Stained Soul, de Lucy A. Snyder, est le deuxième volet
des aventures d’une certaine Penny Farrel. À en croire le résumé qui ouvre la
nouvelle, elle vient tout juste d’échapper à des sectateurs de Yog-Sothoth lorsque
le Roi en jaune se penche sur son cas. J’imagine que la prochaine fois, elle
aura des démêlés avec Nyarlathotep… Je crains fort que ça ne soit le début
d’une longue série qui, vu le niveau de cet épisode, menace d’être l’analogue
cthulhien des Martine.
• The
Penumbra of Exquisite Foulness, de Tim Curran, est racontée du point de vue
d’une folle – une folle qui s’est intéressée de près au Roi en jaune, et qui le paye cher, pendant des années. Je l’ai bien
aimée : elle consacre plus de place à la démence qu’à la quincaillerie extra-dimensionnelle,
et c’est sans doute la bonne focale pour traiter du sujet.
• Yield,
de C.J. Henderson, est un assez court dialogue intérieur entre quelqu’un qui en
a trop vu et ses voix qui lui ordonnent de céder – mais de céder à qui, ou à
quoi, et d’ailleurs, qu’a-t-il vu ? Perplexe, je lui décerne le prix
« what the fuck ? » du recueil.
• Homoepathy,
de Greg Stolze, oscille entre horreur et comédie, sur une base
séduisante : et si une exposition limitée au Roi en jaune pouvait guérir les victimes de traumatismes en les
aidant à modifier leurs souvenirs ? Bien sûr, cette thérapie prometteuse
souffre de quelques légers défauts de jeunesse. Pour le coup, on est aussi loin
de Lovecraft que de Chambers : Stolze fait du Stolze, et c’est bien.
• Bedlam
in Yellow, de William Meikle, est une curiosité : une aventure de Carnacki, où le grand-papa victorien de tous les investigateurs de l’occulte
enquête sur une hantise à l’asile de Londres. Les marqueurs hogdsoniens s’ajoutent
aux marqueurs chambersiens pour composer une histoire sympathique, vite lue, à
laquelle il manque peut-être un paragraphe ou deux d’explications
pseudo-techniques sur le fonctionnement du pentacle électrique pour être complètement
raccord avec le corpus carnackien.
• A
Jaundiced Light at the End, de Brian M. Sammons, revient à notre époque, et
nous met dans la peau d’un volontaire d’une ligne antisuicide qui commence à
recevoir des appels anormaux. La fin
est un poil grand-guignolesque, mais tout à fait logique, et le reste
fonctionne très bien, tout en illustrant le paradigme du « ne vous
demandez pas si ça va mal finir pour
le héros, cherchez comment ».
• The
Yellow Film, de Gary MacMahon, démarre de manière très prometteuse par la
recherche d’un film inspiré par le Roi en
jaune qui aurait été tournée par les pensionnaires d’un hôpital psychiatrique
pendant le siège de Sarajevo. Malheureusement, il ne faut que quelques pages
pour qu’on dégringole d’un remake de la Neuvième
Porte à une désolante scène de sacrifice humain qui sonne comme un aveu
d’impuissance, du type « Je ne sais pas comment finir mon histoire, alors
je livre mon héros à un nain lubrique armé d’un scalpel et ça ira bien ».
• Lights
Fade, de Laurel Halbany, est une seconde itération de
l’histoire-type : une troupe théâtrale 100 % féminine s’échine à répéter
la dernière pièce d’un reclus génial, lequel envoie des textes
incompréhensibles par petits bouts. Elle contient des éléments attachants et,
en définitive, je la préfère à Masque of
the Queen.
• Future
Imperfect, de Glynn Owen Barrass, pourrait être du Delta Green. Le gouvernement américain a pris contact avec
« les Carcosans » et met en place un flux d’échanges : des condamnés
à mort contre des… trucs à l’utilité imprécise mais que des spécialistes
étudient dans l’espoir qu’ils puissent être exploités pour le bien des
États-Unis. Et bien sûr, ça dérape, vite et salement. C’est carré, bien fichu,
mais considéré sous l’angle du matériau original, c’est comme si quelqu’un
avait chargé Tom Clancy de réécrire Le
bateau ivre.
• The
Mask of the Yellow Death, de Robert M. Price, marie le Roi en jaune et Le masque de
la Mort rouge d’Edgar Poe. Si je vous dis que ces noces épouvantables sont
célébrées à l’occasion d’une gigantesque partouze organisée pour le 90e
anniversaire d’un clone d’Hugh Hefner, dans un manoir plein à craquer de célébrités,
vous aurez une idée du niveau de sérieux de la chose. On sourit, on apprécie,
et on passe à la suite.
• The
Sepia Prints, de Pete Rawlik, se déroule à Paris en 1919. La couleur locale
est appliquée de manière un peu maladroite, mais bon, on ne va pas s’énerver
pour si peu. Reste une petite histoire sans beaucoup de jus, qui tourne autour
d’une représentation du Roi en jaune qui
se serait déroulée dans les sous-sols de l’opéra en 1899. L’ensemble a les
ambitions et l’efficacité d’un petit scénario de jeu de rôle.
• Nigredo,
de Cody Goodfellow, se barre dans plusieurs directions différentes avant de
reprendre forme à la fin. Un culte fondé sur la littérature. Un déprogrammeur
qui joue les chiens dans un jeu de quille. De la drogue. Une « Pièce
française » jamais nommée[4].
Des souvenirs réécrits. Au bout du compte, un authentique succès, qui montre
qu’il y a encore moyen d’aller gambader dans l’étrange si on accepte d’ignorer
l’appel des structures bien établies.
• MonoChrome,
de T. E. Grau, offre une conclusion apocalyptique au recueil : la
population de Los Angeles bascule dans la folie et monte une représentation du Roi en jaune qui, pour ce qu’on en
comprend, marquera la fin de la civilisation. Je n’ai pas adhéré un instant,
mais j’apprécie la touche de grand spectacle.
Si je devais désigner une paire de favoris, ce
serait Homeopathy et Nigredo, mais la plupart des autres sont
d’un niveau très honorable, même si elles manquent du grain de folie que je
cherchais.
Anthologie de Glynn Owen Barrass, Celeano
Press, 350 pages, environ 15 euros
[1] Tous deux piqués à Ambrose Bierce.
[2] Et qui trouve son origine dans les scénarios de Keith Herber et
Kevin Ross (ce dernier a également dessiné la version du Signe jaune que l’on
retrouve partout, désormais). On est dans le cas où le jeu de rôle a influencé
la littérature.
[3] Oui, j’ai aussi joué avec ces briques-là. Il faudra que je refasse
quelque chose avec, d’ailleurs, un de ces jours.
[4] Ce nom, qui en fait le pendant de la « Pièce écossaise »
de Shakespeare, est une trouvaille en soi.
"...c'est comme si quelqu'un avait chargé Tom Clancy de réécrire Le bateau ivre" : mon commentaire ne prétend à aucune valeur ajoutée, je voulais juste dire que j'aime beaucoup cette formule. C'est assez intéressant qu'elle puisse s'appliquer à la nouvelle signée de l'anthologiste... mais ça prouve qu'il sait choisir hors de son propre style.
RépondreSupprimerTu connais New Tales of The Yellow Sign de Robin Laws? La, il y vraiment le grain de folie qui vire au surrealisme.
RépondreSupprimerAh non, je ne connaissais pas, je le note.
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