Stygian
Fox est une nouvelle maison d’édition qui va publier des suppléments à Call of Cthulhu (7e édition),
sous licence Chaosium. The Things we
Leave Behind, son premier recueil de scénarios, s’est fixé un cahier des
charges ambitieux : des scénarios « for mature
gamers », avec des thématiques plus dures que ce qui se fait d’habitude, et situés à l’époque moderne plutôt que dans les années 20.
Pour
évacuer le moins intéressant en premier : le livret fait 140 pages (135
utiles, le reste est de la pub et une liste des participants au Kickstarter).
Le papier est plutôt fin et la couverture très souple, ce qui le rend
relativement fragile. Les illustrations sont plutôt sympas, les plans très bien
faits. Les aides de jeu, bien réalisées, ne sont pas reprises en fin de
recueil.
Par
ailleurs, les quadragénaires de l’assistance noteront que ce livret est écrit
petit, avec des marges réduites à leur plus simple expression (moins d’un
centimètre de chaque côté). On n’est pas volé sur la quantité, loin de là, mais
du coup, la lecture sur pdf en grossissant les caractères s’avère plus
confortable que la lecture papier.
Fin de
la séquence « un vieux parle à des plus tout jeunes », passons à la
revue de détail.
Ladybug, ladybug, fly me away, de Jeffrey
Moeller (25 pages)
Qui
a kidnappé la petite Regina Balfour, 5 ans ? Les investigateurs sont, au
choix, des policiers, des agents du FBI ou des détectives privés engagés par
les parents. En tout cas, il faut la retrouver et vite : elle est très
malade, et sans ses médicaments, elle ne vivra que quelques jours. Conçu comme
une enquête policière exploitant à fond les ressources de la technologie du XXIe
siècle, Ladybug y rajoute une couche de
surnaturel inhabituel qui le rend jouable en dehors de L’Appel de Cthulhu. J’ai beaucoup aimé le mélange d’horrible et de
trivial, et la manière dont l’auteur s’arrange pour que très vite, les
investigateurs ne sachent plus sur quel pied danser.
• Avec ou sans Cthulhu : il y a des
références au mythe, mais ce scénario est jouable très facilement avec d’autres
systèmes.
• À faire jouer si : vous aimez FBI Porté disparu et les séries télés
américaines.
• À ne pas faire jouer si : vous
êtes mal à l’aise quand il y a une Alerte enlèvement à la télé.
Forget me not, de Brian M. Sammons (25 pages)
Blessés,
traumatisés et amnésiques, les membres du groupe reprennent leurs esprits dans
un van accidenté. Que leur est-il arrivé et pourquoi ? L’auteur part du
principe que les personnages sont une équipe de tournage, en ville pour tourner
un documentaire sur une maison hantée, mais d’autres approches sont possibles.
Le démarrage est excellent, et le développement plein de bonnes idées mais pas
forcément simple à mettre en scène. Quant à la fin, elle reste à écrire… et
assurer une conclusion autre que « vous mourrez tous dans d’horribles
souffrances » sera probablement plus difficile que d’habitude. Ce type de
« rétroscénario » est rare, mais pas inconnu dans la gamme, et ce spécimen
est une réussite.
• Avec ou sans Cthulhu : plusieurs
marqueurs sont bien en évidence, à commencer par un monstre qui a déjà figuré
dans plusieurs scénarios. Plutôt avec, donc.
• À faire jouer si : vous êtes porté
sur l’horreur viscérale à la Clive Barker.
• À ne pas faire jouer si : vous
êtes mal à l’aise avec les viscères.
Roots,
de Simon Brake (27 pages)
La
fille d’un couple d’amis proches des personnages vient tout juste de fuguer. Il
faut la retrouver avant qu’il ne lui arrive malheur ! Et donc, en voiture
pour faire le boulot de la police locale (qui ne bouge guère, parce que la
gamine n’a pas été enlevée et qu’elle aura 18 ans dans quelques jours).
L’enquête n’est pas vraiment le propos de ce scénario, qui envoie très vite les
gentils investigateurs dans tout un tas d’ennuis fatals. Roots brasse archétypes, mythologie, sexe et mort, formant un
cocktail à la fois puissant et malsain. Pour le coup, je peux comprendre la
petite étiquette « joueurs adultes » sur la couverture. À côté de Roots, 99 % des scénarios publiés
ressemblent à Martine lit le Nécronomicon.
Au fait, combien de fois avez-vous avez lu le mot « sperme » dans un scénario
de jeu de rôle ?
• Avec ou sans Cthulhu : les
références sont présentes, mais faciles à gommer, jouable avec autre chose sans
difficulté.
•
À faire jouer si : vous
avez envie de sortir des sentiers battus[1].
• À ne pas faire jouer si : vous
n’êtes pas à l’aise avec le sexe ; si vous êtes du genre à infliger vos
fantasmes à vos joueurs.
Hell
in Texas, de Scott Dorward (15 pages)
Une
Église ultraconservatrice installée dans un patelin du Texas rachète une
vieille maison pour en faire une « hell house ». L’endroit permettra
à ses paroissiens de découvrir pour une somme modique les horreurs de
l’avortement, de l’homosexualité et autres perversions antichrétiennes, au fil
de saynètes qui auraient donné une érection au (peu) regretté Jack Chick. Là-dessus,
l’une des bénévoles chargées de l’aménagement des lieux se tranche la gorge
avec un cutter après avoir rédigé une note incohérente qui peut se résumer à
« Satan m’habite ». Hell in
Texas a un gros point fort : il propose un décor complètement martien
pour les lecteurs européens. Le phénomène des hell houses est réel, et l’auteur nous fournit obligeamment
quelques références sur le sujet. Moins riche et complexe que les trois
précédents, il assurera quand même une ou deux bonnes soirées de jeu.
•
Avec ou sans Cthulhu : au fond,
le méchant pourrait aussi bien être Satan. Ou un poltergeist. Ou rien, si vous
avez envie de fantastique expliqué. Adaptable à autre chose sans difficulté.
• À faire jouer si : vous avez une
âme d’anthropologue.
• À ne pas faire jouer si : vous
êtes du genre à vous réjouir de la mort de gens… eh bien, pas exactement antipathiques, mais pas franchement du genre
avec qui vous partiriez en vacances non plus.
The
Night Season, de Jeffrey Moeller (22 pages)
Robert
Horn, un lycéen d’Anchorage, en Alaska, s’est suicidé il y a treize ans, sans
raison apparente. Ses parents engagent les investigateurs pour refaire
l’enquête, dans l’espoir de comprendre enfin… Ce scénario très atypique organise
une collision violente entre un versant particulier du mythe de Cthulhu et un
pan de la culture geek. Le résultat ne ressemble que d’assez loin à un scénario
« normal ». Enfin si, au début. Mais le vernis s’écaille vite. En le
lisant, il y a eu des moments où je me disais « bon, c’est comme
d’habitude », mais deux paragraphes plus loin, je passais soudain en mode
« non, sans déconner ? »
Sans
que ce soit aussi sensible que dans Roots,
il présente un arrière-fond sexuel qui peut
être délicat à manipuler. Mais c’est mineur par rapport aux deux grosses
difficultés de ce scénario. Avant le
jeu, il faudra trouver de nombreuses références communes entre le Gardien des
arcanes et les joueurs, bien au-delà de l’habituel « alors c’est un film
d’épouvante… » Et en jeu, le
Gardien doit les mettre en scène en les inscrivant sur un fond d’horreur. Mal réalisé,
ça risque de ressembler à un mauvais épisode de Castle[2].
Ou pire, de déraper vers du Toon.
Bien géré, en revanche, ça peut dépoter.
•
Avec ou sans Cthulhu : les
liens sont tissés plus subtilement que d’habitude, mais ils sont profonds.
Difficilement adaptable sans chirurgie.
• À faire jouer si : vous êtes un
geek avec une culture de geek et que vous avez envie de l’étaler.
•
À ne pas faire jouer si : vous
n’aimez pas les mélanges ; vous tenez à une fin heureuse.
Intimate
Encounters, d’Oscar Rios (13 pages)
Ce
court scénario se déroule dans une ville non spécifiée, et place les
investigateurs face à un « tueur en série » qui n’en est pas un. Oui,
comme d’habitude. Il ne repose pas sur une idée particulièrement originale,
mais il est bien écrit, contient toutes les informations qu’il faut là où il
faut et m’a donné envie de jeter un coup d’œil à ses sources d’inspiration. En
revanche, il ne m’a pas donné envie de le faire jouer, parce que… eh bien,
parce qu’il y en a plein d’autres, des comme ça. Passer en fin de recueil,
après quatre très bons scénarios, ne l’aide pas. Dans un recueil Chaosium de la
basse époque, je l’aurais sûrement trouvé excellent, mais la barre est bien
remontée, ces dernières années.
• Avec ou sans Cthulhu :
transposable sans peine dans n’importe quel jeu d’horreur.
• À faire jouer si : vous avez
besoin d’un scénario contemporain, carré, efficace et sans Delta Green.
•
À ne pas faire jouer si : pas
de contre-indication.
The Things we Leave Behind atteint-il son
objectif ? À mon avis, oui, largement.
Ladybug, Forget
me not et Roots frappent fort et
juste. Les deux premiers détournent avec brio les clichés des scénarios
cthulhiens traditionnels, le troisième tape dans quelque chose de plus primitif.
The Night Season évolue dans une
classe à part, mais qu’on l’aime ou qu’on le déteste, il mérite d’être lu. Hell in Texas et Intimate Encounters sont un petit cran en dessous, le premier parce
qu’il est un peu prévisible et le second parce qu’il aurait mérité d’être plus
développé, mais ils restent quand même dans la très bonne moyenne des scénarios
de L’Appel de Cthulhu.
Conclusion ?
Je vais suivre la production de Stygian Fox.
[1] Je ne lui trouvé qu’un précédent : La Danse du bouc, un de mes bébés, paru
dans Casus en 2015. Mais Roots est plus ambitieux, plus long et mieux
développé.
[2] Et quatre ou cinq joueurs lambda seront forcément
plus lourds et cabotins que Nathan Fillion. Un peu. Sans doute. Le jury en débat encore.
A-t-on un espoir que ce recueil puisse être traduit par Sans Detour ?
RépondreSupprimerAucune idée, mais ce serait cool.
RépondreSupprimerExtrèmement alléchant ! A combiner avec une adaptation des Channel Fear d'Yno qui me tentent bien aussi pour un petit hack Cthulhu contemporain...
RépondreSupprimerMerci pour la critique!
RépondreSupprimerJe suppose qu'on peut les transposer sans trop de travail dans Kult ou Unknown Armies....
Dispo en hardcover aussi: http://www.drivethrurpg.com/product/191250/The-Things-We-Leave-Behind?hot60=1&src=hgrs
RépondreSupprimerMerci pour la critique! 😉
RépondreSupprimerouep ça donne envie !
RépondreSupprimerJe commence à me dire que ces scénarios seraient peut-être adaptables à Esoterrorists... Merci pour l'idée et l'analyse détaillée!
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