Tu es en
1992. Les adultes ne parlent que du traité de Maastricht. Quand tes parents causent
politique, c’est pour fustiger Henri Krasucki ou Pierre Bérégovoy. Au lycée,
tout le monde parle des JO d’Albertville. C’est une période qui envoie du rêve :
procès du sang contaminé, fermeture de la Cinq, non-lieu pour Paul Touvier,
effondrement de la tribune de Furiani… Bizarrement, t’as besoin d’ailleurs.
Le club de
jeu de rôles te permet justement d’utiliser cette zone de ton cerveau que l’école
ne stimule pas. AD&D, Shadowrun, Warhammer, Bloodlust… Chaque MJ du club a
SON jeu, un truc bien à lui qui le définit aux yeux des autres. Untel, c’est le
MJ de Runequest, y’a que lui qui a le droit de lire les bouquins, il ne
viendrait à l’idée de personne d’autres d’acheter la boite de base ou de
prétendre vouloir en maîtriser les codes. Toi, par exemple, tu étais le MJ de Paranoïa
et de Hurlements, c’était ta chasse gardée. C’était des jeux géniaux, mais pas…
totaux. Le MJ de Vampire, il était le dépositaire d’un univers-jeu. Un truc
encyclopédique. Un monde en soi. Et toi, tu es à la recherche de ce qui sera
ton étiquette rôliste, le jeu qui va te structurer. Et tu donnes sa chance à un
livre de base, pas à une gamme déjà bien établie. Le jeu vient de sortir, tu
sais pas trop de quoi ça parle, mais la critique dans Casus t’a convaincu :
Nephilim ça sera. Un des adultes du club qui fait ses études à Lyon en semaine
se charge de l’acheter et de te le rapporter dans ta petite sous-préfecture.
Et boudiou,
le livre est compliqué, de prime abord. Il cite des groupes de musique que tu
ne connais pas. Toi, t’es du genre Jean-Jacques Goldman ou Synthétiseur volume 1d6.
Mais bon, t’essayes. 666 d’Aphrodite’s Child ? Pourquoi pas. Bon, tu galères à
trouver du Field of the Nephilim à la bibliothèque municipale. Mais quand sous
le préau du lycée, tu demandes timidement à des mecs qui écoutent du Clan of Xymox
dès le petit-déjeuner s’ils pourraient te faire écouter du Dead Can Dance, les gonzes
te regardent autrement. Ils commencent à te filer des K7 avec écrit This Mortal
Coil dessus. C’est… différent. Mais punaise, ça colle parfaitement à ton état d’esprit
adolescent. Plus que le sega et le maloya que ton père écoute. Et ce n’est pas
que la musique : le jeu cite un certain Umberto Eco, alors tu t’y essayes.
Tu t’arraches les cheveux sur les citations non traduites du Nom de la rose,
mais t’es harponné par ce roublard de turinois.
Mais le jeu
en lui-même ? Génial. On y incarne des immortels qui font de la magie et qui
luttent contre des Templiers qui ont des épées maudites. C’est Highlander. C’est
Indiana Jones. C’est… compliqué à expliquer aux autres joueurs. Forcément, tu
as du mal à leur faire comprendre que leur personnage est en quête intemporelle
de Sapience pour atteindre une sorte d’illumination intérieure. Ce ne sont pas
de mauvais bougre, mais quand tu leur proposes de jouer, le premier PJ qui est
créé, c’est un Pyrim incarné dans un ninja. Ils jouent à Nephilim comme ils
jouent aux autres jeux : pour se défouler. Toi, le jeu te montre autre
chose, il t’incite à lire des bouquins sur l’alchimie, la kabbale, les cathares
et tout un tas de sujets connexes, mais tu peines à transmettre cette passion
qui t’anime. Ils te déçoivent. Tu te déçois. Il te faudra longtemps avant d’arriver
à trouver des joueurs réceptifs à cette ambiance occulte. Car malgré tes échecs
à répétition, tu suis fidèlement la gamme. Tu lis chaque supplément avec
délectation. Chaque bouquin t’amène ailleurs et t’intéresse à des sujets
variés. D’ailleurs, ça teinte ta culture générale de drôles d’accent. Tu sais
des choses que tes comparses lycéens n’auraient pas idée d’apprendre. Tu connais
le fonctionnent d’un astrolabe. Tu peux citer le nom des Sephirot. Tu sais
faire la différence entre un bogomile et un nestorien. Et oui, c’est pas ça qui
t’aide à draguer, c’est sûr.
Tu finiras
par maîtriser le Souffle du Dragon, la campagne mythique qui se déroule en
Bretagne. Des étoiles dans les yeux. Des situations variées, une chouette
ambiance occulte de terroir, du mythe arthurien… Une fierté. Et à la veille de
quitter ta petite ville de province, tu maîtriseras aussi Selenim, l’encore
plus mythique campagne signée d’un certain… Tristan Lhomme. Ça sera plus qu’une
campagne, pour toi, ça sera un rite de passage. En les embarquant dans cette
histoire étrange, tu démontreras à tes collègues que tu es prêt pour l’étape
suivante de ta vie (la fac, la grande ville et tout ce qui va avec).
Évidemment,
l’université, c’est le moment de la seconde édition. Là, fini les bourrins qui
veulent uniquement cartonner du Templier au fusil à pompe, tu te retrouves avec
des gens épris de beau jeu. Tu refais jouer les campagnes classiques (tu finis
même par partir en vacances en Bretagne pour visiter un à un les lieux du
Souffle), tu t’en donnes à cœur joie. Tu as même internet, alors tu t’inscris à
la mailing list Yahoo du jeu. Les auteurs sont à portée de clic. Tu trouves des
tas de fans comme toi qui ont été marqués par ce jeu. Vous échangez. Vous
finissez chacun de vos courriels par « In Agartha Credo ». La légende
veut même que votre ML soit très vaguement surveillée par les RG tant vos
échanges sont parsemés de mots-clés qui font réagir les systèmes de
surveillance. Tu as tout les suppléments parus. Tu obtiens même une dédicace de
Tristan Lhomme (sans arriver à trouver le courage de lui adresser la parole).
Tu publies une nouvelle dans Vision-Ka, le fanzine officiel. Tu joues alors
tellement à Nephilim que tu t’en dégoûtes. Il faut dire que les suppléments s’empilent,
se contredisent, deviennent bavards, pompeux… La passion du début n’est plus
là. Tu aimais l’occultisme campagnard et historique, tu te retrouves avec des
histoires de thriller international. Les Templiers ont des ogives nucléaires. Le
chômage te prend en traître : tu dois revendre ta collection complète pour
vivoter. Oui, même tes exemplaires dédicacés.
La 3e
édition pointe son nez, mais ce n’est pas ton truc. C’est beau, mais elle te
prend à contre-pied. Les Arkaïms insultent le puriste de la première heure que
tu es. Pourtant, tu comprends leur existence : le background du jeu est
devenu si compliqué avec le temps qu’ils forment un moyen fun et léger d’entrer
dans la danse. Mais non, pour toi, Nephilim, ça se mérite. Fallait être là au
début. La 4e édition ? Pouah, même pas en rêve. T’as tournée la
page.
Le temps
passe. T’y a repensé, de temps à autre, à ce jeu, à ce qu’il t’a apporté
intellectuellement. Oui, oui, intellectuellement, le mot n’est pas trop fort.
Certes, c’est qu’un jeu, mais il a été une bonne excuse pour t’intéresser à
plein de choses. Le nombre de fois où tu t’es promené dans des musées avec
comme justification « Ouais, non, mais c’est juste pour trouver des idées
de stase ». T’as encore une copie du guide Michelin de la Bretagne que tes
joueurs ont utilisé en vrai autour de la table pendant le Souffle. Tu maîtrisais
avec un tarot, à l’époque, genre minimaliste et tout.
Et paf,
voilà-t-y pas qu’une 5e édition voit le jour ? Un de ces financements
participatifs qui s’envole et où le palier de base est obtenu en une heure.
Fini l’édition complète avec des suppléments à tiroir sur le fils du retour du
rose+croix qui était en fait un myste qui se faisait passer pour un Archaïm.
Non, retour aux essentiels : des Templiers, des mystères locaux, de l’occultisme.
C’est un reboot. Des bouquins qui parlent d’ésotérisme mais qui ne le sont pas,
eux, ésotériques. Toi, tu as déjà connu tout ça. Mais les autres, ceux qui ont
toujours été intimidés par le volume pantagruélique de la seconde édition et
qui n’ont pas connu la joie simple d’invoquer des créatures de kabbale et de
distiller une potion alchimique en radotant sur le bon vieux temps (ah, ça, les
conquistadors, ils savaient y faire, eux, je peux vous le dire, j’y étais…).
Eux vont pouvoir y goûter à leur tour. Les chanceux. Mais pas que : si le
financement participatif assure une certaine manne aux auteurs, ils vont
pouvoir continuer à faire vivre la gamme à l’avenir. Car ils ont encore des
idées sous le capot. L’Histoire invisible est riche de possibilité. Bref, c’est
pas juste la nostalgie qui parle, c’est la volonté de repartir sur de bonnes
bases.
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Et d’ailleurs,
nous allons sous peu poser des questions à Fabrice Lamidey, l’un des
co-créateurs du jeu. Aussi, si vous avez des questions à lui adresser, n’hésitez
pas à laisser un commentaire.
Question pour FL : Pourquoi la V4 s'est-elle plantée et pourquoi la V5 ne se planterait-elle pas ?
RépondreSupprimerC'est noté, merci David.
SupprimerQuestion pour FL : Pourquoi la V4 s'est-elle plantée et pourquoi la V5 ne se planterait-elle pas ?
RépondreSupprimerSi on pouvait avoir une idée de ce qui a été apporté comme modifications au d100 pour le rendre plus moderne, ça serait pas mal. La page Ulule est assez claire sur le fluff et la philosophie du jeu mais ne parle pas de l'aspect mécanique.
RépondreSupprimerC'est noté, merci Wlad.
SupprimerQuelques noms de suppléments ont été annoncés et prévus suivant le succès de la participation. Envisagent-ils une gamme fermée revisitant ce qui déjà été publié ? Ou de
RépondreSupprimerde s'autoriser à aborder de nouvelles choses ?
C'est noté, merci Alexis.
SupprimerQuel sera l'approche choisi pour la magie? du Freeform façon couteau suisse ou on reste sur des choses plus conforme et ritualisé pour refléter l'Alchimie et la kabale?
RépondreSupprimerBravo pour ce témoignage. Nostalgique et poétique.
RépondreSupprimerC'est noté, merci Wyatt.
RépondreSupprimerJ'espère ne pas arriver après la bataille.
RépondreSupprimerMais je voudrais savoir ce qu'il en sera des Ar-Kaïms, sont-ils toujours là ? Pourra-t-on les jouer ? Un supplément leur sera-t-il consacré ?
Question s'il n'est pas trop tard...
RépondreSupprimer- Etant donné que Cédric va écrire un super scénar d'intro pour Néphilim Légende et fait donc partie de l'équipe du projet
- Etant donné que Cédric a posé les bases d'une adaptation PbtA de Néphilim (Mnémos !)
- Pourquoi ne pas proposer un palier pour permettre à Cédric de finaliser son projet PbtA (sous forme d'un livret PDF par exp) et offrir ainsi la possibilité d'explorer le jeu d'une façon alternative ?
Il me semble que Néphilim se prête particulièrement bien à une adaptation PbtA, que ça aurait du sens et pourrait intéresser de nombreux souscripteurs (au moins autant que d'autres paliers) :-D
Autant le billet sur Raoul, j'ai du mal a comprendre la démarche et a adhérer, autant celui-la sur Nephilim me touche beaucoup et me donne envie d'applaudir!
RépondreSupprimerJe suis la par hasard (le billet sur Raoul donc) et lire ce qui est peu ou prou un resume de mes debuts de roliste (histoire très similaire, presque trop) ca fait bizarre et ca m'a tout émut :D ...
Merci
Un bon numéro de Vis ma vie. C'est troublant.
RépondreSupprimerBonjour Cédric ! Du coup, tu as pu poser les questions à FL ? Je n'ai pas vu de retour sur le sujet et j'avoue que je trouve certaines questions de tes lecteurs très intéressantes.
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