« Histoire d’un paradoxe, de 1830 à nos jours »
Attention, terrain miné.
Ne vous sentez pas obligés de
lire ce qui suit. Déjà que l’antisémitisme est un sujet délicat, alors suivre
son existence dans la partie du corps politique qui est censée en être exempt… Mais
bon, c’est la faute des discussions d’actualité sur Casus NO. Au milieu des
milliers de messages qui ont occupé cette longue saison électorale, j’y ai vu
passer l’affirmation péremptoire que dans les années 30, seule la droite était
antisémite. Comme je me méfie de tout ce qui est péremptoire et que ça ne
cadrait pas avec mes souvenirs, j’ai voulu en savoir plus et de proche en
proche, je suis tombé sur ce bouquin.
Donc, en route pour un billet
un peu déprimant. Croyez-moi, il aurait pu l’être beaucoup plus si j’avais cédé
à la tentation des citations, mais je ne vois pas l’intérêt de vous pourrir le
moral plus que nécessaire. Disons juste qu’il y a de quoi se taper la tête contre
les murs – et pourtant, certaines de ces imbécillités paralogiques mériteraient
d’être citées afin de se vacciner contre d’autres discours toxiques.
Michel Dreyfus est un spécialiste de l’histoire du mouvement ouvrier, qui a travaillé sur des sujets aussi divers que la CGT ou le mutualisme. Dans cet ouvrage, il restitue les différents visages de l’antisémitisme, des années 1830 à nos jours, et les met en perspective, à la fois par rapport à la société française et à la pensée « de gauche » européenne, ressuscitant au passage des penseurs oubliés, mais qui furent importants, comme Alphonse Toussenel.
Au début de la Révolution
industrielle, l’antijudaïsme chrétien était présent dans toute la société et la
gauche n’en était pas exempt. Vers le milieu du XIXe siècle, on assiste à
l’apparition d’un antisémitisme anticapitaliste qui assimile les Juifs aux
banquiers et à la finance. Il prospère pendant cinquante ans avant de s’atténuer,
en partie parce que la réalité le rattrape (« comment ça, des ouvriers juifs veulent nous
rejoindre ? il existe des syndicats de fourreurs
juifs ? Ils ne sont pas tous riches ? »)
L’antisémitisme racial, beaucoup
plus radical, prend forme à la fin du XIXe siècle. Il recule en
France dès les années 20, triomphe en Allemagne, et disparaît (presque)
complètement après la Seconde guerre mondiale.
Une troisième vague, l’antisémitisme
pacifiste, honnit le Juif « fauteur de guerre » qui rêve de faire
tuer des millions de braves Français pour accomplir des buts occultes. Son
apogée se situant dans les années 30, les buts en question ont généralement à voir
avec la chute d’Hitler. Pour ce qui me concerne, cette forme particulière
d’antisémitisme a été une découverte choquante. Il est vrai que dans
l’entre-deux guerres, le pacifisme était un beau drapeau sous lequel
circulaient pas mal de marchandises louches.
En parallèle, dès les années
30, mais surtout à partir des années 50, apparaît un antisionisme radical qui
bascule volontiers dans l’antisémitisme.
Enfin, révisionnisme et
négationniste émergent peu à peu dans les années 50 et 60, avant de s’épanouir au
grand jour dans les années 80, puis de se diffuser dans le reste du monde où ils
prospèrent encore aujourd’hui.
Cette typologie ultrarapide
ne tient bien entendu pas compte des chevauchements, des retours en arrière, et
des mélanges conceptuels qui naissent dans certains cerveaux dangereusement
brumeux, ni des vicissitudes de l’actualité, qui place telle ou telle forme au
premier plan selon les circonstances. J’ai tendance à penser que les formes
hybrides sont les plus intéressantes à observer, comme on observe des virus qui
mutent pour mieux tuer…
L’auteur remet aussi en
perspective un certain nombre de trajectoires individuelles. Avant de trouver
ce bouquin, j’ai un peu farfouillé sur Internet, et j’ai été interpellé par une
citation de Jaurès aperçue sur Internet, qui affirmait que l’antisémitisme
pouvait être une porte vers le socialisme. Resituée dans son contexte, la
phrase exacte, prononcée par le Jaurès d’avant l’affaire Dreyfus, reprend son
véritable sens et son véritable poids – insignifiant.
Ce qui nous amène à l’affaire
Dreyfus. Tout le monde connaît grosso
modo son histoire. Je ne mesurais pas nettement son impact sur les gauches,
et à quel point elle a contribué à les détourner de l’antisémitisme[1]. Malgré tout, l’antisémitisme
a parfois été utilisé comme une arme dans les querelles internes à la gauche. Les
années 1900 sont occupées par une polémique, l’extrême-gauche accusant L’Humanité d’avoir été financée par les
Rotschild et donc, Jaurès et ses amis socialistes d’être complaisants avec la
Finance. Léon Blum a été dépeint en « Juif belliciste » par ses
rivaux socialistes. Sans être antisémite, le PCF des années 45 à 60 est discipliné,
et par discipline, il ferme les yeux sur l’antisémitisme tout à fait réel de
ses partis frères de l’Est.
L’auteur s’efforce de
démontrer que l’expression de l’antisémitisme serait liée aux conditions
économiques. Avant la Seconde guerre mondiale, il se cale exactement sur les
flux et les reflux d’une xénophobie plus large, qui englobe Polonais et
Italiens et suit de près les cycles d’expansion et de crise. L’antisémitisme
fleurit dans les années 1880 et 1930 et disparaît à peu près complètement dans
les années 20 ou pendant les Trente Glorieuses. Il réapparaît, sous des formes
très atténuées, à partir du milieu des années 1970[2].
Enfin, le long chapitre
consacré à Paul Rassinier et à ses successeurs révisionnistes et négationnistes
montre à quel point certains milieux d’extrême-gauche et d’extrême-droite
finissent par converger, à la fois pour des raisons de personnes et parce qu’il
existe assez de points communs entre les deux mouvances pour qu’un Rassinier écrive
dans des journaux anarchistes sous son propre nom, et dans des feuilles
d’extrême-droite sous un pseudonyme, en racontant à peu près les mêmes choses.
On sort de là un peu écœuré,
mais nettement plus savant qu’à l’entrée, ce qui était l’objectif.
À titre personnel, j’ai quand
même quelques réserves à formuler, mais elles ne m’empêchent pas de conseiller
ce livre.
• Michel Dreyfus se concentre
sur les courants « ouvriers » de la gauche, autrement dit les
proto-socialistes du XIXe siècle, leurs héritiers de la SFIO,
l’extrême-gauche, les anarchistes et les communistes. Les républicains héritiers
des idées de la Révolution sont ignorés, et on se retrouve avec un vide béant à
la place du parti radical, pourtant de gauche, et qui joue un rôle central dans
l’histoire de la IIIe République. C’est dommage.
• Autre angle mort
regrettable, l’exfiltration des personnalités de gauche compromises dans la
Collaboration, au son de « c’est une autre histoire qui ne nous concerne
plus ». C’est commode, mais la Révolution nationale n’était pas qu’un ramassis de ganaches d’extrême-droite,
on y a aussi croisé des gens qui, avant juin 40, étaient incontestablement à
gauche.
• Plus on avance dans le
temps, plus l’ouvrage se concentre sur les organisations
de gauche, leurs publications et leurs controverses, en ignorant les militants
et « le peuple de gauche ». Lorsque ce dernier fait quelques timides
apparitions, ici et là, il se montre le fidèle reflet de la société française,
ni meilleur ni pire.
• Enfin, l’auteur s’arrête
en 2009 sur un constat positif : l’antisémitisme a disparu de tous les
partis de gauche comme de droite, il faut juste rester vigilant et s’assurer
qu’il ne réapparaît pas. Quant à ceux qui s’inquiètent de son retour à la
faveur de la crise, ils en prennent (très courtoisement) pour leur grade. Les
thèses « alarmistes » de Pierre-André Taguieff sont abondamment critiquées…
presque dix ans et une crise financière majeure plus tard, il serait
intéressant de faire un nouvel état des lieux.
Au bout du compte, est-ce que
j’adhère à la thèse centrale du bouquin, qui postule l’existence d’un
antisémitisme à gauche, alors qu’il
serait de droite[3] ?
Pour presque tout le XXe siècle, cela semble une évaluation
raisonnable. Pour le XIXe siècle, honnêtement, c’est moins net,
et ça l’est de moins en moins au fur et à mesure qu’on recule dans le temps.
Quant au XXIe siècle, j’ai l’impression que pour le moment, la
gauche vit encore sur les restes du XXe… mais bon, il reste
quatre-vingt-trois ans avant qu’on puisse tirer le bilan.
(Éditions La
Découverte/Poche, 13 €)
[1] Ce qui n’empêche pas les bouffées d’aigreur
individuelles après l’affaire, du genre « oui, c’est très bien que Dreyfus
ait été gracié, mais on ne fait rien pour les anarchistes emprisonnés, c’est
bien la preuve qu’il n’y en a que pour les Juifs, mais bon, je dis ça, je ne
dis rien, hein ».
[2] Je me méfie un peu de ce cadrage exclusivement
économique. La haine raciale a toujours des soubassements profonds.
[3] Au cas où ça ne serait pas clair dans l’esprit des
lecteurs, le volume de saloperies antisémites proférées et propagées par
certains courants de la droite a été, tout au long du XXe siècle,
incomparablement supérieur aux saloperies antisémites qui circulaient à gauche.
Ce livre s’intéresse aux secondes, mais ne voir qu’elles serait une erreur.
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