Printemps 1933. Le
président Roosevelt vient de récupérer les commandes d’un pays ravagé par la
crise. Même si ce n’est pas son plus gros souci, il n’arrive pas à trouver
d’ambassadeur à envoyer en Allemagne – une Allemagne dotée d’un tout nouveau
chancelier, un certain Adolf Hitler, qui est en train de
« synchroniser » son pays avec les idéaux nationaux-socialistes.
Pressentis pour aller représenter les États-Unis à Berlin, les candidats se
défilent les uns après les autres.
Et voici que William E.
Dodd, professeur d’histoire à l’université de Chicago, sollicite un poste
diplomatique. La carrière l’intéresse assez peu, il a surtout besoin de temps
libre pour terminer d’écrire un livre, et vise des sinécures comme Bruxelles ou
La Haye. Malheureusement pour lui, il parle allemand et a fait une partie de
ses études à Leipzig, à la Belle époque.
Après un recrutement
accéléré, l’infortuné M. Dodd, admirateur de Jefferson et des Lumières, boucle ses valises pour le pays des nazis. Ses
instructions ? Avant tout, veiller à ce que les Allemands remboursent ce
qu’ils doivent à aux États-Unis. Assez loin derrière figurent d’autres priorités,
notamment les agressions contre les citoyens américains ou germano-américains
perpétrée par les SA, et « la question juive ».
En homme de gauche
cohérent, Dodd annonce qu’il ne dépensera pas plus que son traitement[1]
et fait traverser l’Atlantique à sa vieille Chevrolet plutôt que d’acheter une
grosse voiture de fonction sur place. Il embarque donc sous les ricanements de
la presse et le regard sceptique des diplomates de carrière du Département d’État,
qui n’aiment les dilettantes que lorsqu’ils viennent du « bon petit
club » qui a fait les bonnes études avec les bonnes personnes…
Le nouvel ambassadeur ne
part pas seul. Son épouse l’accompagne, ainsi que ses deux enfants, son fils
Bill et sa fille Martha. Mrs Dodd et Bill sont des personnages assez effacés.
Martha, en revanche, est une très forte personnalité, qui mérite d’être connue.
Âgée de vingt-quatre ans, séparée d’un mari banquier, elle rêve d’une carrière
littéraire et vit comme elle l’entend. Aux États-Unis, elle a eu des aventures
avec des écrivains. À Berlin, elle va collectionner les liaisons avec des
personnages beaucoup moins inoffensifs.
Ici, une parenthèse sur la
nature de Dans le jardin de la bête.
Bizarrement publié par Le Livre de Poche sous le label Thriller, c’est en
réalité un ouvrage d’histoire, rédigé par quelqu’un qui a dépouillé la
correspondance et le journal de Dodd père et puisé dans les souvenirs de
Martha, sans oublier de les remettre dans la perspective de la grande histoire.
L’ensemble est solidement documenté, doté d’une copieuse bibliographie et
d’abondantes notes en bas de page. Et comme le « quelqu’un » est
journaliste de formation, tout cela encadre des chapitres courts, nerveux et
concentrés sur un sujet précis. Mais ce n’est pas un thriller.
Arrivés à Berlin à l’été
1933, les Dodd vont y rester jusqu’à la fin de 1937, mais Dans le jardin de la bête ne couvre que la première partie de leur
séjour, jusqu’à l’été 1934 et la Nuit des longs couteaux. Les années qui
suivent la purge des SA sont expédiées en quelques chapitres.
Les Dodd, père et fille,
se retrouvent jetés dans un univers toxique, où le monstre totalitaire dévore
ses premières victimes dans l’indifférence générale – celle des Allemands, et
celle de la très grande majorité du monde extérieur. Leurs trajectoires croisées
sont d’autant plus riches d’enseignements que ce sont de vraies personnes, pas
des personnages de roman. Ils sont donc pétris de contradictions, commettent
des erreurs de jugement et ont des côtés antipathiques, comme tout le monde.
À son arrivée,
l’ambassadeur Dodd pense sincèrement qu’il va retrouver l’Allemagne éternelle,
celle qu’il a connue avant la Grande Guerre, et il est certain que les nazis
seront bientôt remplacés par des gens sains d’esprit. Il passe beaucoup de
temps à les chercher, sans grand succès. Son ambassade est un chemin de croix. Il
peine à trouver un logement[2],
ferraille avec une hiérarchie qui ne l’aime guère, se bagarre avec les
fonctionnaires de l’ambassade qui s’indignent de sa prétention de tailler dans
les dépenses, doit répondre aux protestations allemandes aux manifestations
antinazies aux États-Unis…
Quant à Martha, elle est
franchement séduite par le national-socialisme, d’abord intellectuellement
puis charnellement lorsqu’elle entame une liaison avec Rudolf Diels, le chef de
la Gestapo. Créature de Goering, Diels est l’objet des attentions féroces
d’Himmler, qui veut à tout prix prendre le contrôle de la police secrète. Martha
l’aide dans la mesure de ses moyens, puis elle tombe amoureuse de Boris
Winogradov, un diplomate russe qui se trouve être le chef du poste berlinois du
NKVD… Ayant perdu ses illusions sur le nazisme, elle s’en forge de nouvelles
sur le communisme.
Au bout du compte, leur
présence n’a pas changé grand-chose à ce qui se prépare. Les Dodd rentrent en
Amérique début 1938. Épuisé mais lucide, William Dodd entame une carrière de
Cassandre. Il use ses dernières forces à avertir ses concitoyens qu’il faut se
préparer à la guerre et meurt début 1940, bien avant l’entrée en guerre de son
pays. Recrutée par le NKVD, Martha mène en dilettante une carrière d’espionne
qui lui vaudra des soucis avec le comité des Activités anti-américaines au début
des années 1950. Elle s’exile à Prague, où elle reste jusqu’à sa mort en 1990.
Dans le jardin de la bête n’est
certes pas la lecture la plus riante de l’année, mais il déborde de petits
faits, d’anecdotes et de détails qui restituent le Berlin et l’Allemagne de
l’an I du IIIe Reich tels
qu’ils étaient sous le regard de ses habitants. Quand il s’agit d’examiner
une période historique où tout bascule, nous souffrons de prescience
rétrospective. Nous savons bien sûr,
que personne n’a réussi à faire reculer Hitler, ni à l’intérieur, ni à
l’extérieur, et encore moins à le remplacer. Nous savons bien sûr que l’affrontement entre Hitler et Röhm était inévitable
et ne pouvait que se terminer à l’avantage du premier. Nous savons bien sûr, que le IIIe Reich
connaîtra un Crépuscule des dieux accéléré, et que son millénaire ne durera que
douze ans. Mais rien de tout cela n’était aussi net vu à ras du sol, au rythme
de la vie quotidienne.
Ce petit bouquin est aussi
un plaidoyer en faveur des principes.
À quoi se raccrocher dans un pays assommé par la crise, bombardé par la
propagande[3],
et soumis à des changements à la fois profonds et difficiles à appréhender,
sinon à des principes ? Comment identifier un monstre, quand le monstre a
un air de famille avec nous[4] ?
Comment savoir ce qui était essentiel dans ce qui a disparu lors de la
« mise au pas » de l’Allemagne ? Si l’on n’y regarde pas de trop
près, les gens vivent « presque » comme avant. Certes, ce
« presque » fait l’impasse sur deux cents ans de civilisation, mais
ce n’est pas si visible et
d’ailleurs, est-ce si important ? Il se trouve que oui, c’est important. Dodd
se montre souple par endroits, souvent à mauvais escient, mais il tient bon sur
une poignée d’idées essentielles. Bizarrement, cela le place dans la lignée d’Otto Klemperer,
l’auteur de LTI, dont je vous ai parlé ici, alors que l'ambassadeur et le philologue n'auraient pas forcément eu grand-chose à se dire.
[1] Contrairement aux usages diplomatiques
américains, qui réservent les postes prestigieux à des diplomates jouissant
d’une fortune personnelle qu’ils sont prêts à entamer pour servir leur pays.
Dodd touchera 17 500 $ par an, alors que son prédécesseur en dépensait 100 000.
[2] La résidence officielle de l’ambassadeur ayant
brûlé peu avant son arrivée, Dodd loue les trois premiers étages d’un hôtel
particulier dans Tiergarten – le propriétaire, un Juif, conserve la
jouissance du quatrième étage… ce qui le protège des exactions des SA. Quand il
comprendra pourquoi son loyer était si bas, Dodd sera très mécontent.
[3] Dont l’efficacité reste à démontrer, comme le
montrent les histoires drôles berlinoises de l’époque qui apparaissent ici et
là.
[4] Le Département d’Etat tente de limiter les
protestations antinazies aux États-Unis, en partie pour éviter que l’Allemagne
ne fasse des parallèles dérangeants avec les Noirs américains.
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