L’autre siècle est une curiosité : un exercice d’uchronie rédigé en partie par des historiens, en partie par des écrivains. En France, à ce niveau d’exigence, l’exercice a eu un seul précédent à ma connaissance, la série 1940. Et si la France avait continué la guerre ? Mais 1940 était né d'un wargame, alors que L'autre siècle ne s'arrête pas à l'histoire militaire et institutionnelle.
Dans L’autre siècle, l’armée française est battue sur la Marne en septembre 1914. Paris tombe. Le gouvernement, replié à Bordeaux, demande un armistice, signé à Rethondes le 11 novembre 1914. La Russie ayant été vaincue de son côté, l’Angleterre continue la guerre, avec l’appui des États-Unis. Hors d’Europe, l’Allemagne et ses alliés sont à la peine. Leurs dirigeants comprennent qu’il vaut mieux conclure une paix victorieuse. La Première guerre mondiale s’achève donc fin 1915.
La France paye une facture salée : le Maroc et le Congo deviennent allemands, la Tunisie passe aux Italiens. Toutefois, la guerre n’a tué que 400 000 hommes, un million de moins que dans notre univers. Les dévastations – et les haines – sont infiniment moindres, ce qui permet une réconciliation relativement rapide. Une Union européenne s’organise peu à peu tout au long du siècle, jusqu’à « la grande crise économique de 1989 », qui semble augurer de temps troublés dans les décennies suivantes. Mais l’histoire de ce « court XXe siècle » n’est pas le sujet : la plupart des auteurs restent solidement ancrés dans les années 20 et ne s’autorisent que de rares excursions au-delà, généralement pour suivre le destin d’un protagoniste[1].
Les synthèses des historiens sont plaisantes, parfois un peu arides, mais semées de clins d’œil qui font sourire. Quant aux écrivains, leur contribution prend la forme de petites nouvelles sur le thème « que sont-ils devenus ? » Quelle sera la vie d’un groupe de Poilus lambda qui, dans notre monde, sont restés dans les tranchées ? Si la guerre n’avait pas désorganisé la police, quel aurait été l’avenir de Landru ? Dans un monde où l’Allemagne a triomphé au-delà des rêves les plus fous de ses nationalistes, quelle place peut occuper un petit excité moustachu ? Que deviendra Gandhi dans une Inde soulevée contre l’occupant anglais ? Quelle avant-garde artistique naîtra dans un monde marqué, mais pas ravagé, par la guerre ?
L’autre siècle envoie des coups de projecteur sur un décor immense, bien pensé, et qui relève pour une bonne part de l’illusion. Pour des rôlistes habitués à d’épaisses encyclopédies, c’est déstabilisant, parfois un peu frustrant, mais cela rappelle aussi les vertus du minimalisme. Chacun peut s’emparer d’un passage d’une ligne pour lui donner de l’épaisseur à sa guise. Donner à rêver est un talent bien supérieur à savoir décrire, en définitive.
Un ouvrage dirigé par Xavier Delacroix, avec Stéphane Audoin-Rouzeau, Sophie Cœuré, Pierre-Louis Base, Bruno Fuligni, Quentin Deluermoz, Robert Frank, Benoît Hopquin, Cécile Ladjali, Christian Ingrao, Pascal Ory, Pierre Lemaître, Pierre Singaravélou
Fayard, 22,50 €
[1]Bien sûr, l’exercice a ses limites. J’ai un peu de mal à accepter l’idée que l’Allemagne aurait su dominer sa victoire. Son comportement dans notre univers n’incite pas à l’optimiste, et je suis encore moins sûr des réactions d’une France vaincue.
Un gage de qualité et de sérieux : malgré la thématique, Niall Ferguson ne fait heureusement pas parti des auteurs.
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