Mon dernier billet sur Delta Green commence à dater. Voici donc une présentation rapide des trois sorties majeures de 2019, plus deux scénarios que j’ai eu le temps de regarder d’assez près.
A Victim of the Art
Un court scénario signé Dennis Detwiller, originellement paru il y a vingt ans. Il conviendra à des joueurs débutants, mais sa structure assez ouverte est plus adaptée à un meneur de jeu expérimenté. Trois meurtres impossibles sont commis dans une petite ville tranquille à l’extrémité de Long Island. Au chausse-pied, Delta Green insère les agents une enquête qui n’a rien de fédérale… que du classique, mais que du bon. J’avoue que je ne suis pas allé exhumer mon exemplaire de Countdown pour comparer les deux versions, mais rien ne m’a paru sonner faux dans cette version « années 2010-et-bientôt-2020 ».
16 pages, disponible sur DriveThru en version pdf et papier. De 4,60 € à 13,80 € selon le format
Ex Oblivione
Il était une fois la petite ville de Mustang, au milieu de l’Arizona. Six cents habitants y cuisent à feu doux dans un paysage de western. Et quelqu’un vient de craquer : une famille entière a été massacrée dans un lotissement en bordure de désert. Le ou les meurtriers ont écrit des choses sur les murs avec le sang de leurs victimes. Ces inscriptions alertent Delta Green. Les personnages enquêtent, trouvent des choses dans le passé de la ville et dans celui de Delta Green… puis ce schéma classique et déjà vu cent fois débouche sur quelque chose d’atypique.
Vous savez, ces grands méchants qui tentent leur rituel d’invocation précisément quand les investigateurs sont dans les parages ? Eh bien, ce grand méchant-ci fait exactement ça, sauf qu’il a les moyens de sa politique. La fin de ce scénario de Dennis Detwiller a de fortes chances d’être un bain de sang où les personnages n’auront pas le dessus contre des adversaires inattendus.
Ex Oblivione n’est clairement pas à faire jouer à des débutants à moins que vous n’ayez envie de les écœurer à jamais de Delta Green. En revanche, pour un groupe de vieux de la vieille qui se sentent juste un peu trop à l’aise dans un format « monstre de la semaine », il sera parfait. Dévastateur, mais parfait.
32 pages, disponible sur DriveThru en version pdf et papier. De 4,60 € à 13,80 € selon le format
The Complex
Signé Christopher Gunning et Shane Ivey, ce supplément de contexte de 80 pages regroupe ce qui devait être au départ quatre petits livrets.
Les amateurs y trouveront 21 organisations susceptibles d’accueillir des agents de Delta Green. On y croise des poids lourds comme les garde-côtes ; du très spécialisé, par exemple l’autorité de sûreté nucléaire ; ou du très pointu, comme la NASA. La plus terrifiante de toutes est, bien entendu, l’Internal Revenue Service, qui permettra enfin aux agents de Delta Green de coincer les sectateurs qui ont négligé de payer leurs impôts fonciers sur le lopin de terre isolé où ils enterrent leurs victimes.
Le dernier chapitre nous emmène dans le secteur privé, dans quelques sociétés vivant en symbiose avec le complexe politico-militaro-industriel. Un agent peut y trouver une couverture… ou une semi-retraite digne s’il s’est déjà grillé dans son administration d’origine ou s’il est trop endommagé psychologiquement pour le service actif.
Le format de présentation ne dépaysera pas les propriétaires du livre de règles : pouvoirs des agents, structure, type d’employés, responsabilités de l’agence, rivaux bureaucratiques, conseils de jeu et profils types, tout est là. C’est intéressant et parfois inspirant, mais cela reste de la donnée brute ou presque, trop sèche pour se lire d’une traite.
Si vous estimez que les agences proposées dans les règles ne sont pas suffisantes, ou si vous avez un joueur qui a envie de s’aventurer hors des sentiers battus, ce supplément est pour vous. Sinon, c’est un parfait achat « de deuxième vague », pour quand vous aurez le sentiment d’avoir fait le tour de ce qui est proposé.
80 pages, disponible sur DriveThru en version pdf et papier. De 9,22 € à 27,67 € selon le format
Control Group
Ce recueil de scénarios de 180 pages est signé Greg Stolze et Shane Ivey, deux noms qui, en général sont synonymes de qualité, voire d’excellence. Et comme vous pouvez le voir juste à droite, sa couverture est flippante à souhait.
Sortons-nous tout de suite un truc du système : Control Group n’est pas tout à fait ce que j’espérais quand j’entendais parler d’une campagne d’initiation à Delta Green avec des prétirés. Pour moi, ça voulait dire une histoire simple et centrée sur le FBI, avec un groupe d’agents progressant le long une trame unique. Bref, de quoi mettre en musique toutes les excellentes idées du livre de base.
Au lieu de ça, Control Group propose trois scénarios avec des groupes de prétirés extérieurs à Delta Green, qui peuvent tous se terminer par le recrutement d’éventuels survivants, plus un quatrième pleinement Delta Green, censé fonctionner avec les survivants en question… ou n’importe qui d’autre.
Comme les auteurs n’avaient pas de raison de s’embêter avec la notion de continuité, ces scénarios sont encore plus meurtriers que ce qui passe pour la normale dansDelta Green. 100 % de pertes ? Possible, probable et même souhaitable si vous êtes entre adultes consentants qui savent à quoi s’attendre.
BLACKSAT
Ce scénario de 28 pages ouvre le bal avec un groupe d’astronautes qui participent à l’un des derniers vols du programme des navettes spatiales. Objectif de la mission : emmener en orbite une paire de gugusses absolument pas préparés aux rigueurs de l’espace, mais qui sont les seuls à pouvoir réparer un satellite top-secret.
Contrairement à ce qu’on dit, dans l’espace, on vous entend très bien crier, en tout cas depuis la salle de contrôle. C’est juste que personne ne peut rien faire pour vous sauver. La première partie du scénario, couvrant les quarante-huit heures avant le vol, a une petite résonance Paranoïa(« voici deux boulets que vous allez emmener dans une mission dont on ne vous donne pas tous les paramètres », ça parlera aux amis de Notre Ami l’Ordinateur). Quant à la seconde, elle est conseillée aux amateurs de huis très très clos, même si j’ai découvert à la lecture que les navettes étaient équipées d’un système d’évacuation d’urgence.
L’ensemble compose un scénario très amusant, avec pile le bon dosage de roleplay et d’interactions pour mon goût, sans parler d’un cadre original.
Night Visions
Ce scénario nous présente en 34 pages une journée merdique dans la vie merdique d’un groupe de troufions stationnés dans un coin merdique du nord de l’Afghanistan. Leur objectif ? Accompagner des diplomates pour sympathiser avec les occupants d’une vallée isolée qui, dit-on, n’aiment pas les talibans.
Soyons honnêtes : la diplomatie à des limites, même soutenue par de gros flingues. En dépit d’une puissance de feu démentielle, il n’est pas du tout certain que le groupe réchappe à cette « prise de contact ».
Je n’ai pas adhéré, mais c’est une pure question de goût. Je ne suis pas trop fan des scénarios militaires, ni des scénarios où l’auteur gloubiboulgue cultures exotiques et cthulhus. En revanche, l’équipe de prétirés est sympa, comme dans « oh, de jolis papillons à qui arracher les ailes ».
Sick Again
Ce copieux scénario de 56 pages se passe en Arizona, où un groupe de chercheurs du CDC est confronté à une épidémie. Il oblige les joueurs à réfléchir dans plein de directions à la fois et contraint les personnages à réagir à des situations auxquelles ils ne sont pas préparés. Le résultat, franchement sympa, semble quand même relativement complexe à gérer : le casting est abondant, et livré avec des feuilles de progression de l’infection, à remplir pour chaque PNJ.
Mon seul petit regret est que cette fois, les prétirés sont tout juste esquissés, alors qu’ils étaient très détaillés dans les deux premiers scénarios. J’admets que cela fait sens dans une optique « initiation », sur le mode « on vous enlève les roulettes, cette fois, c’est à vous de construire vos backgrounds et vos relations plutôt que de jouer des trucs prémâchés ». Mais bon, je trouve ça un peu dommage.
Wormwood Arena
Le scénario final fait lui aussi 56 pages. Il tourne autour d’Harmonic Bliss, une microcommunauté peuplée de zozos apparemment inoffensifs, mais dont les prospectus comportent une rune préhumaine qui allume des clignotants rouges chez Delta Green. Du coup, comme d’hab, les agents sont chargés d’aller voir ce qu’ils font et de faire en sorte qu’ils arrêtent, et vite.
Ce gros scénario ambitieux et bien développé est du très bon boulot, qui donnera sans doute plusieurs séances de jeu intéressantes. Il m’inspire quand même quelques réserves. La première porte sur l’insertion des PJ des groupes précédents – certains aspects de l’affaire pourraient coller à des médecins du CDC. En revanche, les astronautes et les militaires y seront aussi utiles qu’une danseuse classique dans une léproserie. En sens inverse, c’est un scénario très axé « enquête », parfaitement adapté à des agents du FBI… qui brillent par leur absence dans les groupes précédents[1].
Seconde réserve, [ATTENTION DIVULGÂCHAGE] c’est une histoire de secte dont les sectateurs ne sont pas les sicaires d’un Grand Ancien… mais qui se comportent comme tels, ce qui veut dire du point de vue des PJ, tout se passe comme d’habitude.
Enfin, le scénario pousse les joueurs à infiltrer la secte, ce qui garantit presque que les personnages Auront des Problèmes qu’ils n’auraient pas eus s’ils étaient restés en surveillance et avaient enquêté de l’extérieur. [FIN DU DIVULGÂCHAGE] Rien de tout cela n’est réellement problématique, cela dit, et moyennant un peu de travail, il devrait très bien rendre.
Au bilan, Control Group est bon recueil proposant quatre scénarios de qualité, parmi lesquels il est difficile d’établir un palmarès. En revanche, il est moins adapté à l’initiation que je ne l’espérais. À ce jour, le livret de l’écran reste le meilleur point d’entrée dans la gamme.
180 pages, disponible en pdf chez DriveThru, version cartonnée chez Philibert, entre autres. De 18,44 à 47,90 € selon le format.
The Labyrinth
Ce supplément signé John Scott Tynes propose une virée hors de Washington dans une Amérique qui a l’œil torve, l’haleine chargée, des opiacés plein des poches et un flingue à portée de main. On y découvre huit groupes prêts à être introduits dans une campagne de Delta Green au gré des besoins du meneur de jeu. Quatre d’entre eux sont franchement des adversaires, les autres sont plutôt des alliés. « Plutôt » parce qu’en pratique, même les plus sympathiques ont leurs propres projets et leurs propres soucis, et qu’une alliance avec Delta Green a souvent des effets déstabilisants.
En plus de la présentation classique de chaque groupe, où l’on découvre son histoire, sa structure, ses projets, ses méthodes et quelques PNJ, leur description s’achève sur une « mise en mouvement » en trois actes. Pour les alliés, elles tournent autour de : comment va se passer la rencontre avec les joueurs ? Que peuvent-ils en tirer ? Et qu’est-ce qui va gâcher cette belle amitié ? Pour les adversaires, cela ressemble plus au triptyque classique « découverte, escalade, résolution ». Et comme ils n’existent pas dans le vide, des notes envisagent aussi des convergences ou des collisions entre eux.
Oh, avant de monter dans le train fantôme, un truc : John Scott Tynes écrit bien. Vraiment bien. Tout est solidement documenté ou en donne l’impression, les solutions de continuité entre le réel et l’imaginaire sont difficiles à repérer, certaines idées sont réellement dérangeantes et on éprouve une pointe de sympathie pour la plupart des PNJ, même les plus dérangés…
• The Center for the Missing Child est une organisation à but non lucratif qui aide les forces de l’ordre à gérer les disparitions d’enfants. On y croise des psychologues, des criminologues et surtout un paquet de flics à la retraite qui agissent comme consultants. Ils interviennent aussi bien dans des affaires en cours que dans des « cold cases » vieux de vingt ou trente ans. L’arc narratif proposé est noir, très noir, et nous amène sans doute plus près de James Ellroy que de Lovecraft, mais on s’en fout, ça marche.
• The Dream Syndicate est à peine une structure : c’est le bébé d’une étudiante en psycho qui fait de drôles de rêves récurrents et a trouvé des gens comme elle par la magie d’Internet. Ces rêves sont-ils surnaturels ? Que peuvent-ils en tirer ? Cela n’a au fond pas beaucoup d’importance : leur contact avec Delta Green risque de déclencher une chaîne d’événements qui se terminera mal. Entre nous, il n’y a pas des masses de « et ils vécurent heureux pour toujours » dans ce labyrinthe.
• Agent Renko est une organisation… d’une personne, ou plus exactement, le visage d’un groupe plus important, le GRU SV-8, l’homologue russe de Delta Green. Renko est un « allié » dans un certain sens et jusqu’à un certain point, mais dans quel sens et jusqu’à quel point ? Est-il loyal à la Russie ? Prêt à trahir son agence ? Indécis ? Qu’est-ce qui pourrait le faire basculer ? Oh, et bien sûr, il a aussi de petits problèmes personnels, pour lesquels il apprécierait un coup de main des agents. Ce « groupe » est d’un maniement difficile et la structure narrative proposée obligera sans doute à créer un scénario à part entière en Ukraine, loin des bases des agents. Mais le jeu en vaut largement la chandelle.
•The Witness Alliance est une organisation sympathique, qui se consacre à documenter les groupes racistes, antisémites et autres propagateurs de haine. Sous l’impulsion d’un ancien agent de Delta Green devenu professeur à l’université Miskatonic, l’Alliance s’est aussi dotée d’un programme d’étude des mouvements religieux marginaux. On pourrait croire qu’ils sont taillés sur mesure pour alimenter les agents en informations utiles, non ? Eh bien, oui. Mais pas que. L’arc narratif proposé puise dans le background de Delta Green, brasse large… et ramène juste quand il faut la focale sur une histoire purement personnelle. Moins noire que celle du Center for the Missing Child, elle devrait aussi laisser un arrière-goût bien plus amer aux vieux agents.
Les alliés – incertains, fragiles ou de circonstance – étant évacués, passons aux adversaires.
•New Fertility joue sur la thématique « et si le 1 % des plus riche était vraiment en train de devenir inhumain ? » Ce chapitre est intelligemment fait, un peu politique, mais il m’a laissé un peu froid, peut-être parce que les thèmes qu’il brasse sont un peu moins originaux que dans le reste de Labyrinth – ou parce que j’ai déjà fait joujou avec, alors que je recherche en priorité de la nouveauté.
• The Lonely n’est pas exactement un culte, plutôt une menace existentielle qui prospère dans l’aliénation et la solitude. Bien sûr, quand on fait le nébuleux et le psychologique, le Roi en Jaune n’est pas loin. Face au genre de virus mental qu’il propage, Delta Green est à peu près aussi utile que des bombes au naplam pour soigner une épidémie de coronavirus. Les agents devront s’adapter… ou souffrir. À mon avis, The Lonely est de loin le plus réussi des quatre chapitres d’adversaires, mais il sera d’un maniement délicat.
• The Sowers nous présente une petite église protestante traditionaliste ou plutôt quelque chose qui, en surface, y ressemble. Ses membres ont des objectifs tout à fait louables : être solidaires et autonomes dans un monde où les autorités vous laissent tomber, travailler en commun pour le bien de tous… Mieux, ils ont le bon goût de ne pas être prosélytes. C’est juste qu’ils utilisent tous ce petit rituel qui… ah zut, vous verrez bien. Mais c’est abominable. Et pour le coup, j’ai ma dose d’originalité.
• The Prana Sodality est à la fois un adversaire et un mini-sourcebook couvrant un coin perdu de l’État de Washington, un joli coin perdu, qui était encore plus joli avant que des industries polluantes ne cochonnent la terre et les nappes phréatiques au-delà du réparable. La ville est sympa – mais ne buvez pas l’eau du robinet, surtout ! Et tout là-bas, de l’autre côté du lac – pêche interdite à cause des taux d’arsenic – se dresse l’ancien monastère où s’est installé un centre de formation à la médecine énergétique, la Prana Sodality. Sans surprise, leur « médecin énergétique » est susceptible d’intéresser Delta Green.
La nouvelle édition de Delta Green avait fait le ménage dans le background des années 1990 et 2000, dégageant des groupes obsolètes comme la Karotechia ou trop globaux, comme le Culte de la Transcendance. Du coup, les fans se plaignaient d’un manque. Le voilà comblé, et même très largement. Bon, je n’aurais pas craché sur une paire ou même un quatuor de groupes supplémentaires, mais il y a déjà de quoi s’amuser un bon moment.
180 pages, disponible chez DriveThru, de 18,44 € pour le pdf. La version papier est attendue pour mars 2020 ou environ et devrait coûter entre 45 et 50 € selon les caprices du change.
Les autres sorties de 2019
Sont également parus les deux derniers volets de la quadrilogie Future/Perfect, une reprise de l’ancienne édition, et Hourglass, une nouveauté toute récente. Je n’ai fait que survoler Future/Perfect, sans rentrer suffisamment dedans pour en parler et je n’ai pas encore lu Hourglass.
En route pour 2020 !
Tout cela dûment digéré, il ne reste a plus qu’à attendre toutes les jolies choses qui restent à publier sur le Kickstarter de Delta Green (8 bouquins dont une majorité de gros livres), puis celles qui allaient avec le Kickstater de Labyrinth (8 bouquins aussi, mais une majorité de petits livrets). Si l’on tient compte des quelques suppléments non-kickstartés mais annoncés, on arrive à pas loin de vingt livres.
Alors lançons tout de suite les paris : si, dans un an, je fais un billet sur les sorties 2020 de Delta Green, de combien de suppléments pourrais-je parler ? Deux ? Trois ? Cinq ?
[1]Considérant que Wormwood Arena était censé être un scénario indépendant et qu’il a été inclus dans Control Groupassez tard dans le cycle de production, je me demande si ce n’est pas le résultat d’un raisonnement du genre « bon, ce scénario est trop bien pour y faire des coupes et trop gros pour faire un livret, et si on le mettait là ? »
Merci pour ces critiques, j'ai chopé a night at the opera et les scénarios sont vraiment excellents. Je comptais commencer avec ceux du livre de base des années 90, mais clairement ceux là sont bien plus dans l'air du temps.
RépondreSupprimerJe retrouve un peu dunknown armies aussi :)