La maudite guerre, 1407 – 1435
La longue guerre civile qui occupe le premier tiers du XVe siècle est, à pas mal d’égards, le point le plus bas de l’histoire de France. Quelques décennies plus tôt, Jean II était mort prisonnier à la Tour de Londres, laissant un pays démembré et en pleine anarchie à son fils Charles V, mais celui-ci avait procédé à une reprise en main rapide et efficace (à l’échelle médiévale). Disons que cette fois-là, la France avait grillé un joker, et que dans les premières années 1400, elle n’en avait plus…
Dans les années 1390, le jeune roi Charles VI perd la raison. Désormais « absent » par intermittence, il se survivra pendant plus de trente ans… Son conseil gouverne le royaume de manière à peu près cohérente pendant une dizaine d’années. Dans le troupeau d’oncles, de cousins et d’autres parents proches qui le peuplent, deux fortes personnalités s’affirment : Louis d’Orléans, le frère du roi, et son cousin Jean Sans peur, duc de Bourgogne.
Peu à peu, par petites touches à peine sensibles, les désaccords entre Orléans et Bourgogne se changent en conflits. Vers 1400, les deux ducs sont à la tête de deux factions bien identifiées, qui tentent chacune de mener leur politique en neutralisant l’autre. L’année suivante, les Bourguignons marchent en armes sur Paris. Une médiation de dernière minute calme le jeu, mais cette crise ne sera pas la dernière… En novembre 1407, Jean Sans peur fait assassiner Louis d’Orléans, et le conflit larvé devient une guerre ouverte.
Après douze ans de péripéties que G.R.R. Martin ne désavouerait pas, dont un débarquement anglais suivi du cataclysme d’Azincourt, Jean Sans peur sera à son tour assassiné par les lointains successeurs de Louis d’Orléans, poussant son héritier Philippe le Bon dans les bras d’Henri V et prolongeant d’une paire de décennies l’occupation du tiers nord du royaume par « nos anciens ennemis anglois ».
Au-delà de l’histoire événementielle, l’auteur a le mérite de nous montrer que la politique de la fin du Moyen Âge n’est pas qu’une histoire de batailles et de cousinages. En fait, elle a des côtés étrangement modernes, surtout du côté des ducs de Bourgogne. Jean Sans peur et Philippe le Bon mènent une politique de communication avec les bonnes villes du royaume qui ressemble bougrement à des campagnes de propagande ciblées. Après l’assassinat du duc d’Orléans, Jean Sans peur mobilise les intellectuels de l’université de Paris pour qu’ils repeignent un assassinat politique bien sale en héroïque tyrannicide. À force de suivre le sens du vent, nombre d’éminents penseurs parisiens finiront en exil dans la France anglaise, à commencer par un certain Pierre Cauchon… Le duc Jean investit aussi le terrain de la démagogie antifiscale, toujours porteur, mais il s’y fait déborder par de plus énervés que lui, et finit par massacrer des soutiens devenus encombrants…
Quant aux Orléans, un mariage en fait le parti armagnac, avant qu’une cascade d’événements improbables ne le transforme en parti du dauphin Charles puis, après la mort de Charles VI, en l’un des deux gouvernements du royaume, l’autre étant celui d’Henri VI de Lancastre, roi de France et d’Angleterre. Même distraits et nuls en histoire, on sait tous que le « gentil dauphin » a gagné à la fin, mais à la lecture, on se rend compte à quel point rien n’était écrit d’avance.
Les amateurs d’uchronie noteront que Charles de Ponthieu, le dernier fils du roi fou, n’était absolument pas destiné à régner. Aux moments les plus apocalyptiques de la crise des années 1410, c’est son aîné Louis de Guyenne qui est dauphin. Il meurt à dix-sept ans et passe le relais au puîné, Jean de Touraine, qui trépasse peu après… On aperçoit en Louis de Guyenne une personnalité qui commençait à s’affirmer, et on se prend à rêver d’un duel entre Henri V et un « Louis XI » qui aurait réussi à pacifier le royaume. À la place, on a eu Charles VII, ses favoris, ses silences et ses hésitations…
Pour en revenir à notre réalité, Armagnacs et Bourguignons a le mérite de remettre en évidence une guerre civile assez souvent occultée par les péripéties de la guerre de Cent ans, qu'elle nourrit et amplifie. L'une et l'autre sont étroitement imbriquées, et sont difficilement compréhensibles si l'on essaye de les isoler - l'histoire de Jeanne d'Arc, capturée par les Bourguignons et livrée par eux aux Anglais, en atteste.
Il offre aussi quelques histoires « au ras du sol » puisées dans les archives judiciaires du temps. Oyez l’aventure des soldats sans emploi qui tentent de rançonner un village et capturent le curé ! Scandalisé, l’un de ses paroissiens, lui-même ancien soldat, réunit une bande d’amis et intervient au moment où le curé se fait tabasser pour lui faire cracher ses économies. Les villageois tuent plusieurs brigands et mettent les autres en fuite. Ils s’engueulent un peu sur la revente des chevaux et des cottes de mailles, d’autant que les chevaux avaient été volés et que leurs propriétaires légitimes les réclament depuis le village voisin… Une fois tout ça arrangé à la satisfaction à peu près générale, tout le monde va quand même chercher une amnistie auprès des autorités, au cas où les brigands tués auraient été nobles ou importants…
Raconté comme ça, ça ne semble qu’à moitié sérieux, sauf bien sûr pour les morts et le curé torturé. Mais imaginez des milliers, voire des dizaines de milliers, d’incidents de ce genre à l’échelle du royaume pendant une génération ou deux. La guerre armagnacs-bourguignons se déroule sans vrais fronts, implique des soldats qui vivent sur le pays, ne met pas forcément en lumière des adversaires bien clairs parce que certains chefs de guerre changent d’employeur comme de chemise et que d’autres servent « d’éléments incontrôlés » faciles à désavouer… bref, pour les civils, l’ambiance devait quand même être plus proche de La Chair et le sang que de Thierry le Fronde.
Le chaos survivra une bonne décennie à la fin officielle de la guerre civile. Quant aux Anglais, ils s’incrusteront en Normandie et en Guyenne jusqu’aux années 1450, mais c’est une autre histoire. Celle de « la maudite guerre » s’arrête en 1435, lorsque le duc de Bourgogne quitte le camp anglais pour rejoindre – prudemment, avec des réserves et moyennant de nombreuses compensations – celui de Charles VII. Le roi cesse soudain d’être le « soi-disant dauphin » pour redevenir son « bien-aimé cousin et beau-frère ».
Comme le fait remarquer un capitaine bourguignon présent aux négociations « bien fol était celui qui en guerre se boutait et se faisait tuer pour les singulières volontés des princes et des grands seigneurs. Quand il leur plaît, ils se réconcilient et alors, il advient que ceux qui les ont servis restent pauvres et détruits. » Pas mieux, et ça vaut pour tous les temps et tous les pays.
La France du début du XVe siècle est un cadre de campagne tout prêt. Si vous êtes joueur ou MJ de Joan of Arc, ce petit bouquin est une mine d’informations. Le mélange de guerre sordide, d’intrigues entre grandes maisons nobles, de mysticisme autour d’une pucelle illluminée et de marchandages au ras du sol se prête à bien des transpositions. Les ducs de Bourgogne qui achètent des fidélités en distribuant des fûts de vin de Beaune pourraient aussi bien être des princes nains distribuant des cottes de mailles en mithril, ou des Harkonnens assis sur les stocks d’épice d’Arrakis.
Éditions Perrin, collection Tempus, 10,20 €
Magnifique, il me le faut. Merci hein ! ^^
RépondreSupprimerMerci pour cette passionnante description de ce livre !
RépondreSupprimerBonjour Tristan, s'il s'agit bien de l'exemplaire que je t'ai passé il y a pratiquement 4-5 ans, ça laisse songeur sur ta pile de lecture en attente :)
RépondreSupprimerTrès bon souvenir de ce bouquin pointu et synthétique, notamment les extraits contemporains du Journal d'un Bourgeois de Paris qui se lamente à raison sur son temps. Il me semble de mémoire que tu avais chroniqué ce Journal dans les Inspis Universalis d'antan.